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4387 mars 2006 — Le 2 mars, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev fêtait ses 75 ans. Il s’est manifesté par quelques considérations sur l’expérience qu’il a recueillie alors qu’il conduisait l’URSS, de mars 1985 à décembre 1991.
Poutine a salué Gorbatchev sous le titre ambigu et incertain de “père de la démocratie russe”. En même temps (le 1er mars), Vaclav Havel avait placé une de ses offensives anti-russes dont les Américains ont le secret, impliquant curieusement Gorbatchev : l’ancien président tchèque a publié le 1er mars une lettre collective (à l’occasion de la visite de Poutine en Tchéquie) dénonçant le retour de l’autocratie en Russie et la guerre de Tchétchénie (« La guerre dissimule la nouvelle installation d'un pouvoir centralisé et sans limite »). Il était annoncé que Gorbatchev était un des signataires de cette lettre. Le 5 mars, à la TV russe, Gorbatchev démentait avoir signé cette lettre.
L’ambiguïté reste un des traits décrivant le plus souvent Gorbatchev et le gouvernement de Gorbatchev entre 1985 et 1991. Selon son ancien porte-parole, Andreï Gratchev, auteur du Mystère Gorbatchev (2002), « Gorbatchev a voulu réformer le système pour le sauver mais a été obligé, en fin de compte, de sacrifier le système pour sauver l’État ». Cette appréciation est discutable dans la mesure où il est avéré que “le système” c’était le Parti (PC de l’URSS), et que le Parti c’était l’État. En suivant l’idée de Gratchev, nous dirions plutôt que Gorbatchev a certes voulu sauver le système mais qu’il a été obligé, en fin de compte, “de sacrifier le système pour sauver la nation russe”. L’Histoire pourrait bien reconnaître que Poutine lui donne raison quinze ans après, car c’est bien grâce à la sauvegarde de l’idée de nation russe que la Russie peut prétendre à nouveau jouer un rôle aujourd’hui, avec les moyens du bord.
D’une façon générale, il n’est pas sûr que l’“œuvre intérieure” de Gorbatchev soit l’aspect le plus remarquable de son action. Gratchev parle du “chaos créateur” pour caractériser la politique de Gorbatchev en URSS. On appliquerait plutôt ce terme lui-même ambigu et soumis à un nombre honorable d’interprétations contradictoires au traitement qu’appliqua Gorbatchev aux relations est-ouest. Le résultat essentiel est résumé par la phrase de Gregoryi Arbatov (alors directeur de l’Institut des Etats-Unis et du Canada de Moscou) à un journaliste de Newsweek, en mai 1988 : « Nous allons vous faire quelque chose de terrible, nous allons vous priver d’ennemi. » A notre sens, il faut aller bien plus loin. Arbatov aurait pu poursuivre en s’adressant cette fois aux Occidentaux en général : “Nous allons vous faire quelque chose de terrible, nous allons vous révéler le vrai visage des Etats-Unis.”
D’une façon générale, on peut constater une très grande amertume chez l’ancien secrétaire général du PC de l’URSS. Cette amertume colore les jugements qu’il porte, essentiellement, sur l’attitude politique des Occidentaux ; elle n’empêche certainement pas la lucidité, qui reste un des traits qu’on retrouve dans le jugement sur la politique internationale de Gorbatchev. L’amertume de Gorbatchev est un commentaire d’humeur de Gorbatchev pour caractériser la situation politique que sa lucidité mesure.
Voici certaines de ses réactions autour de ses 75 ans.
• « Certains en Occident voudraient que la Russie soit à moitié étouffée, constate-t-il. La Russie avec son énorme potentiel intellectuel et militaire, et propriétaire de 42 % des réserves naturelles mondiales, fait peur à l'Occident, et même nos amis craignent aujourd'hui une renaissance de l'Empire russe. »
• Gorbatchev dénonce « …un complexe de supériorité des Etats-Unis. Cela répond aux intérêts de nous tous que cet immense pays d'Amérique sorte de cette maladie ».
• Gorbatchev considère comme une erreur la publication au Danemark et dans d’autres pays européens des caricatures de Mahomet. Son commentaire situe le niveau de la chose et va peut-être assez loin dans la dérision et la futilité pour en situer l’esprit : « Visiblement la vie des Danois est trop tranquille et ils en avaient assez de s'ennuyer. »
• L’historien russe Anatoli Outkine a fait quelques commentaires sur l’amertume de Gorbatchev, pour AFP. « Gorbatchev est profondément déçu par l'Occident et surtout par Washington qui n'a presque rien réalisé de leurs promesses après toutes ses concessions ».
• Outkine avance deux des principales causes de l’amertume de Gorbatchev : « Gorbatchev se rappelle bien que Washington lui avait alors promis de ne plus avancer vers l'Est la frontière de l'OTAN » (il s’agissait, précise Outkine, de « promesses verbales »). Gorbatchev « voit également que l'Occident n'a pas tenu ses engagements officiels, dont celui prévu par l'accord signé à Vienne en octobre 1990 sur la création d'une Europe sans alliances: le Pacte de Varsovie a bien disparu, mais pas l'OTAN. »
Tout cela, notamment les précisions de Outkine concernant les promesses verbales et écrites à propos de l’équilibre à respecter en Europe, est parfaitement exact. Cette politique occidentale était bien connue à l’OTAN dans les années 1989-91. Le ministre des affaires étrangères Chevardnadze avait trouvé en avril 1990 le terme “Sinatra Doctrine” se référant à la chanson “My Way” du chanteur américain, pour signifier que chacun, en Europe, désormais, suivrait sa propre voie. C’était une conception libératrice du “sortir de Yalta”. Rien ne s’est passé de la sorte : le système américano-atlantiste s’est engouffré dans la brèche pour pousser jusqu’aux frontières de la Russie, suivi en cela, toujours avec l’aveuglement habituel, par l’Union Européenne. Ce faisant, on suivait, tout aussi aveuglément, une politique de “revanche” qui interdit tout équilibre et toute harmonie en Europe.
C’est le contraire des conceptions classiques et pérennes de la diplomatie, dont l’exemple archétypique est le Congrès de Vienne de 1814, décidant que la France vaincue garderait pourtant l’essentiel de son poids géographique et stratégique en Europe. Pourtant, les ambitions ne manquaient pas, notamment du côté du tsar Alexandre qui dominait la coalition avec le rôle essentiel qu’il avait joué dans l’affaiblissement décisif de Napoléon.
L’esprit de Talleyrand triomphait, esprit ennemi des conquêtes et ennemi de l’ingérence. « La véritable primauté, la seule utile et raisonnable, la seule qui convienne à des hommes libres et éclairés, c’est d’être maître chez soi et de n’avoir jamais la ridicule prétention de l’être chez les autres » (1792). Sur les questions soulevées par la liberté, qu’on respect ou qu’on impose, Talleyrand pouvait écrire ceci en 1807 : « Je persiste dans l’opinion qu’il est de la nature d’un État libre de désirer que les autres peuples soient appelés à la jouissance d’un bien qui, une fois répandu, promet à l’Europe, au monde, l’extinction d’une grande part des querelles qui le ravagent… » Bien entendu, il s’agit de s’entendre, car ce qui importe est la dynamique et la forme d’acquisition de la liberté, et non la liberté elle-même ; ce qui s’énonce comme ceci, qui pourrait servir d’épitaphe à l’aventure irakienne : « Le système qui tend à porter la liberté à portes ouvertes chez les nations soumises est le plus propre à la faire haïr et à empêcher son triomphe. »
Bien entendu, nous sommes bien loin d’une telle sagesse et Gorbatchev a été bien fou d’y croire un tant soit peu. Le système américaniste n’a pas montré plus de sagesse que le système communiste, avec bien moins de raisons pour l’en excuser. Son destin en Europe, en apparence triomphant, est d’y faire perdurer les tensions et les antagonismes, — ce qu’on croit, curieusement, être une habile manœuvre de “division des adversaires”, — et là, tout est dit, en effet, puisque la manœuvre n’est habile que si les Européens sont considérés comme adversaires par les américanistes, ce qui implique un désastre stratégique pour les seconds. Au bout du compte, cette tension permanente finira par épuiser les américanistes eux-mêmes, qui perdront tout là où ils auraient pu conserver beaucoup avec un peu de sagesse à-la-Talleyrand.