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20378 juillet 2008 — Les négociations pour un “traité” entre Washington et le gouvernement irakien mis en place sous les auspices tutélaires de Washington se poursuivent, – de plus en plus mal, merci. Il s’agit au départ, selon les conceptions US, d’un “traité” type-brejnévien, d’amitié et d’assistance dans le plus pur style soviétique, garantissant par une légalité douteuse et d’apparence une présence militaire US massive en Irak. C’était dans tous les cas l’intention de départ de Washington, avec des prétentions rocambolesques (plus de 50 bases US, latitude complète des forces US de faire ce qui leur plaît en Irak, immunité légale pour les forces US et leurs mercenaires appointés, pourvu qu’ils soient de nationalité US); il s’agissait d’un texte classique issu du mécanisme bureaucratique d’un pouvoir fractionné, où chaque pouvoir introduit ses propres exigences sans qu’aucune autorité centrale n’apprécie la validité de l’ensemble. Au bout du compte, on y retrouvait les mêmes caractères d’égoïsme, de brutalité, d’aveuglement autiste de la machine américaniste. Très vite, les négociations ont pris mauvaise allure.
Le dernier épisode est une sensation. Le Premier ministre irakien Maliki a annoncé qu’il demandait un calendrier de retrait des forces US d’Irak, – ce qui revient, on le comprend, à demander un retrait US. La déclaration de Maliki:
«The current trend is to reach an agreement on a memorandum of understanding either for the departure of the forces or a memorandum of understanding to put a timetable on their withdrawal.»
Constat: il n’est plus question de “traité” ou de tout autre texte à caractère pseudo-fondamental, mais bien d’un MoU, ou Memorendum of Understanding, texte impliquant des engagements contractuels temporaires, avant des textes plus fondamentaux. A cette lumière, la perspective d’un “traité” semble de plus en plus s’éloigner. Voyez cette déclaration d’un dirigeant chiite parlant du SOFA (acronyme désignant le “traité”: Status Of Force Agreement), rapportée le 6 juillet par la radio (US) NPR:
«“SOFA is far away, very far away,” says Sheik Jalal al-Din al-Saghir, a senior Iraqi lawmaker with the Supreme Iraqi Islamic Council. “It will take a very long time to negotiate, probably one or two or three years or even more.”»
Il n’empêche que dans le cadre d’un texte aussi transitionnel qu’un MoU, Maliki demande une mesure définitive, – un calendrier du retrait des forces US. Robert Dreyfuss, de The Nation, développe, le 7 juillet, une explication complexe de la position des Irakiens. Il y implique la prise en compte de toutes les forces qui jouent un rôle en Irak, – sauf les USA, bien sûr: l’Iran, l’Arabie, les Emirats, les sunnites et les chiites, etc.
«Don't think for a minute that Maliki, or his Shiite allies, want the US forces to leave. But they are under a lot of pressure. First of all, they are under pressure from Iran, whose regime remains the chief ally of the ruling alliance of Shiites, including Maliki's Dawa party and the powerful Islamic Supreme Council of Iraq (ISCI), led by Abdel Aziz al-Hakim. Iran's goal is to neutralize Iraq as a possible threat to Iran, and Iran's leaders are pressuring Maliki and Hakim to loosen their reliance on the United States. Interestingly, Maliki reportedly told President Bush personally, in a video teleconference on Friday, that the United States cannot use Iraqi territory to attack Iran, and he added that “fomenting tension in the region and pushing for military action against Tehran could wreak havoc on the entire region, including Iraq.”
»Maliki is also under pressure from a broad coalition of Iraqi nationalists, from angry, disenfranchised Sunnis to Muqtada al-Sadr's movement.
»But Maliki's statement is a big deal. At a minimum, it presents an enormous problem for Bush and John McCain, who are arguing for an indefinite US stay in Iraq til “victory,” and who oppose a timetable. True, Maliki seems to be linking his timetable to Iraqi military success, which is not too different from the Bush-McCain formula. But inside Iraq, the pressure is building day by day for a US withdrawal, and Maliki is by no means in control of the process. The fact that both Iran and Sunni nationalists, who are on a collision course, agree that US forces need to leave Iraq, only means that pro- and anti-Iranian factions will settle their differences (either by peaceful diplomacy or by violence) once the United States is gone.
»Another factor is that Maliki, who is visiting the United Arab Emirates, is working hard to gain the support of the Sunni-led Arab regimes for his shaky coalition. The UAE and Jordan have both announced that they will be sending ambassadors to Baghdad, and King Abdullah of Jordan will himself make a visit to Baghdad soon, the first by an Arab head of state since the US invasion.
»Despite US bungling, it seems increasingly likely that Iran and Saudi Arabia are working behind the scenes to negotiate a Shiite-Sunni accord in Iraq, but both Tehran and Riyadh will want it conditioned on a US withdrawal.»
Quoi qu’il en soit de cette analyse générale, on observera que Maliki, dans cette description qui correspond à la réalité des rapports des forces en Irak, prend en compte toutes les forces politiques, directes ou indirectes, s’exerçant en Irak, sauf celle des USA. Au contraire, le facteur US est perçu comme antagoniste et déstructurant, c’est à lui qu’il faut imposer certaines restrictions (et non le contraire, qui aurait du découler du processus initial: Maliki installé comme “marionnette” des USA, agissant pour imposer les exigences US aux forces politiques actives en Irak). Le paradoxe, lorsqu’on songe que ce sont les USA qui sont en principe les machinistes de la situation actuelle, est que la description va jusqu’à décrire Maliki et les chiites irakiens comme forcés de contenir leur propre éventuel penchant favorable au maintien des forces US en Irak.
Cela nous conduit à une interrogation plus générale, dont l’actuelle attitude de Maliki n’est qu’un exemple. L’attitude de Karzaï, pour l’Afghanistan, est un autre exemple du même phénomène, qui conduit les “marionnettes” que les USA installent à la tête des pays conquis à prendre, à mesure de l’exercice de leur gouvernement, des positions de plus en plus nationalistes, de plus en plus antagonistes des USA, jusqu’à devenir un obstacle majeur pour les USA dans le pays conquis. Nous parlons principalement de l’Irak et de l’Afghanistan, par la force des choses, mais d’autres cas existent.
Les conquêtes soi disant “impériales” des espaces extérieurs par les USA sont paradoxales. Elles sont faites avec la plus extrême violence, avec le cynisme le plus affiché, mais un cynisme qui s’exprime le plus souvent par l’indifférence, c’est-à-dire l’ignorance des réactions engendrées par cette violence, et plus généralement l'ignorance de l'autre par indifférence et, d'ailleurs, impuissance d'en connaître là-dessus. (Il s’agit du même processus de déshumanisation qu’on relève par ailleurs pour les adversaires, à l’œuvre ici pour tout le monde dans l’espace occupé.)
Les “marionnettes” (dirigeants du pays conquis, initialement à la solde des USA) sont choisies selon un processus affiché de complet mépris pour la souveraineté des espaces conquis, avec un interventionnisme grossier, des exigences sans le moindre aménagement de forme, sinon un vague discours du type bouillie pour chat, psalmodié selon les thèmes sempiternels de la démocratie et des droits de l’homme, et semblant ainsi étrangement détaché des réalités de l’occupation, et sans aucun effort de la part du discoureur pour réduire ce travers. Puis les “marionnettes” se transforment jusqu’à devenir incontrôlables.
Il ne s’agit pas du cas habituel des conquérants dans cette sorte de situation. Il y a, chez les Américains, quelque chose de spécial, qui transforme par l’action engendrée les “marionnettes” en des partisans sérieux des intérêts nationaux des pays dont la souveraineté est foulée aux pieds par eux-mêmes (les Américains). L’explication n’est certainement pas individuelle, dans une soudaine vertu qui se révélerait chez les “marionnettes”. Le processus est trop systématique pour cela, il révèle une tare fondamentale chez l’occupant; une sorte d’impuissance à “occuper” de façon efficace. Les précédents allemand et japonais de 1945, si souvent cités par les idéologues US, sont des faux exemples, dans la mesure où ils dépendent d’un écrasement absolu de l’adversaire, impliquant d’anéantir complètement le sentiment de souveraineté chez lui; il s’agit effectivement d’une situation de tabula rasa qui permet aux USA d’installer une situation de facto américaniste où le fonctionnement de la machine américaniste devient efficace (comme elle l’est à Washington même). Ce ne fut pas le cas, ni en Irak, ni en Afghanistan ni dans d’autres conflits du genre, ni dans les conflits en général, parce que les conditions apocalyptiques de la fin de la Deuxième Guerre mondiale (avec la vertu US et le caractère maléfique des adversaires à leur zénith) ne sont pas réunies et restent des exceptions tout à fait spécifiques, des exceptions jouant leur rôle habituel de confirmation de la règle. (Bons princes, on ajoutera que la machine américaniste fonctionnait beaucoup mieux en 1945 qu’elle ne le fait aujourd’hui.)
Face aux nécessités de transiger malgré la brutalité de son action, la machinerie américaniste devient un processus qui accumule les erreurs. Ses travers s’y révèlent en pleine lumière, notamment son incapacité à appréhender une situation d’une manière synthétique; chaque centre de pouvoir y intervient selon ses intérêts immédiats, sans souci de l’ensemble.
• L’action US est effectivement très brutale, mais de cette façon fractionnée qu’on suggère. Chaque pouvoir (le Pentagone, les services de renseignement, le département d’Etat, etc.) affirme avec brutalité ses positions pour ses intérêts et est indifférent aux restes. Ainsi, l’action brutale, souvent cruelle et humiliante, n’empêche pas l’installation et le développement de vastes domaines de laxisme extrême où les communautés occupées et leurs dirigeants retrouvent une complète liberté d’action.
• A côté des actes de répression féroce, il y a donc, en Irak et en Afghanistan, des actes tels que des accords locaux déléguant le pouvoir, la “location” du soutien de certains groupes, etc., qui redonnent un plein pouvoir à des structures locales et nationales. Le résultat général est qu’on suscite le ressentiment tout en permettant à ceux qui l’éprouvent de disposer d’instruments structurels qui transforment ce ressentiment en exigences politiques structurées, difficiles sinon impossibles à contenir.
• Ainsi, au lieu de “pacifier” le pays à l’avantage du conquérant, on le “pacifie” contre le conquérant. Le résultat est la situation actuelle en Irak, où le volume des violences et des troubles a effectivement baissé d’une façon manifeste mais qui est extraordinaire par le contraste qu’elle présente. D’un côté, un arbitraire complet des forces US, évoluant comme elles le veulent, comme en “pays conquis” par le fer et le feu, avec le cortège de maladresses et d’erreurs qu’on connaît, et l’entretien du ressentiment et de l’hostilité qu’on imagine. De l’autre, des pouvoirs locaux et nationaux presque autonomes, entretenant leur propre diplomatie nettement autonome, voire hostile à la diplomatie US; avec des forces de sécurité de plus en plus autonomes, et cultivant le soupçon vis-à-vis des forces US. Comme on le comprend, les deux phénomènes s’opposent et s’exacerbent l’un l’autre, si bien qu’effectivement la “pacification” dont les USA ont besoin ne peut se faire que contre les USA.
• Le résultat est la transformation des “marionnettes” en dirigeants coincés dans une obligation de résistance, voire de surenchère face au “parrain” devenu encombrant, et sacrifiant d’ailleurs à ce rôle avec une joyeuse alacrité. Nous avions déjà vu ce phénomène sous une autre lumière (voir “l’impasse des marionnettes”). On en voit la marque dans la position de Maliki dans ces négociations comme dans la position de Karzaï en Afghanistan, illustrée par ses déclarations récentes que peu de dirigeants “libres” se permettraient par rapport aux USA.
On retrouve d’une façon générale l’impuissance US à accepter l’existence de quelque chose hors de la sphère et de la spécificité américanistes, cette impuissance à concevoir que quelque chose de différent existe hors des normes américanistes; avec la psychologie américaniste bloquée et enfermée elle-même, sans la moindre capacité de concevoir l’existence d’une autre psychologie qu’elle-même. Cette impuissance générale s’ajoute à la vision fractionniste du système, incapable d’embrasser une situation dans sa richesse synthétique, s’exprimant dans les différents processus bureaucratiques sans liens de cohésion et de coordination entre eux qui caractérisent la dynamique de la machine. Le résultat est que l’action US, hors des normes apocalyptiques qu’on a signalées plus haut (Allemagne et Japon en 1945), ne peut que fabriquer dans le pays occupé des normes anti-US fondamentales.
L’action US sécrète nécessairement l’anti-américanisme comme fondement psychologique de l’attitude des espaces conquis vis-à-vis des USA, y compris chez les “marionnettes”, conduisant rapidement à une politique de plus en plus anti-américaniste. D’une façon générale, cette action US doit être définie comme absolument anti-civilisatrice, au sens civilisateur où l’on pouvait entendre, a contrario, certains actes de conquête réussis. Cette action, par sa brutalité, son aveuglement jusqu’à la sottise, sa déshumanisation systématique, définit ce qui doit être considéré comme le modèle presque achevé et proche de la perfection d’une barbarie postmoderniste, de la post-modernité comme phénomène de plus en plus défini comme “d’après la civilisation”, – ou, si l’on veut, la modernité portée à la conséquence extrême de sa logique qui est de rejeter tout ce qui n’est pas soi, avec de plus en plus de violence à mesure que “tout ce qui n'est pas soi” persiste à exister.
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