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En quelques mois, c’est non seulement la puissance américaine qui est mise en question dans l’affaire irakienne, c’est aussi le modèle de civilisation qu’offre, que propose, qu’impose même cette puissance. Les signes à cet égard sont de plus en plus évidents et de plus en plus pressants.
Il s’agit moins d’être anti-américain, — cette espèce d’horrible chose qui révulse tout intellectuel et moderniste bien né et déclenche en général une nausée inextinguible, — que de constater le développement structurel d’une attitude intellectuelle beaucoup plus sérieuse : l’anti-américanisme (ou encore, l’hostilité à l’américanisme en tant que doctrine, et non l’hostilité aux Américains eux-mêmes, attitude aussi stupide que d’avoir été hostile aux Russes lorsqu’on était anti-communiste au siècle dernier).
Ci-dessous, nous présentons trois aspects actuels de l’américanisme et de l’anti-américanisme qui font penser que nous sommes effectivement en train de passer d’une situation conjoncturelle à une situation structurelle.
La question de la torture a été révélée aux USA avec le scandale de la prison d’Abou Ghraib, à la fin avril. Depuis, diverses enquêtes ont été menées et des rapports ont été écrits. Deux d’entre eux viennent d’être rendus publics, l’un du Pentagone, l’autre d’un ancien secrétaire à la défense, James Schlesinger.
Le Guardian a consacré son éditorial d’hier à cette question des deux rapports sur la torture.
« It was only last month that the US army formally asserted that the abuse of Iraqi prisoners in Abu Ghraib prison consisted of “aberrations” that could not be put down to systemic problems. This week, however, two official reports have painted a more disturbing picture. The reports, one for the Pentagon chaired by the former defence secretary James Schlesinger, and the other for the US army by Generals George Fay and Anthony Jones, describe a situation in which the mistreatment of Iraqi prisoners was more extensive than previously acknowledged and in which military leadership was found seriously wanting.
» The abuses sadly bear repetition. Forced nudity was common, the generals' report confirms, and stemmed from the importation to Abu Ghraib of techniques used in Afghanistan and at Guantánamo Bay. “They simply carried forward the use of nudity into the Iraqi theatre of operations,” General Fay observes. Prisoners were frequently stripped and hooded, then left in extreme heat or cold for hours. One detainee was handcuffed naked and forced to crawl on his stomach as US soldiers urinated and spat on him; later he was sodomised. The importation process from Guantanamo also led to the use of dogs to frighten prisoners. In one case, US military personnel held an unmuzzled dog within inches of two naked and screaming teenage Iraqis and discussed whether the prisoners could be terrified into losing control of their bowels.
» These were acts of “brutality and purposeless sadism”, Schlesinger says. The abuses continued for several months. They were not, the report stresses, “just the failure of some individuals to follow known standards.” Generals Fay and Jones confirm that. At least 34 US officers, including the two most senior figures in US military intelligence at Abu Ghraib, are implicated in at least 44 cases of recorded abuse over a period of at least six months, they found. Some of them took place during interrogations. “There were a few instances where torture was being used,” General Fay told a press conference this week. The causes of the culture of abuse were many, he said. They ranged from “morally corrupt soldiers and civilians” to lack of discipline at several levels and “a failure or lack of leadership by multiple echelons”. Mr Schlesinger goes even further: “institutional and personal responsibility at higher levels” was involved, he found. The context of everything that happened at Abu Ghraib was the Pentagon's strategic error of assuming “benign stability” in post-invasion Iraq. The failure to anticipate a major insurgency, and to adapt when it occurred, were fundamental. »
Ce que nous disent ces deux rapports, c’est d’abord et avant tout l’existence d’un profond désordre dans les rangs de l’institution américaniste (l’armée) dont on devrait attendre au contraire qu’elle soit la plus disciplinée de toutes, — et l’institution qui a été choisie pour être le fer de lance de la nouvelle politique expansionniste de l’américanisme. Cette question est d’ailleurs déjà posée dans une autre circonstance, qui a été récemment éclairée, à propos des attaques de Falloujah et de Najaf. On a eu la révélation que ces attaques, dont l’effet stratégique (catastrophique pour les USA) a été considérable, ont été décidées au plus bas échelon possible de la hiérarchie responsable, sans aucune consultation des autorités supérieures ; celles-ci ont, ensuite, suivi, sans aucune réflexion sur les conséquences de cette “politique” ainsi imposée, sans qu’aucune mesure n’ait été prise pour la suite (à Najaf, cinq mois plus tard, le schéma de Falloujah a été à nouveau suivi, montrant effectivement l’absence de mesures dans la question de la discipline et de la responsabilité).
Il s’agit, globalement, de la mise en cause radicale de ce que les Américains nomment “the chain of command”, qui tient la centralisation et l’autorité des forces armées. Cette “chain of command”, qui remonte évidemment au commandant en chef (le Président), joue un rôle encore plus primordial aux USA, pour deux raisons : parce que, par leur nature même, par la géographie et à cause de la politique actuelle, la stratégie et la doctrine militaires sont “expéditionnaires”, donc d’autant plus justifiées à être contrôlées par l’autorité centrale qu’elles sont loin et en terres étrangères ; parce que, au moins autant que l’Armée Rouge même si d’une façon complètement différente, les forces armées US ne fonctionnent bien que lorsqu’elles sont étroitement contrôlées et centralisées.
Cette crise fondamentale de la “chain of command” est l’indice le plus significatif, et le plus dangereux pour les Etats-Unis, de la crise générale du système s’exprimant par une tendance entropique vers le désordre.
Revenons sur la question de la torture. Le même article-édito du Guardian sur la torture insiste sur un autre point, qui est l’attitude des Américains vis-à-vis de la torture. Résultats éloquents.
« The reports stop short of placing direct responsibility at the feet of the highest officials involved in Iraq strategy. But the cumulative effect of the two reports points clearly in that direction. It was not just individuals who failed. It was a system. Those who are in charge of that system cannot escape responsibility for abuses that debase not just the US but its allies, including Britain. But it is not just Donald Rumsfeld or George Bush who need to look into their souls. The same goes for a lot of Americans, and a lot of American men in particular. A Pew Center poll last week showed that 43% of all Americans, 48% of American men, 54% of American men aged under 50, and 58% of people intending to vote for Mr Bush in November believe that torture of suspected terrorists can “often or sometimes” be justified. The things that happened in Abu Ghraib happened because individual Americans broke the law. But they also happened because too many Americans are prepared to look in the other direction or even actively support such abuses. America is a society with a problem. That problem erupted in Abu Ghraib. America has begun to address it. But it must not slacken off now. »
Ce résultat pourrait sembler finalement le plus éloquent, par comparaison avec les rapports concernant les tortures. Il montre à quel point la logique de la guerre contre la terreur, qui justifie effectivement les mesures les plus extrêmes, et surtout les mesures échappant au système des lois et des coutumes de la guerre, a complètement investi la psychologie américaine. Il montre également combien l’isolement de l’Amérique, déjà si grand, a gagné encore plus les psychologies, — car c’est l’isolement et, par ignorance, le mépris du reste (du reste du monde), qui conduisent également les Américains à juger justifiées ces pratiques dont le fondement s’appuie désormais sur ce “dogme” : puisqu’“on” a attaqué l’Amérique, l’Amérique est justifiée de faire tout ce qu’elle estime nécessaire, sans souci, ni des lois internationales ni des pratiques humaines et civilisées.
(Ne versons pas dans l’angélisme. Nul ne dit que les Américains sont seuls, ni qu’ils ont été les seuls, etc, à pratiquer la torture, bien entendu. Ce qui est extraordinaire dans ce résultat statistique n’est pas le fait de la torture mais le fait d’une approbation si importante, publique, pas loin d’être officielle, d’une pratique qui est dans tous les cas répréhensible et inhumaine et qui doit se faire lorsqu’elle se fait, aux risques et périls de ceux qui l’ordonnent et de ceux qui l’exécutent. La torture est un acte barbare ; certains estiment devoir accomplir cet acte barbare, mais ils le font clandestinement, ou officieusement, parfois avec des complicités, qu’importe, mais dans tous les cas au mépris des lois et de l’opinion générale. Dans le cas qui nous occupe, l’acte barbare est publiquement et ouvertement approuvé. C’est là une attitude psychologique qui rompt avec les normes civilisatrices, avec les règles acceptées dans le déroulement des conflits. C’est un acte d’isolement fondamental du reste du monde.)
De son côté, le Guardian écrit à propos de ces résultats : « America is a society with a problem. That problem erupted in Abu Ghraib. America has begun to address it. But it must not slacken off now. » On se permettra de commenter avec ironie les travers de la gauche libérale. Tout y est, en effet, à la fois la bonne conscience avec l’exposition du problème de l’américanisme et le naïf optimisme des libéraux européens, ici avec l’hypocrisie anglo-saxonne ajoutée à la révérence pour le formalisme conformiste de la bureaucratie. (“…begun to address it”” : commencer à l’examiner, ce problème, avec espoir de le régler parce qu’il y a deux rapports écrits et publiés ? C’est une plaisanterie lorsqu’on connaît la vertu d’enterrement des problèmes qu’expose dans la vie publique américaine la pratique du rapport officiel.)
Le 25 août, Polly Toynbee a publié dans le Guardian un intéressant article sur la désaffection du reste du monde pour l’Amérique. Cette désaffection commence à toucher les structures de notre société, avec le décroissement des études de l’Amérique, les étudiants se désintéressant de ce pays qui, il y a trois ans encore, déterminait par son influence tous les réflexes et les concepts des multitudes. C’est ainsi que l’anti-américanisme passe d’une phase conjoncturelle à une phase structurelle, — d’une hostilité pour des raisons conjoncturelles à une indifférence pour des raisons structurelles.
« Until recently, American studies departments sprang up everywhere. But no longer. Now 28 universities still have American studies places unfilled, and they include many at well-regarded institutions — Essex, Keele, Kent and Swansea among them. Due to lack of demand, five universities have closed American studies departments while others have cut staff. Keele, traditionally the top-ranking American studies department, with a maximum, grade five ranking for research for the past few years, has had to fire half its staff. Professor Ian Bell at Keele says: “Students don't want to be branded by doing American studies. They still want to do American modules as part of English or history but, after Bush, they shy away from being labelled as pro-American — not after the obscenity of Iraq.”
» It's only a straw in the wind: student choices are notoriously fickle. But it fits the picture of a groundswell of anti-American feeling. Where in the world could you walk down the street and not collect overwhelmingly negative vox pops on Bush's America and its global impact? Last year's BBC/ICM poll, taken in a string of countries across the continents, found only Israel in support of Bush — with Canada, Australia and Korea least unfavourable, but still with a majority against.
» That is not necessarily the same as anti-Americanism. The Bushites in their daily, foul-mouthed email assaults on Guardian writers try to portray current anti-American sentiment as racist, akin to anti-semitic. They try to pretend “old” Europe is just effetely snobbish about the Ugly Americans. They dismiss anti-Bush disgust in developing countries as envy and as ignorant support for terror.
» But opinion polls make it clear that people are well able to separate their feelings about Americans from the politicians and policies now occupying the White House: 81% of the British say, “I like the Americans as people”, according to Mori, but only 19% admire American society. They overwhelmingly reject the proposition “We would be better off if we were more like the Americans in many respects” — the view of the right and of younger Tories infatuated with US neo-conservatism.
» How much wider the Atlantic has grown under Bush. A Mori poll for the German Marshall Fund examined European attitudes towards America. It found massive condemnation of US Middle East policy (among the British just as strongly) and equally strong opprobrium for US policies on global warming and nuclear proliferation. Most Europeans - the British too - want the European Union to become a superpower to match the US, with a strong leadership in world affairs. (Americans said they wanted to be the only superpower.) »
Ces observations se passent d’un long commentaire. Les effets de cette évolution vont se faire sentir en profondeur dans quelques années. Pour avoir voulu éviter le problème des relations avec les USA dans l’immédiat en tentant de le résoudre d’une façon modérée, comme l’ont fait la plupart des dirigeants politiques, et particulièrement les dirigeants politiques européens, on se trouve en présence d’une perspective explosive au terme de quelques années, lorsque les nouvelles générations, structurellement indifférentes aux soi-disant avantages des USA, refuseront les écarts de conduite de ce pays.
Plus encore, ce que révèle cette étude, c’est une rupture de structure dans la conception même du monde. L’American way of life, rêve de tout non-Américain, est devenu aujourd’hui l’objet du mépris et de l’hostilité généraux. C’est une défaite catastrophique de la principale capacité US, sa capacité de projection de son influence culturelle, ou soi-disant culturelle (lorsque la “culture” est simplement confondue avec les mœurs, ou substituée à elles).
C’est sur le dernier point ci-dessus que nous conclurons. Le constat est d’une rapidité extrême dans l’évolution des positions et des mentalités pour entériner plusieurs remarques essentielles menant à la conclusion que la crise de civilisation apparaît de plus en plus pour ce qu’elle est : l’opposition de deux conceptions du monde à l’intérieur même de cette civilisation. Le reste du monde met en cause une conception de la civilisation fondée d’une part sur la systématisation de la technologie pour l’action humaine (y compris pour la guerre) ; d’autre part, fondée sur la moralisation de la politique, ou le remplacement de la politique par la moralisation, qui conduit à des politiques du “tout ou rien”, du “qui n’est pas avec nous est contre nous, et à la généralisation du conflit militaire comme moyen de la diplomatie.
• La mise en évidence des travers de l’américanisme s’impose à une très grande vitesse et sans la moindre discussion, par l’évidence des situations rencontrées.
• L’évolution structurelle vers une opposition à tous les aspects conceptuels de l’américanisme, et, notamment, les aspects culturels les plus importants (rejet de l’American way of life), est aujourd’hui un phénomène essentiel de nos sociétés.