L’Amérique devant l’énigme du sphinx européen

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L’Amérique devant l’énigme du sphinx européen


2 mars 2005 — L’Amérique est, devant l’Europe, comme devant le sphinx, incapable de résoudre son énigme. Elle ne comprend rien, ni à son fonctionnement, ni à la place et à l’influence diverses et réciproques des très nombreux éléments de ses structures. L’Amérique ne comprend pas où est le pouvoir en Europe, alors qu’elle constate de plus en plus que l’Europe a une politique. Un point très récemment mis en évidence par l’hebdomadaire Defense News illustre ce constat.


« In a last-ditch effort to halt the European Union’s move toward ending its arms embargo to China, the United States may negotiate with the entire 25-country bloc, a change from its preferred tactic of seeking agreements with individual states.

» But there is a stumbling block that is further stoking U.S. fears about technology transfers to China, say officials on both sides of the Atlantic: The EU cannot impose security rules on its member states. »


C’est un problème récurrent pour les Américains depuis des décennies. Lorsque, en 1974, Kissinger remarquait sarcastiquement qu’il ne pouvait jamais atteindre l’Europe au téléphone, pour avoir sa position sur tel ou tel problème politique, il semblait impliquer le jugement ironique que l’Europe n’existait pas en tant que puissance politique unitaire. Ce sarcasme et cette ironie acquièrent aujourd’hui un goût d’amertume. Il s’avère que cette apparente faiblesse de l’Europe constitue également un handicap extrêmement irritant et embarrassant pour les Américains: lorsque l’Europe commence à avoir une politique et que les Américains veulent peser dessus, ils ne savent plus où appliquer leurs pressions car ils ne savent pas où est le pouvoir qui conduit cette politique. De fait, il est extrêmement difficile de s’y retrouver, du point de vue formel et du point de vue plus simplement politique.

Le cas iranien est, comme dans celui de l’embargo, très éclairant. Dans l’affaire iranienne, il y a au moins quatre “pouvoirs” européens: les trois pays (Allemagne, France, UK) qui mènent la négociation en font un; le Haut Commissaire (Solana) qui suit évidemment l’affaire en est un autre; le pays assurant la présidence de l’UE (le Luxembourg) qui a également son mot à dire, en est un troisième; la Commission européenne travaille évidemment sur le sujet et peut prétendre être un quatrième pouvoir. Cette cacophonie des pouvoirs qui déclenchait l’ironie et le sarcasme de Kissinger et fait gémir les Européens purs et durs qui voudraient une Europe “à l’américaine” (Etats-Unis d’Europe), devient un avantage extraordinaire dès lors qu’il y a entente sur une politique. Tous les pouvoirs travaillent dans le même sens, chacun connaissant ses limites à cause de la pratique des choses. Il devient très difficile de les faire céder parce que la responsabilité apparente va de l’un à l’autre selon les pressions et chacun sait se délester tactiquement de cette responsabilité selon l’orientation de ces pressions.

L’Europe est en train de créer un phénomène nouveau: séparer le lien entre le pouvoir de la politique. C’est un avantage dans la mesure où le phénomène produit une garantie grandissante contre une situation où trop de pouvoir serait donné à un organisme européen, conduisant à une situation intolérable d’abus de pouvoir bureaucratique. L’efficacité de ce système qui s’est développé “naturellement” est de moins en moins contestable. La “politique” européenne vis-à-vis de l’Iran est un cas évident. Le développement de l’outil militaire de la PESD, en passe de supplanter l’OTAN sans tambour ni trompette, en est un autre. La question des relations stratégiques avec la Chine, à partir du détonateur de l’embargo sur les armes, pourrait devenir un autre exemple.

La situation européenne serait alors que le désordre actuel ne serait pas une situation de transition menant à une Europe complètement intégrée mais la mise en place d’une mécanique complexe mais efficace de divers pouvoirs donnant l’apparence du désordre mais finissant par fournir une impulsion coordonnée pour quelques grandes politiques sur lesquelles tous les pays s’entendraient, — certains inspirant cette politique, d’autres la suivant. En effet, la réalité du pouvoir européen deviendrait celle de l’“inspiration” et, bien entendu, ce seraient les pays-membres, et notamment ceux qui ont des options politiques très affirmées et une souveraineté et une autonomie fortes, qui s’avéreraient les plus influents à cet égard. Dans l’idéal de ce schéma, le pouvoir est défini par l’inspiration et par l’influence qui en découle, aux dépens de la force et du conformisme bureaucratique.