L’Amérique “postraciale” de BHO? Ce pourrait bien être le contraire

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Il y a eu cette affaire de Henry Louis Gates, Jr., brillantissime professeur africain-américain de Harvard, ami de Barack Obama, qui a eu une altercation avec un policier pour une affaire dérisoire mais que certains jugent significative, qui a été détenu temporairement d’une façon qu’on peut qualifier d’arbitraire et qui peut être également jugée significative, des réponses mesurées mais là encore significatives du président lors d’une conférence de presse, une polémique soulevée par ces réponses, tout cela conclu par une “beer party” de réconciliation entre les protagonistes à la Maison-Blanche. Affaire dérisoire démesurément grossie, – affaire classée?

Pas si vite. La tempête considérable soulevée par l’incident est au contraire jugée par certains très significative, – toujours ce même qualificatif. C’est le cas de Frank Rich, le commentateur du New York Times, le 2 août 2009, dans un texte qui est largement cité. Rich, qui n’est pas africain-américain mais qui est plutôt libéral, prend argument de l’incident pour traiter “the larger picture”, c’est-à-dire la question raciale aux USA. “Question raciale”? On croyait l’affaire réglée, avec l’élection d’un président Africain-Américain, non?

Frank Rich: «It’s also stupid to look at Harvard as a paradigm of anything, race included. If there was a teachable moment in this incident, it could be found in how some powerful white people well beyond Cambridge responded to it. That reaction is merely the latest example of how the inexorable transformation of America into a white-minority country in some 30 years — by 2042 in the latest Census Bureau estimate — is causing serious jitters, if not panic, in some white establishments. […]

»Obama’s election, far from alleviating paranoia in the white fringe, has only compounded it. There is no purer expression of this animus than to claim that Obama is literally not an American — or, as Sarah Palin would have it, not a “real American.” The birth-certificate canard is just the latest version of those campaign-year attempts to strip Obama of his American identity with faux controversies over flag pins, the Pledge of Allegiance and his middle name. Last summer, Cokie Roberts of ABC News even faulted him for taking a vacation in his home state of Hawaii, which she described as a “foreign, exotic place,” in contrast to her proposed choice of Myrtle Beach, S.C., in the real America of Dixie.»

Après avoir détaillé l’incident de Cambridge, Massachussets, et le rôle de tous les protagonistes, après avoir commenté la “beer party” de la Maison-Blanche qualifiée ironiquement de “national conversation about race”, après avoir détaillé telle et telle réactions de tel et tel ténors, en général anglo-américains, en général républicains, etc., Frank Rich en vient à sa conclusion. Elle n’est pas encourageante.

«The one lesson that everyone took away from the latest “national conversation about race” is the same one we’ve taken away from every other “national conversation” in the past couple of years. America has not transcended race. America is not postracial. So we can all say that again. But it must also be said that we’re just at the start of what may be a 30-year struggle. Beer won’t cool the fury of those who can’t accept the reality that America’s racial profile will no longer reflect their own.»

L’observation est accablante: “we’re just at the start of what may be a 30-year struggle.” L’Amérique n’est pas “postraciale”, au contraire, – elle est au début d’un grand affrontement racial. L’élection de Barack Obama n’a pas réglé le problème, il l’a ouvert, il l’a posé de la façon la plus dramatique possible. Le problème n’est pas spéculatif, il est concret, daté, avec la perspective que la majorité anglo-américaine (les WASP et assimilés) devienne une minorité comme les autres, même si la première d’entre elles pour quelques années encore. Cette perspective n’est pas seulement une perspective démographique, c’est une perspective historique, culturelle, politique, – absolument explosive. Lors d’une interview télévisée récente qui a fait grand bruit (le mot “raciste“ est partout aujourd’hui), Patrick J. Buchanan a posé le problème en termes crus: ce sont les Blancs, les Anglo-Américains, qui ont fait les Etats-Unis, qui ont écrit la Constitution, qui ont fait la Guerre de Sécession, qui ont bâti la puissance américaniste, qui se sont battus majoritairement durant les guerres extérieures, etc.; il leur sera infiniment difficile, sinon impossible d’accepter d’être une “communauté” parmi d’autres.

On peut discuter tout cela, on peut évidemment, sans le moindre doute, argumenter contre ces divers arguments, avec bien des justifications, etc. Mais là n’est pas la question. Ce qui est en jeu, c’est bien la conviction qui ne cesse de s’affirmer, de se renforcer, dans l’intelligentsia WASP et anglo-américaine, à la lumière de la perspective inéluctable de la démographie, qu’il s’agit d’une tendance qui trahit les fondements du pays. Ce n’est pas, ce n’est plus une question de démocratie, y compris la piètre démocratie manipulée que l’on connaît aux USA; ce n’est même pas une question de racisme, considérée sur un plan moral, qui est l’objet de tant de débats académiques qui permettent d’écarter des problèmes d’une gravité pressante ou de les déformer à mesure. Il s’agit de la question même de la structure et de la substance du pays. Il s’agit d’une question fondamentale, de la question fondamentale de l’Amérique, ce pays d’une immense puissance et d’une très grande faiblesse structurelle. On rappellera ici une conversation qu’eurent Bill Clinton et Jacques Delors (alors président de la Commission européenne) au cours d’un déjeuner, à Bruxelles, en 1994, chacun avec une poignée de conseillers. Sur le fin du déjeuner, la parole fut donnée aux conseillers et l’un des conseillers de Delors demanda à Clinton quelle serait dans les prochaines années, selon lui, la plus grave question de sécurité nationale des USA. La réponse fut instantanée: «La question de l’identité nationale dans ce pays, avec l’immigration, l’évolution des communautés et des minorités…»

En un sens, on pourrait observer qu’une crise de cohésion et d’unité des Etats-Unis d’Amérique, que certains jugent possible à cause des crises actuelles, éviterait un drame bien douloureux si elle éclatait avant que cette question de l’Amérique soi-disant post-raciale parvienne au stade aigu de l’affrontement. Dans tous les cas, il s’agit d’une bien étrange occurrence, ou bien, après tout, d’une occurrence significative (toujours ce mot). L’élection d’Obama, saluée par tous les bons esprits et le système unanimement rassemblé dans sa ferveur morale comme le triomphe des thèses multiculturelles et multiraciales, s’avérant être le détonateur de la crise explosive des tensions engendrées par le processus vers la société multiculturelle et multiraciale.


Mis en ligne le 3 août 2009 à 06H28