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186527 mai 2008 — L’amiral Mullen, président du comité des chefs d’état-major (Joint Chief of Staff, ou JCS) des forces US, se manifeste à nouveau sur la scène politique. Même si c’est pour avertir les militaires de se tenir hors de l’arène politique, il s’agit bien d’un acte politique. Comme l’on sait, ce n’est pas le premier du genre, – le premier ayant été accueilli par une remarquable discrétion, qui confine à l’aveuglement courant dans notre système conformiste, où ne peuvent être vues et commentées que les seules nouvelles qui nous rassurent sur l’état des choses et le fonctionnement adéquat d’un système qui garderait ainsi ses vertus fondamentales.
C’est le New York Times qui annonce l’intervention du président du JCS. Il s’agit d’un article non encore publié, prévu pour la prochaine livraison d’une publication (Joint Force Quarterly) destinée aux forces armées, particulièrement au corps des officiers. Il est manifeste qu’il y a une volonté de publicité de la part des militaires (de Mullen) puisqu’il s’agit d’un article obtenu en pré-publication par le Times, certainement à l'instigation de la direction militaire.
«The chairman of the Joint Chiefs of Staff has written an unusual open letter to all those in uniform, warning them to stay out of politics as the nation approaches a presidential election in which the wars in Iraq and Afghanistan will be a central, and certainly divisive, issue.
»“The U.S. military must remain apolitical at all times and in all ways,” wrote the chairman, Adm. Mike Mullen, the nation’s highest-ranking officer. “It is and must always be a neutral instrument of the state, no matter which party holds sway.”
»Admiral Mullen’s essay appears in the coming issue of Joint Force Quarterly, an official military journal that is distributed widely among the officer corps.
»The essay is the first Admiral Mullen has written for the journal as chairman of the Joint Chiefs, and veteran officers said they could not remember when a similar “all-hands” letter had been issued to remind military personnel to remain outside, if not above, contentious political debate.
(…)
» “As the nation prepares to elect a new president,” Admiral Mullen wrote, “we would all do well to remember the promises we made: to obey civilian authority, to support and defend the Constitution and to do our duty at all times.”
» “Keeping our politics private is a good first step,” he added. “The only things we should be wearing on our sleeves are our military insignia.”
»Admiral Mullen said he was inspired to write the essay after receiving a constant stream of legitimate, if troubling, questions while visiting military personnel around the world. He said their questions included, “What if a Democrat wins?” and, “What will that do to the mission in Iraq?” and, “Do you think it’s better for one party or another to have the White House?”
»“I am not suggesting that military professionals abandon all personal opinions about modern social or political issues,” Admiral Mullen wrote. “What I am suggesting — indeed, what the nation expects — is that military personnel will, in the execution of the mission assigned to them, put aside their partisan leanings. Political opinions have no place in cockpit or camp or conference room.”»
On a devant les yeux l’évidence d’une intervention exceptionnelle. Elle l’est encore plus à la lumière de ce qui a précédé (l’interview de Mullen le 1er mai au Washington Post). On espère que cette seconde intervention attirera plus l’attention que la première, qui “bénéficia” d’une extraordinaire pusillanimité du commentaire, – on espère, mais sans beaucoup d’espoir... Ces interventions du chef militaire occupant la plus haute fonction dans les forces armées des USA sont troublantes et caractériseraient plus la situation d’une fausse démocratie sous la surveillance des militaires, comme la Turquie du temps où l’armée avait tout à dire, ou d’une république bananière du bon vieux temps de l’Amérique du Sud. On a quelque répugnance, chez nos commentateurs et nos analystes, à admettre qu’il s’agit de la plus vertueuse démocratie du monde, à la fois phare de nos exigences modernistes et référence absolue de l’Etat constitutionnel de Droit.
Le New York Times est un peu gêné du bébé. Il n’est pas question de n’en pas parler mais comment en parler sans donner l’impression d’un désordre, d’une confusion des autorités, d’un laxisme dans les conceptions du pouvoir par les militaires, qui siéent peu à la dignité de la grande République? Le commentaire est retenu, écrit sur la pointe de la plume. Evoquer le cas des consultants appointés en service commandé du Pentagone, ou même le cas des “généraux en colère” d’il y a deux ans pour expliquer indirectement l’intervention de Mullen, cela ne mange pas de pain. La démarche aurait le mérite, du point de vue du Times, de nous amener (nous, lecteurs) à ranger l’appel de l’amiral Mullen dans le courant des activités habituelles de la Grande République ou de remous déjà largement répertoriés et qui se sont avérés sans effets graves pour le cadre constitutionnel du pays.
«In particular, members of the Joint Chiefs have expressed worries this election year about the influence of retired officers who advise political campaigns, who have publicly called for a change in policy or who serve as television commentators on the war.
»Among the most outspoken were those who joined the so-called generals’ revolt in 2006 demanding the resignation of Defense Secretary Donald H. Rumsfeld, as well as former officers who have written books attacking the Bush administration’s planning for and execution of the war in Iraq.»
Cela dit et sorti des palinodies de la grande presse libérale US, – du Post au Times, – et de la discrétion gênée du reste, l’intervention de Mullen est un événement. Puisqu’elle en suit une autre du même genre, de 27 jours, elle est encore plus, bien plus, un événement. D’autre part, cette deuxième intervention représente, par rapport à la première, une avancée sérieuse dans l’information. Nous commençons à voir de plus en plus précisément ce que veulent et ce que craignent les chefs militaires US, ou dans tous les cas certains d’entre eux.
Dans la première intervention, Mullen s’adressait à la branche civile du système. Il l’avertissait de s’arranger pour que l’élection se passe sans heurts, que la succession se fasse très, très vite, – et qu’il était là pour y veiller. Dans la seconde, celle d’hier, il s’adresse aux militaires. Sa démarche est claire et mérite autre chose que le pâle commentaire du Times.
Mullen est allé voir les troupes et il en rapporte une impression contrastée, – dans tous les cas, c’est son argument pour justifier son article. Les troupes s’interrogent, elles sont troublées. La campagne politique, les incertitudes et les polémiques autour des candidats, voire des programmes, les incertitudes autour de la guerre, etc. Cette sorte de préoccupation n’a rien à voir avec les références que donne le New York Times, elle concerne une situation générale d’incertitude et de flottement en plein développement. La réaction de Mullen paraît d’abord conforme à ce que l’on doit en attendre : le corps militaire est politiquement neutre et soumis à l’autorité civile; donc : “silence dans les rangs”. Mais si l’on ajoute cette intervention de Mullen à la précédente, l’avertissement devient : “silence dans les rangs quoiqu’il soit compréhensible qu’il y ait quelques remous”.
Cela conclu, qui concerne la signification immédiate du message, il reste le fond des choses. La situation générale, – les avatars de la guerre, l’état des forces et les heurts qui se sont déjà produits avec le pouvoir civil, – tout cela autorise une extrapolation. Mullen vise autant à prévenir qu’à guérir. Il se trouve devant huit mois pleins d’incertitude (toujours ce mot) et d’inconnus divers. Le pouvoir encore en place, quoiqu’en état de siège, est capable de certaines décisions et actions inconsidérées, – d’autant plus qu’il est en état de siège, lorsqu’on connaît la psychologie de ces dirigeants. La situation politique est ce qu’elle est, avec des blocages, des exacerbations de position, un parti républicain en retraite qui pourrait chercher à susciter certaines actions, un parti démocrate puissant mais déchiré et incertain de sa politique “de guerre”.
Dans ce contexte, certaines tentations peuvent naître, de sollicitation du pouvoir civil vers les militaires, d’intérêt de certains militaires pour ces sollicitations. Un exemple: quelle pourrait être l’attitude du Petraeus dans certaines circonstances, lui qui répond plus aux sollicitations de la Maison-Blanche qu’aux ordres du JCS? Mullen a-t-il toujours une réelle autorité sur Petraeus? Il n’est pas impossible que les divisions ou les tensions au sein des forces armées, reflétant celles du pouvoir civil, installent un climat où des actions à la limite de la légalité (doux euphémisme) puissent être envisagées.
Le climat est insaisissable, volatile. On en parle peu, – toujours cette pudeur pour tout ce qui contrarie la vision idyllique des USA, – mais la réalité n’en pèse pas moins de tout son poids. L’intervention de Mullen, bis repetitat, est absolument extraordinaire. Mais ce jugement dans l’absolu doit être nuancé à la lumière du reste. De ce point de vue, elle correspond parfaitement et logiquement à des temps eux-mêmes extraordinaires.
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