L’analogie d’octobre 1962

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L’analogie d’octobre 1962

29 octobre 2007 — Vendredi 26 octobre, lors de déclarations clôturant une rencontre Russie-UE au Portugal, Poutine a comparé la situation actuelle de la Russie face au déploiement du système BMDE en Pologne et en Tchéquie à celle des USA face au déploiement de missiles soviétiques en 1961-62 à Cuba. Cela signifie qu’il envisage la possibilité que cette situation puisse déboucher sur une crise comme celle des missiles de Cuba en octobre 1962 (les Russes nomment cette crise la “crise des Caraïbes”).

Selon une dépêche d’AP du 27 octobre, l’analogie a été présentée de cette façon, avec des nuances concernant le climat entre les deux pays (USA-URSS en 1962, USA-Russie aujourd’hui):

«“Analogous actions by the Soviet Union, when it deployed missiles in Cuba, prompted the ‘Caribbean crisis,’” Putin said, using the Russian term for the Cuban missile crisis.

»“For us the situation is technologically very similar. We have withdrawn the remains of our bases from Vietnam, from Cuba, and have liquidated everything there, while at our borders, such threats against our country are being created,” he said.

»The October 1962 crisis erupted when President John F. Kennedy demanded that Soviet leader Nikita S. Khrushchev remove his country's nuclear missiles from Cuba because they could have been used to launch a close-range attack on the United States. The Americans imposed a naval blockade on Cuba and the world teetered on the edge of war before the Soviets backed down.

»Putin also suggested that the tension was much lower than in 1962 because the United States and Russia are now “partners,” not Cold War enemies. His relationship with President Bush, Putin said, helps solve problems, calling him a “personal friend.”

»The Russian leader said there has been no concrete U.S. response to his counterproposals for cooperation on missile defense, but added that the United States is now listening to Russia's concerns about its plans and seeking to address them.»

L’intervention de Poutine représente une pression rhétorique de plus dans cette crise, qu’il nuance de considérations sur les relations avec les USA, – plus chaleureuses aujourd’hui qu’il y a 45 ans. Mais l’intervention est intéressante à cause de la façon dont Poutine présente l’analogie, à cause de la façon dont les USA ont réagi, etc. On peut ainsi mieux distinguer les positions des uns et des autres, et leurs perceptions respectives.

On peut mentionner certaines de ces réactions US, pour mieux éclairer notre propos.

• Le porte-parole du département d’Etat Sean McCormack a pris la référence au pied de la lettre et l’a contestée d’un point de vue stratégique : «…there were “clear historical differences between our plans to deploy a defensive missile system designed to protect against launch of missiles from rogue states, such as Iran, and the offensive nuclear-tipped capability of the missiles that were being installed in Cuba back in the 1960s. I don't think that they are historically analogous in any way, shape or form.”»

• Selon ABC.News, le secrétaire à la défense Robert Gates a réagi, lors de questions posées à la fin d’une conférence, en disant qu’il était “notablement troublé”; et aussi: «Asked about it after a speech at Texas A and M University, Mr Gates said he was unsure what to make of Putin's public remarks. “Maybe democracy is taking a hold in Russia, because sometimes what their leaders say in public is not what they say in private,” he said. He says Mr Putin had reacted positively to US proposals at a meeting in Moscow earlier this month.

»“I don't know quite what to make of the strong remarks,” he said. “Even within his comments about missile defence, he still acknowledged we had made some positive proposals and put forward some interesting ideas.”»

Stratégie et quincaillerie

Il est vrai que l’intervention de Poutine est plus intéressante du point de vue de ce qu’elle montre comme différences d’appréciation entre les deux pays, que du point de vue politique courant, sur la position des deux pays dans cette crise. (D’une façon générale et à l’image de Gates qui a été le plus affirmatif de ce point de vue, le côté US ne veut pas dramatiser et considère l’intervention de Poutine comme une démarche de pure rhétorique. Gates met bien en évidence que cette posture publique de Poutine ne correspond pas du tout à ce qu’il a perçu de la position de Poutine lors des négociations qu’il a eues avec lui lors de la rencontre de Moscou le 12 octobre.)

La différence de perception stratégique entre les deux pays n’est pas seulement circonstancielle. Elle renvoie également à une différence psychologique fondée autant sur l’histoire que sur la perception de la guerre.

• L’explication de Poutine montre que les Russes ont une perception géographique de l’aspect stratégique de la crise. L’analogie de la “crise des Caraïbes” vaut par la proximité. Les Russes comprennent la crise d’octobre 1962 parce que les missiles soviétiques avaient été déployés à une si petite distance des USA. Dans le cas de la BMDE, c’est également la proximité géographique qui importe. Ce qu’il y a dans les bases que les Américains projettent d’installer est un facteur secondaire. (L’appréciation russe complémentaire à cet égard est évidemment qu’on peut modifier sans réelles difficultés les systèmes qu’on déploie dans ces bases, ou même les missions et les objectifs de ces systèmes sans changer de systèmes. C’est d’ailleurs un des aspects principaux de leur argument. Les Russes estiment que même si l’intention première et de bonne foi est de déployer des missiles contre une menace prétendue de l’Iran, l’intention peut changer et les systèmes peuvent être modifiés sans coup férir pour être adaptés aux missiles russes.)

• La réaction du porte-parole du département d’Etat, qui est conforme à la vue officielle et historique de la crise d’octobre 1962, est que les deux circonstances ne peuvent être comparées parce que les missiles soviétiques à Cuba en 1962 étaient des missiles offensifs tandis que ceux qui vont être déployés en Pologne seront des missiles de défense. Il n’y a donc pas de menace US en 2007 comme il y avait une menace soviétique en 1962 parce que la quincaillerie est différente. La quincaillerie détermine la politique, ce qui est parfaitement dans les conceptions psychologiques de la bureaucratie.

Les Russes raisonnent en termes de position stratégique, quelles que soient les intentions immédiates. Pour eux, la position stratégique, une fois qu’elle est acquise, est capable de modifier les intentions parce qu’elle crée une situation politique différente. C’est une perception historique classique, selon laquelle les intentions évoluent à mesure de l’évolution des situations géographiques et politiques (géopolitiques). Les Américains raisonnent en termes mécanistes et psychologiques. Pour eux les moyens conditionnent tout, notamment les psychologies; on peut même admettre le cas rhétorique de leur logique poussée à l’extrême où ils admettraient qu’ils peuvent changer d’“objectifs”, que leur BMDE peut être également activée contre les missiles russes mais que cela n’est pas pour autant qu’on pourrait comparer cette situation à la crise d’octobre 1962 parce que les systèmes BMDE restent défensifs.

Une autre différence de perception concerne la perception de la situation de la dissuasion. Pour les Russes, l’idée de la dissuasion est très forte. Elle conditionne leur analyse stratégique, plutôt en termes de capacités de pression que donne la présence de forces, qu’en capacités d’utilisation de ces forces. Les Russes conçoivent leurs forces effectivement selon la logique de la dissuasion qui veut qu’on envisage le poids de ses forces en fonction du poids des forces de l’adversaire, ou du “partenaire” (c’est un peu la même chose, adversaire-partenaire).

Pour les Américains, la logique de la dissuasion est beaucoup moins forte quand elle n’est pas contredite. Ce qui compte est l’usage éventuel des armes. De ce point de vue, la situation des USA dans l’après-Guerre froide, leur doctrine d’usage préemptif, la “banalisation” de l’usage du nucléaire dans leurs plans, correspondent à une situation politique et psychologique réelle et profonde. Les USA considèrent que leurs forces militaires sont faites pour être utilisées, sans se soucier en aucune façon d’un équilibre avec l’autre (l’adversaire, qui n’est pas précisément un partenaire dans ce cas). De ce point de vue de la psychologie, les Américains sont devenus effectivement, complètement unilatéralistes, au contraire de ce qu’ils étaient (de ce qu’ils étaient forcés d’être?) pendant la Guerre froide. Le problème que leur posent les Russes aujourd’hui est que ces mêmes Russes insistent pour régénérer des rapports stratégiques de type dissuasif, où justement ces rapports entre les deux parties déterminent la stratégie, alors que cette idée avait été abandonnée à l’époque d’Eltsine du fait même de la faiblesse russe.

Ce qu’on perçoit de ce point de vue, à l’occasion de l’analogie de la crise d’octobre 1962, c’est donc un abîme de différences du point de vue psychologique et stratégique. Cela est complété, en un sens, par les remarques qu’on croirait apaisantes de Poutine concernant la plus grande proximité entre Russie et USA, surtout du point de vue psychologique («Putin also suggested that the tension was much lower than in 1962 because the United States and Russia are now “partners,” not Cold War enemies. His relationship with President Bush, Putin said, helps solve problems, calling him a “personal friend.”»). On ne sait ce qu’il faut voir dans ces remarques : sont-elles de circonstance ou correspondent-elles à une conviction russe? Plus précisément, les Russes croient-ils qu’ils peuvent s’entendre mieux avec les Américains aujourd’hui qu’en 1962? (Les Russes ont l’air d’avoir été impressionnés par la bonne volonté US lors de la rencontre de Moscou des 12-13 octobre.)

D’une façon assez significative, l’appréciation de Poutine contredit une autre qu’il avait faite en arrivant à Lisbonne, où il comparait le comportement des USA à celui d’un “fou”: «Mr Putin also opposes the US demonisation of Iran. On arrival in Portugal on Thursday, he denounced the US sanctions announced by Condoleezza Rice, the US secretary of state, and likened the US administration to “a madman running around with a razor blade”.» Le problème ainsi posé est que le «madman running around with a razor blade”» est le même avec qui Poutine pense pouvoir s’entendre sur les BMDE, mieux que ne firent Russes et Américains en 1962.

A cette lumière, le commentaire de Poutine sur les relations avec les USA par rapport à 1962 est contestable. C’est peut-être durant la crise de Cuba, par les canaux officieux établis entre Kennedy et Krouchtchev et sous la pression des événements, que, brusquement, le dirigeant US et le dirigeant soviétique se sont trouvés très proches. Ils ont, en un sens, lutté ensemble contre une mécanique démoniaque qui les enchaînait en les conduisant à l’affrontement nucléaire. Il y a eu une réelle solidarité entre les deux. On doute que, dans des circonstances aussi dramatiques, la même proximité puisse être retrouvée avec la direction US actuelle. C’est là que la contradiction relevée entre les deux jugements de Poutine prend son sens. Son image d’une administration US comparée à un “fou” correspond plus à la réalité psychologique washingtonienne que GW Bush qualifié d’“ami”, quelle que soit la réalité des relations entre Poutine et Bush. Le climat US psychologique est effectivement celui de la déraison, beaucoup plus qu’en 1962, quels que soient les sentiments personnels. C’est de ce point de vue qu’il faut considérer l’analogie entre 1962 et la situation actuelle, pour constater que la perspective est beaucoup plus dangereuse aujourd’hui qu’en 1962.