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4154• ... Ou plutôt, une des “annonces de la catastrophe”, mais la plus précise, la plus profonde, et la plus ignorée. • Il s’agit d’une reprise d’un de nos textes datant de 1997, avec un long commentaire approprié, des positions affirmées par un des plus grands dirigeants dans l’histoire aérospatiale US, Norman Augustine qui était PDG de Martin-Marietta et qui présida à la fusion de Martin avec Lockheed. • Augustine, homme remarquable par son sens critique et son maniement de l’ironie, comprenait que cette énorme réorganisation que voulait le gouvernement allait mettre en grand danger les intérêts nationaux des USA. • Il est hautement intéressant de relire ce texte aujourd’hui, à la lumière de la situation de l’industrie US, et du technologisme en général. • Ce texte, introduit par son nouveau commentaire, avait été publié symboliquement et postérieurement (avant la création du site !) en décembre 1997 et reprenait la rubrique ‘Contexte’) de notre Lettre d’Analyse dd&e, Volume 13, n°05 du 10 novembre 1997.
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La question du “technologisme” (et de sa chute, certes) doit être nécessairement au centre de nos préoccupations. Écrivant cela, bien sûr, nous faisons référence à l’article d’hier portant ce titre et montrant les dévastations de ce que nous nommons “technologisme”.
Note de PhG-Bis :« On doit bien comprendre que le terme de “technologisme” doit être pris dans le sens le plus large possible. Il concerne aussi bien les technologies elles-mêmes et leur intégration possibles ou non dans des systèmes, mais aussi, indirectement, les bureaucraties et les puissances financières qui en dépendent, et aussi bien les créatures humaines que les machineries qui sont en action. Ainsi, pour nous, la “Chute du technologisme” concerne aussi bien l’évolution totalitaire de la bureaucratie de sécurité nationale décrite par Rumsfeld le 10 septembre 2001 que l’orientation vers l’effondrement qualitatif lancé par la direction de Boeing ces dernières années. »
Nous voulons ici “ressusciter” un texte présentant dans nos colonnes (le 10 décembre 1997) le départ et les adieux à la fois ironiques et amers d’un des plus grands dirigeants de l’aéronautique militaire, et artisan civil et privée de l’énorme concentration de l’industrie aérospatiale US dans les années 1990. Norman Augustine dirigeait Martin-Marietta et c’est lui qui conduisit la fusion avec Lockheed sur impulsion du Pentagone, tandis que Boeing, l’autre grand géant, absorbait notamment McDonnell Douglas. Ce qu’il y a d’étonnant sinon de fascinant chez Augustine, c’est qu’il accomplit parfaitement cette tâche, qui constituait une véritable mission de “globalisation” (même si cantonnée à une seule nation), avec une exceptionnelle maestria tout en prenant de plus en plus conscience, et en le disant de plus en plus haut, qu’il s’agissait d’une orientation absolument catastrophique.
Le texte que nous reprenons sans le modifier sinon quelques détails de forme ici et là, est plein d’orientations irréalistes pour le futur comparé à ce que nous avons vécu. Une des causes essentielles est bien sûr qu’il ne peut prendre en compte des événements bouleversants et sortant de l’histoire-courante comme l’attaque du 11-septembre (2001) et l’extraordinaire puissance acquise à cette occasion par le système de la communication devenant ainsi la première force de simulacre, tandis que des leurres comme “la Guerre contre ka Terreur” assuraient une rente de situation énorme au complexe militaro-industriel et contribuaient à un véritable désarmement dissimulé de l’Amérique en développant des capacités inutiles et en abandonnant les domaines essentiels, – ces évènements qui ont complètement changé notre destin, notamment en l’accélérant au-delà de toute mesure.
Mais l’esprit de la catastrophe qui s’annonce est partout présent, parfois d’une manière prophétique. Ainsi, lorsqu’il pose, très inquiet, dans un discours de juillet 1997, cette question qui est d’une actualité brûlante au regard de ce que la guerre en Ukraine a mis en évidence, à laquelle personne n’a jamais répondu, à laquelle personne n’a jamais songé qu’elle pouvait être posée et qu’elle nécessitait une réponse depuis qu’il l’a posée, – il est vrai qu’Augustine ne s’appuyait pas sur la “pensée magique” qui anime la perception que nous avons de la puissance US :
« Qui doit avoir la responsabilité de maintenir une forte base industrielle nationale de défense [aux USA, bien sûr] ? »
Augustine appliquait la recette de la globalisation alors qu’il était en essence un pur nationaliste (ou disons un pur patriote), croyant dans les vertus d’une nation et dans la nécessaire autonomie d’un gouvernement libre de ses décisions. Il créait des géants mais réclamait du gouvernement qu’il veillât à maîtriser constamment ces géants, à les orienter, à les dominer. C’est le contraire qui a eu lieu : les géants ont investi le gouvernement, ils sont devenus le gouvernement. Bien plus que d’être un scandale de corruption et une trahison du devoir, cette évolution est surtout et d’abord la voie tracée, droite comme une autoroute ultra-moderne et invertie comme la modernité vers la catastrophe et l’effondrement.
Augustine a 89 ans. Il a quitté l’industrie aéronautique d’une manière assez abrupte alors qu’il était le premier CEO de Lockheed-Martin, alors qu’il pouvait espérer jouir des postes les plus prestigieux de l’industrie aérospatiale. Son départ, s’il ne fut jamais présenté ainsi, et même éventuellement s’il ne fut jamais compris de la sorte par lui-même, doit être compris comme une façon de jeter l’éponge devant l’inéluctabilité de la catastrophe, – c’est-à-dire une acceptation de la tragédie comme issue du destin, sinon destin elle-même.
A part quoi, Augustine nous fait bien rire avec ses blagues sur les tares du technologisme...
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Norman Augustine fut un des “grands patrons” américains (« fut », puisqu'il s'est retiré le 1er août 1997 pour une fin de carrière universitaire, au Massachussets Technology Institute). Il fut l'architecte de la fusion Lockheed-Martin (il était PDG de Martin-Marietta), et il est resté le “philosophe” de la bande, l'homme qui conceptualise et commente les actes industriels fondamentaux. Avant l'industrie aéronautique, il avait été au Pentagone, comme secrétaire à l'US Army dans les années soixante-dix. Il avait rapporté de cette expérience un livre (‘Augustine's Laws’) qui, avec l'arme de l'humour pour faire passer la pilule, traçait un avenir sombre du chaos budgétaro-démocratique de l'“art” du procurement (achat des matériels militaires) au Pentagone.
L'une des “lois” d'Augustine est restée fameuse :
« Si les méthodes du Pentagone et l'évolution des coûts ne changent pas, le budget du Pentagone autour de 2050 servira à acheter un seul avion tactique. Celui-ci sera confié trois jours par semaine à l'USAF, trois jours à la Navy et le septième au Marine Corps. »
En 1997, presque vingt ans après, – et en 2024, presque cinquante ans après, – cette “loi” d'Augustine n'a pas pris une ride, on peut même avancer que les événements ne cessent de confirmer sa prévision rocambolesque. Lui-même, Norman Augustine, n'hésite pas à continuer à la citer dans toute son abradabrantesque folie, ce qui montre qu'il la juge toujours actuelle [cela, en 1997 certes].
On pouvait lire dans un article d'Augustine sur l'industrie aéronautique américaine intitulé « Unhappy Anniversary » et publié dans ‘American Aerospace’, la revue de l'Association Américaine des Industries Aérospatiales, numéro de février 1997 :
« Le coût unitaire des produits aéronautiques militaires a cru à un rythme étonnant et intenable tout au long de l'histoire. Considérons l'exemple des avions de combat tactiques. Comparant l'évolution du coût unitaire par rapport au temps, [...] nous observons que le coût d'un avion tactique a été multiplié en moyenne par 4 tous les dix ans. En extrapolant le budget de la défense selon les tendances de ce siècle, on découvre qu'en 2054 la courbe du coût d'un avion rejoindra celle du budget. Ainsi, au rythme actuel, le budget de la défense entier ne permettra d'acheter [en 2054] qu'un seul avion de combat tactique. »
Ainsi comprend-on mieux que l'architecte des triomphantes restructurations de l'industrie stratégique américaines semble plutôt sombre aujourd'hui. On ne sait pas très bien pourquoi Norman Augustine a quitté prématurément (il pouvait y rester encore jusqu'à fin 1998 au moins) la direction du fabuleux consortium Lockheed-Martin. Si on lit ses récentes déclarations, on serait tenté de croire qu'il a voulu prendre ses distances, et qu'il n'est pas loin de penser que la formidable machine industrielle qu'il a contribué à créer n'est pas autre chose qu'une sorte de créature monstrueuse en train d'échapper à son docteur Frankenstein. Au royaume de la super-technologie, voilà une histoire vieille comme le monde.
Norman Augustine n'est donc pas précisément optimiste sur l'avenir de l'industrie stratégique américaine restructurée. Dans un article d'Interavia de septembre 1997, le journaliste Nick Cooks cite cette déclaration d'Augustine, recueillie au cours d'une interview :
« Un des grands défis de l'industrie aérospatiale américaine dans les quelques années qui viennent sera de savoir si nous continuons de rivaliser et de collaborer avec Boeing, ou bien si [ce cadre de rapports organisés] va s'effondrer. » Et il poursuit : « [S]i Boeing et Lockheed-Martin prennent une position dure l'un vis-à-vis de l'autre et forcent le reste de l'industrie à choisir son camp » la situation deviendra « tragique ».
A ce point, Augustine évoque même, — un comble dans ce paysage américain tout entier lié à la notion de libre-entreprise et de non-interventionnisme — la nécessité de l'intervention du gouvernement, sans d'ailleurs préciser comment et avec quels effets, et si seulement cette intervention sera possible au vue des forces en présence aujourd'hui dans le paysage financier, industriel et politique aux États-Unis. [Finalement, comme on l’a vu, l’inverse s’est produit : le problème n’est plus de chercher l’intervention du gouvernement, la réponse ayant été l’absorption du gouvernement par les grands conglomérats de l’industrie, par le biais d’une corruption généralisée].
Une autre intervention d'Augustine est remarquable ; elle a eu lieu en juillet 1997 au cours d'un symposium de l'Air Force Association. Parlant de l'avenir, Augustine détailla quelques « questions fondamentales ». Citons-en quatre, telles qu'elles sont présentées par la revue de l'Air Force Association (‘Air Force Magazine’, octobre 1997):
• « Si l'industrie se globalise, qui décidera ce qui sera vendu, et à qui? »
• « Les USA devraient-ils permettre à des gouvernements étrangers de posséder indirectement des éléments essentiels des capacités américaines de R&D et de production? »
• « Les USA devraient-ils accepter de devenir technologiquement dépendants d'éléments électroniques et de logiciels détenus par l'étranger? »
• « Qui doit avoir la responsabilité de maintenir une forte base industrielle nationale de défense? »
Au travers de ses divers écrits, Norman Augustine a toujours montré une préoccupation majeure pour l'idée nationale, — c'est-à-dire, sur un plan pratique, l'idée du contrôle de ses ressources de sécurité nationale par une autorité politique centrale. Sur la question des possibles fusions transatlantiques dont on fait grand cas aujourd'hui et qui constituent le grand objectif américain pour la globalisation, Augustine se montre très réservé pour cette raison.
Dans une interview au journal parisien Les Échos, le 19 juin 1997, il envisageait certes en théorie une globalisation de l'industrie aérospatiale, donc les USA avec les Européens prioritairement mais en restant extrêmement prudent :
« Dans une certaine mesure, on devrait assister à la constitution d'une industrie aéronautique globale » [...] « L'Europe est la prochaine étape [de la restructuration]. Mais la conclusion d'alliances transatlantiques se fera à un rythme plus lent, par étapes. »
Il s'expliquait enfin de cette prudence en s'attachant au cas de la défense :
« [L]a défense est différente des autres secteurs puisqu'elle implique des questions de sécurité nationale. Ce qui veut dire qu'on doit être avant tout “nationale”. Il faut soigneusement veiller à ce que les intérêts nationaux soient protégés quand les sociétés des divers pays commencent à travailler ensemble. »
Certains pourraient croire à une attitude tactique (pour endormir l'éventuelle vigilance des Européens qui craignent une mainmise américaine). Cela ne paraît nullement le cas : à chaque occasion, même lorsqu'il s'agit de textes à “consommation intérieure” comme dans l'exemple déjà cité en note, Augustine a renouvelé ses réserves.
Les nouvelles analyses de la restructuration qui commencent à apparaître [en 1997], notamment celle d'Ann Markusen, font de ce phénomène industriel l'effet d'une manœuvre essentiellement financière de Wall Street, ne démentent en aucune façon le sentiment contrasté d'Augustine, et même l'alimentent si justement qu'on pourrait faire l'hypothèse qu'elles rencontrent l'appréciation d'Augustine lui-même. Il s'agit bien de l'évolution vers des entités industrielles et financières dont le champ d'activité est l'espace global libéré des contraintes nationales, et dont le but essentiel est le profit, et non plus la rencontre des besoins de la sécurité nationale, – [comme on l’a vu depuis, les “guerres” à foison étant utilisées comme unificatrice des soumissions des alliés et uniformité quasiment contrainte des matériels américanistes pour tous]. Markusen avertit qu'on verra dans le chef de ces énormes conglomérat américain des orientations de moins en moins attentives aux spécifications du Pentagone, notamment le refus de l'innovation de matériels neufs au profit du bénéfice garanti de la production de matériels déjà anciens... [La puissance des conglomérats est telle qu’ils ont assuré les deux en transférant toutes les charges des coûts énormes des innovations technologiques à l’Etat mais en échouant de plus en plus souvent, et toujours au même coût très élevé, à intégrer d’une façon acceptable ces innovations].
S'il s'agit effectivement d'une évolution vers la globalisation comme le signale Augustine (ces conglomérats type Lockheed-Martin et Boeing sont prêts à passer à la dimension internationale, s’ils ne l’ont déjà par le biais des soumissions politiques), sa principale caractéristique est une potentialité considérable d'abandon des critères d'intérêt national (qualité du produit, protection de ses caractéristiques) pour des critères économiques et à finalité financière (la compétitivité pour accroître le profit). Ainsi pourrait-on faire l'hypothèse que l'essentiel des préoccupations qu'on signale concerne la forme de l'activité et l'ambition caractérisant la dimension globalisante, plus que cette dimension elle-même.
Les doutes de Norman Augustine sont caractérisés, dans l'intervention qu'il a faite au symposium de l'Air Force Association, par une conclusion qui prend la forme d'une image bien dans sa manière :
« En 2020, le Pentagone est réduit à un carré, l'entièreté de l'industrie de défense de la nation tient autour de deux tables, le secrétaire à la défense est Mike Wallace [un présentateur de TV déjà très vieux en 1997] et je suis moi-même à la tête de Lockheed Martin Northrop Grumman Loral Disney. L'USAF veut remplacer son inventaire complet d'avion, consistant en un seul F-16, mais un assistant au Congrès fait remarquer que toutes les forces actives ont été retirées du service au profit d'un simple avertissement donné à nos ennemis que nous avons beaucoup d'avions furtifs, qu'ils ne peuvent pas voir par définition... »
Il ne faut pas s'y tromper : la plaisanterie de l'industriel américain caricature une interrogation qui a toutes les chances de devenir majeure sur le sort de l'industrie de défense américaine dans le contexte de la globalisation. Elle concerne la caractéristique essentielle et dévastatrice de cette globalisation, plus que le fait même de la globalisation : la recherche de la compétitivité et du profit, dont on commence à soupçonner qu'elle pourrait entraîner l'étouffement des spécificités des industries qu'elle touche. L'industrie stratégique de l'aéronautique et de la défense étant particulièrement spécifique, il est normal que ce soit à son propos qu'on rencontre des interrogations aussi importantes, venant de personnages aussi peu suspects d'opposition idéologique et/ou systématique à ce processus.
Il faut s'attendre à ce que le débat, qui en est à son extrême début, prenne une réelle ampleur aux États-Unis, puisqu'il concerne la substance même de l'État de Sécurité Nationale, à l'heure où des contestations sérieuses contre l'État fédéral s'affirment. Dans cette perspective, le retard européen, qui a provoqué tant de critiques et de jérémiades, pourrait s'avérer être un utile délai de réflexion ; et la tendance, également tant dénoncée ces dernières années, à l'intervention étatique systématique dans ces pays européens (en France, mais aussi au Royaume-Uni et en Allemagne malgré les affirmations contraires), pourrait s'avérer comme un très utile garde-fou, une façon d'appréhender avec le maximum de précautions le processus nécessaire de restructuration.