L’anomalie française

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Effectivement, en citant l’“anomalie”, nous voulons parler de ce qui “n’est pas normal”; de ce qui est, en un sens, la subversion de l’ordre établi. L’anomalie est donc une grande chose lorsque la normalité est ce que nous voyons autour de nous, dans cette planète dévastée, et l’ordre établi le catéchisme en faveur de cette normalité. The Economist, lui, nous la fait à l’anglaise, avec ce souci de parsemer son texte d’expressions française, cette curieuse façon d’illustrer le rapport amour-haine qui rassemble et sépare les deux pays. D’où son titre, ce 7 mai 2009: «The French model – Vive la différence!»

Il s’agit effectivement de montrer comment la France résiste mieux à la crise que les autres, non pas tant dans les chiffres économiques, même s’ils peuvent être sollicités, mais essentiellement dans la manière de cette résistance. Mais d’abord, The Economist commence par the plat du jour, qui est, après tout fort justement, de nous mettre (faisons comme si nous étions Français) notre nez dans notre propre inconséquence. L’hebdomadaire britannique signale, fort justement insistons, sur le fait que les plus sévères critiques du “modèle français” avant la crise furent évidemment les élites françaises elles-mêmes. (Ils faillirent même en faire une école, alors que c’est une éducation permanente de nos élites: le “déclinisme” de Nicolas Baverez.) So, nous dit The Economist:

«In recent years, before the financial crash, what is loosely known as the French model came in for fierce criticism, chiefly for failing to generate enough growth or jobs. Its detractors have not only been les Anglo-Saxons but have also included Nicolas Sarkozy himself. He may be better known now for proclaiming the end of laissez-faire capitalism. But he was elected France’s president partly by arguing that the French model was moribund, and picking out the British and American models for praise.

»Before him, a string of government-commissioned reports, written by such authors as Michel Camdessus, a former IMF managing director, and Michel Pébereau, chairman of BNP Paribas, laid bare the failings and costs of the system. France’s public spending accounted for 52% of GDP in 2007, next to 45% in Britain and 37% in America. Yet in 1997-2007 its annual rate of GDP growth was below the OECD average.»

D’où, humour ambigu et ironie grinçante, le même article nous renvoie, un peu plus bas à quelques citations et exclamations de ceux qui sont en train de devenir des admirateurs, contraints ou étonnés c’est selon, du “French model”, – l’inévitable BHO en premier. (Nous lisons sur Marianne2, le 12 mai 2009, dans la chronique de Bernard Maris, avec France-Inter, ceci qui nous a donné l’idée d’aller consulter l’article de The Economist: «Lisons maintenant Enjeux-Les-Echos, supplément des Echos, qui, sous la plume de son éditorialiste affirme qu’Obama est fasciné par le modèle européen et plus précisément français.»)

«Indeed, with a mix of amusement and self-satisfaction, the French have watched les Anglo-Saxons start to sound, well, increasingly French. Barack Obama says he wants Americans to save more and consume less, to make real things rather than short-term paper profits, to redistribute more wealth and provide health care for all. When he dropped in on Strasbourg, in eastern France, a town now linked by the TGV to Paris in little over two hours, he asked enviously: “Why can’t we have high-speed rail?” Time ran an article entitled “How we became the United States of France”. Newsweek published one claiming that “The last model standing is France”. When Christine Lagarde, France’s finance minister, appeared recently on Jon Stewart’s “The Daily Show”, an American comedy programme, she joked that “maybe you are moving in our direction.”»

The Economist analyse donc la façon dont la France lutte contre la crise, notamment en détaillant à l’entame de son texte la façon dont l’argent de l’Etat dégagé pour la relance est dépensée (« Over 60 metres (nearly 200 feet) above the ground in the Picardy town of Beauvais, fiscal stimulus à la française is under way. With tiny paintbrushes and sandblasters, artisans perched on scaffolding are painstakingly scraping away at the damaged façade of the towering 14th-century gothic cathedral. The €2m ($2.7m) restoration is one of 1,000 projects put in place by the French government as part of its €26 billion stimulus plan.») Puis vient l’analyse du “modèle français” tel qu’en lui-même, avec “the ghost of Colbert”, “le Plan” et la planification à long terme de l’infrastructure, le TGV et le nucléaire, le système social et le système de protection médicale… Puis, tout de même, une place est faite aux faiblesses françaises, ce qui permet de conclure que si les Français sont bien armés pour lutter contre la crise, ils le sont moins pour les temps merveilleux qui nous attendent, lorsque l’expansion-turbo aura repris ses droits: «As for the state as regulator, it may have protected the French economy from extreme volatility, but that goes for the upside too. A more stable economy in a recession also means a less dynamic, less innovative economy in good times. For all its positive elements, the French model has not yet not incorporated enough flexibility, leaving it with the task of ensuring solidarity, but not the dynamic growth needed to sustain it in the long run.»

Il y a plusieurs absences dans cette logique, comme des vides dans l’enchaînement de la pensée. D’abord, terminer en louant la stabilité du “modèle français” mais en soulignant ses faiblesses dans le cours du dynamisme économiques (type Anglo-Saxon), c’est faire un constat en ratant une réflexion. (Outre que le constat de la faiblesse, sur le terme, est immensément discutable, mais passons.) Il s’agit de la finalité de l’économie, – ou encore, l’économie existe-t-elle pour assurer un cadre de stabilité et de sécurité à une collectivité, ou pour sans cesse pousser en avant et en puissance le rythme de la production qui se fera, on l’a vu et on le sait puisque les Anglo-Saxons (sauf leurs banquiers) souffrent tant de ce point de vue, aux dépens de la stabilité et de la sécurité de la collectivité?

Mais la principale absence est au-delà et, l’on s’en doute, ne concerne pas le seul “modèle français”. La catastrophe contre laquelle la France est mieux armée que les autres a été provoquée par le “modèle” pour lequel The Economist remarque que les France est moins bien armée; cela signifie, in fine, que The Economist espère bien que les choses vont repartir comme elles étaient avant la crise sans s’aviser que, peut-être, sans doute, – “évidemment”, pour faire bref et en tenant compte de tout ce que nous savons, – nous voilà en route pour une nouvelle catastrophe quand, ou plutôt si l’économie repart comme aux temps de sa gloire (ce qui est bien peu évident, mais passons là aussi). Là, il y a une fermeture de l’esprit, qui n’a rien à voir avec le “modèle français” ou quoi que ce soit d’autre. Il y a une incapacité structurelle de cette pensée à imaginer que ce modèle anglo-saxon soit autre chose que la seule référence possible. Ce n’est pas au-delà de l’imagination, c’est au-delà de la psychologie.

Le seul débat sérieux qu’implique ce texte, qui n’est pas abordé, n’est pas celui du “modèle français”, parce que ce “modèle” est en réalité l’adaptation à un système d’un esprit qui, fondamentalement, rejette ce système. Il n’est pas, – comme d’ailleurs, un certain nombre de Français voudraient le croire, – une adaptation plus ou moins habile, plus ou moins admirable, à une mécanique générale, à un système qui est évidemment l’avenir de l’homme et l’avenir du monde, et rien d’autre. Le seul débat, évidemment, est celui de la validité, de la santé, de l’avenir de ce système, – c’est-à-dire, pour faire bref et montrer que le débat est tranché dès qu’il est posé, de sa monstruosité et de son nihilisme. Le “modèle français” ne peut être jugé qu’en fonction de cela et rien d’autre. Sa seule utilité fondamentale est que, par son existence, il montre que le système qui est en place et qui s’effondre dans la catastrophe est une usurpation de la civilisation, une infamie enfantée par une psychologie malade. Dans ce cas, la France a, sans que les Français s’en doutent nécessairement, a la vertu d’instruire un peu mieux le procès de la plus grande catastrophe qu’ait engendrée la plus grande civilisation (en quantité et en puissance) qui s’avère à son terme être la civilisation pervertie par excellence. La France représente, souvent malgré les Français et malgré tel ou tel Président, un modèle de subversion de la perversion qu’est devenue la civilisation.


Mis en ligne le 13 mai 2009 à 10H33