L’“anthropocène” et notre responsabilité universelle

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Nous avons souvent parlé de l’importance que nous accordons à l’effet de l’action humaine sur notre univers (sur l’environnement, etc.), comme d’ailleurs l’un des fondements de la crise eschatologique et de l’eschatologisation des crises, – donc, comme d’un événement historique et métahistorique, et un événement politique, tout cela évidemment fondamental. Dans ce cadre, on comprend le caractère capital de la question du baptême de notre ère géologique en “anthropocène”, impliquant que, pour la première fois dans l’histoire à laquelle nous nous référons, l’action de l’homme a un effet important, sinon bouleversant et absolument déstructurant, sur l’équilibre et la structure de l’univers. Nous en parlons notamment dans La grâce de l’Histoire (voir la Première Partie de l’ouvrage, mise en ligne le 25 janvier 2010, dont la partie en “lecture libre” se termine sur cette question de l’anthropocène) ; nous en parlons récemment, le 5 avril 2011, à propos d’une intervention de l’environnementaliste McKibben (on retrouve dans notre texte une citation du passage de La grâce de l’Histoire cité plus haut), et le 21 avril 2011.

Un article du Guardian du 3 juin 2011 rapporte que va s’engager la bataille pour faire adopter officiellement le nom d’“anthropocène”…

«These are epoch-making times. Literally. There is now “compelling évidence”, according to an influential group of geologists, that humans have had such an impact on the planet that we are entering a new phase of geological time: the Anthropocene.

»Millions of years from now, they say, alien geologists would be able to make out a human-influenced stripe in the accumulated layers of rock, in the same way that we can see the imprint of dinosaurs in the Jurassic, or the explosion of life that marks the Cambrian. Now the scientists are pushing for the new epoch to be officially recognised. “We don't know what is going to happen in the Anthropocene,” says geographer Professor Erle Ellis of the University of Maryland. “But we need to think differently and globally, to take ownership of the planet.”

»Anthropocene, a term conceived in 2002 by Nobel laureate Paul Crutzen, means “the Age of Man”, recognising our species' ascent to a geophysical force on a par with Earth-shattering asteroids and planet-cloaking volcanoes. Geologists predict that our geological footprint will be visible, for example, in radioactive material from the atomic bomb tests, plastic pollution, increased carbon dioxide levels and human-induced mass extinction.

»“Geologists and ecologists are already using the term ‘Anthropocene’, so it makes sense to have an accepted definition,” says geologist Dr Jan Zalasiewicz of the University of Leicester. “But, in this unusual case, formal recognition of the epoch could have wider significance beyond the geology community. By officially accepting that human actions are having an effect on the makeup of the Earth, it may have an impact on, say, the law of the sea or on people's behaviour.”»

L’Anthropocene Working Group de l’International Commission on Stratigraphy chargée de recenser et de déterminer les périodes de temps géologiques, s’est réuni à Londres le mois dernier. Encore quelques détails et précisions, et la proposition d’adopter la classification de l’ère anthropocène sera présentée à la “communauté scientifique”. Et là, comme le dit Zalasiewicz, “la bataille commencera”…

Il y a des résistances très sérieuses à cette proposition d’adopter le classement avec l’ère de l’anthropocène. Ces résistances n’ont rien pour l’essentiel de scientifique mais ressortent d’une façon révélatrice d’attitudes psychologiques, politiques, idéologiques, philosophiques, etc. Un des promoteurs de l’adoption du terme, le professeur Erle Ellis de l’université du Maryland, résume fort bien l’enjeu de cette “bataille” : «We broke it [the planet], we bought it, we own it. Now we've got to take responsibility for it…»

“Responsabilité”, – parfaitement, le mot est dit. Puisque sapiens a voulu prendre les choses en mains, il est temps qu’on mesure précisément le résultat de l’acte, et notamment en baptisant officiellement l’objet du délit, en l’affichant scientifiquement, – ils aiment tant “leur” science, – à la face de notre connaissance, pour l’en imprégner, avec l’accusation de la responsabilité fondamentale qui va avec. Un débat scientifique sur la nomination de “notre ère”, où sapiens prit enfin les choses en mains, a au moins le mérite de nous épargner les débats sans fin sur le pourcentage de responsabilités humaines dans les émissions de CO2, avec intervention garantie des philantropes-pétroliers texans, hypothèses nombreuses et complots en tous sens.

La question du baptême de l’anthropocène, dont Crutzen (qui a parlé du terme et de son application durant les années 1990, bien avant 2002) fait remonter l’application acceptable à partir de la fin du XVIIIème siècle, n’est en aucun cas de pure forme, même si la matière est formelle. Les réticences annoncées par Zalasiewicz pour décrire la “bataille” qui attend la commission qui propose le baptême semblent bien n’avoir que fort peu à voir avec la science, même si elles seront présentées comme telles par ceux qui les avanceront. D’une façon bien différente, et révélatrice, elles se réfèreront à l’idéologie, à la philosophie, etc., et également comme réaction fondamentale de la psychologie devant une initiative déstabilisatrice en ce sens qu’elle implique de façon formelle, officielle, indubitable du point de vue d’autorités connectées, qu’elles le veuillent ou non, au Système, une responsabilité prédatrice et déstructurante de l’espèce humaine dans le processus de dégradation de l’univers… Cela vaut bien une sorte de Procès de Nuremberg intenté au Progrès et à tout ce qu’on en a fait au nom de l'“idéal de puissance”.

Cette démarche, dont nous ne devons pas mésestimer la puissance d’influence sur les philosophies basses et les humeurs de communication d’une populace qu’on persiste à désigner comme “nos élites”, qui continue à prospérer à l’ombre du Système en phase d’effondrement, cette démarche implique une nouvelle tactique pour une prise de conscience fondamentale. Nous ne disons nullement que cette méthode et ce but sont réalisés en pleine conscience, en tant que telle (quoique la remarque de Ellis nous en dise tout de même là-dessus), mais qu’elle devrait de toutes les façons provoquer un effet important. On se trouve aujourd’hui en situation de blocage par la polémique autour de la crise climatique, section émissions de gaz CO2, ramenée à une bataille de chiffonniers comptables des pourcentages d’émissions, et de groupes d’intérêt incroyablement impudents. La polémique est gangrenée par toutes les pressions partisanes, idéologiques, de communication, d’humeurs diverses et de vanités non moins nombreuses, d’obsessions et d’automatismes d’une raison pervertie. La démarche d’instituer la dénomination d’anthropocène représente, dans ce contexte, un processus symbolique d’une grande force, “par le haut”. Si elle réussit, elle recouvrira et étouffera toutes ces scories polémiques et dérisoires d’une puissante affirmation, dont la puissance fera taire les diverses basse-cours : depuis deux siècles d’anthropocène, l’homme intervient massivement sur l’équilibre du monde, le détruit et poursuit un comportement massif de déstructuration de l’univers, – point, à la ligne... La véritable responsabilité sera alors établie, indubitable, et tout le reste réduit à quelques poussières d’une polémique dépassée, et nous serons psychologiquement placés devant ce terme impitoyable : notre responsabilité. Cela ne sera pas un événement tonitruant, qui enflammera le système de la communication, mais une puissante évidence qui pèsera formidablement sur les psychologies et influera rapidement sur les jugements. Il ne faut dès lors pas se demander pourquoi la bataille pour l’acceptation de l’institution de l’ère anthropocène sera si rude. Face à cette attaque, le Système pèse de tout son poids sur ses serviteurs les plus zélés pour qu’ils résistent à une telle déclaration fondamentale, implicitement inscrite dans le choix de l’ère anthropocène, qui n’est rien de moins qu’une mise en accusation totale du Système avec une exposition non moins totale de la responsabilité humaine.


Mis en ligne le 6 juin 2011 à 08H52