L’anxiété de Amérique et l’état d’esprit des grandes catastrophes imminentes

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Il est vrai que, parcourant les textes “Op-Ed” de l’International Herald Tribune, puis, s’arrêtant à celui-ci, nous nous sommes dit : “Tiens, Krugman est bien pessimiste aujourd’hui”, – pour nous apercevoir, et cela est bien significatif, qu’il ne s’agissait pas de Paul Krugman mais de Thomas Friedman. Comme tenu des personnalités, des styles et des caractères, ce n’est pas de “bien pessimiste” qu’il faut qualifier ce texte, – s’il était de Krugman, – mais de “crépusculaire”, – parce qu’il est de Friedman.

Le gros Thomas Friedman nous dit qu’il y a quelques mois, on se demandait qui Obama allait prendre comme vice-président(e) pour l’aider à compenser ce qu’on perçoit comme son manque d’expérience en matière de sécurité nationale. “Je prédis”, dit-il, qu’en août, à la convention démocrate, il choisira son vice-président ou sa vice-présidente pour l’aider à affronter la crise économique. Il poursuit ses prédictions: ce n’est pas l’Irak qui comptera durant la campagne, que les choses y aillent mieux ou pire, c’est l’Amérique en crise, l’Amérique dans la pire des crises. «I think nation-building in America is going to be the issue.»

“Les choses ont changé”, dit-il encore. Oubliez Al Qaïda, le terrorisme, toutes ces choses qui vont apparaître désormais comme accessoires, futiles, – «It's the state of America now that is the most gripping source of anxiety for Americans». Rarement un commentaire aura paru aussi révélateur d’un état d’esprit tournant à la perception d’une catastrophe imminente, comme celui de Friedman le 29 juin dans The International Herald Tribune.

Un texte d’urgence, un texte de désespoir, un texte pour un temps eschatologique… Non seulement les choses paraissent s’enfoncer dans la catastrophe, de la crise du pétrole à celle du système bancaire, à celle de l’immobilier, à celle de l’emploi; mais, par-dessus tout, celle du système, impuissant, paralysé, totalement incapable d’appréhender la catastrophe qui s’étend comme une tâche d’huile, totalement inexistant…

«My fellow Americans: We are a country in debt and in decline – not terminal, not irreversible, but in decline. Our political system seems incapable of producing long-range answers to big problems or big opportunities. We are the ones who need a better-functioning democracy - more than the Iraqis and Afghans. We are the ones in need of nation-building. It is our political system that is not working.

»I continue to be appalled at the gap between what is clearly going to be the next great global industry - renewable energy and clean power - and the inability of Congress and the administration to put in place the bold policies we need to ensure that America leads that industry.

»“America and its political leaders, after two decades of failing to come together to solve big problems, seem to have lost faith in their ability to do so,” the Wall Street Journal columnist Gerald Seib noted last week. “A political system that expects failure doesn't try very hard to produce anything else.”

»We used to try harder and do better. After Sputnik, we came together as a nation and responded with a technology, infrastructure and education surge, notes Robert Hormats, vice chairman of Goldman Sachs International. After the 1973 oil crisis, we came together and made dramatic improvements in energy efficiency. After Social Security became imperiled in the early 1980s, we came together and fixed it for that moment. “But today,” added Hormats, “the political system seems incapable of producing a critical mass to support any kind of serious long-term reform.”

»If the old saying – that “as General Motors goes, so goes America” – is true, then folks, we're in a lot of trouble. General Motors' stock-market value now stands at just $6.47 billion, compared with Toyota's $162.6 billion. On top of it, GM shares sank to a 34-year low last week.

»That's us. We're at a 34-year low. And digging out of this hole is what the next election has to be about and is going to be about - even if it is interrupted by a terrorist attack or an outbreak of war or peace in Iraq. We need nation-building at home, and we cannot wait another year to get started. Vote for the candidate who you think will do that best. Nothing else matters.»

Faut-il rapprocher ce texte des déclarations de Maurice Lippens, le président du groupe belgo-hollandais (banque, assurance) Fortis, au quotidien néerlandais De Telegraaf, ce 30 juin? Sans aucun doute, l’esprit du temps s’y retrouve.

Lippens ne prend pas de gants, ce qui est significatif pour un dirigeant d’un groupe d’une telle envergure, parlant ès-qualité. Il explique que Fortis s’attend à ce que les marchés financiers américains s'écroulent totalement dans les prochains jours ou semaines, – justifiant ainsi les mesures d'urgence prises la semaine dernière par Fortis. «Aux Etats-Unis, ça va plus mal que ce qu'on imagine. […] Il y a deux mois, nous ne savions pas que ça allait si mal aux Etats-Unis. Et ça va encore empirer.» Lippens base ses prévisions sur des rencontres intensives, ces dernières semaines, avec les milieux bancaires US. Il prévoit non seulement des faillites en cascade dans les 6.000 banques non assurés mais juge même que des groupes de la taille de Citigroup et de General Motors sont menacés.

La psychologie du système, essentiellement en Amérique et à propos de l’Amérique, est aujourd’hui celle des grandes catastrophes. C'est par-dessus tout ce facteur qui est essentiel, bien plus que les crises systémiques diverses: la psychologie de plus en plus paralysée, fascinée, impuissante, devant ce qu'elle perçoit comme l'imminence de la crise; ce facteur-là est essentiel parce qu'il garantit l'impuissance de la réaction, la capitulation par avance. L’analogie de 1929-1933 vient à l’esprit; mais, si l’analogie est justifiée, tout indique que les choses devraient être pires encore. Ainsi la psychologie perçoit-elle l'événement à venir, et la perception est déjà presque une anticipation créatrice de l'événement.


Mis en ligne le 1er juillet 2008 à 05H36