La paranoïa des dirigeants américains

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La paranoïa des dirigeants américains

29 mars 2005 — Reprenant la fameuse phrase de la National Defense Strategy of the United States of America de la QDR 2005, où les organisations multinationales sont identifiées sur un même plan de dangerosité que le terrorisme, Norman Solomon, spécialiste américain des médias, relève le silence assourdissant de la grande presse évidemment libre et combien professionnelle des Etats-Unis. Qu’il se rassure : chez nous, ce n’est pas différent. La chose, — la simple évidence — est fort difficile à distinguer par les médias dont l’activité intellectuelle, habillée du terme de “raison”, est caractérisés par l’expression postmoderne de “bienpensance” ou telle autre, plus conformiste, de “conformisme”.

« Journalists often refer to the Bush administration's foreign policy as "unilateral" and "preemptive." Liberal pundits like to complain that a "go-it-alone" approach has isolated the United States from former allies. But the standard American media lexicon has steered clear of a word that would be an apt description of the Bush world view.

» Paranoid.

» Early symptoms met with tremendous media applause in the immediate aftermath of 9/11. Skepticism from reporters and dissent from pundits were sparse while President Bush quickly declared that governments were either on the side of the USA or "the terrorists." Since then, the paranoiac scope of the administration's articulated outlook has broadened while media acceptance has normalized it – to the point that a remarkable new document from the Pentagon is raising few media eyebrows. »

Fort justement, Solomon relève combien l’attitude des dirigeants américains relève purement et simplement de la paranoïa. Cette explication a évidemment beaucoup de logique et de bon sens pour elle, en plus de précédents historiques sérieux. Quoique assez simple (quoique radicale) puisqu’elle fait appel à une pathologie très compréhensible, mais justement parce qu’elle fait appel à des facteurs non politiques et non idéologiques, cette explication a toujours déplu aux esprits universitaires. C’est la même démarche que ceci, que signale John Kenneth Galbraith dans son petit livre Des amis influents (Between friends) : Galbraith faisait partie de l’équipe américaine chargée d’interroger les criminels de guerre nazis capturés. Il les apprécia tous comme des médiocres, sauf Albert Speer, avec lequel il s’entretint longuement. Speer lui expliqua que les dirigeants nazis vivaient, à partir de 1943-44, « dans un océan d’alcool ». Speer expliquait ainsi en très bonne partie les difficultés, les incohérences, les irrationalités dans l’exercice du pouvoir dans ces conditions, sur la fin de la guerre. Pour conclure cette anecdote, Galbraith remarque les réticences considérables des historiens et du monde académique à prendre en compte de tels facteurs, manifestement pathologiques, pour expliquer des comportements et, surtout, des politiques.

Le cas avec l’Amérique d’aujourd’hui est peut-être assez semblable sur le plan du comportement psychologique. Certes, il n’est question ni d’alcool, ni d’autres interventions du même type, mais l’influence écrasante du système de communication et de diffusion de l’information doit être ici envisagé comme un facteur éventuel de modification de la psychologie. C’est un point essentiel de notre thèse sur le virtualisme.

Dans le même sens, on lira avec profit le texte de l’éditorialiste américain Alan Bock, dans sa chronique d’Antiwar.com du 25 mars. Bock propose, sous le titre « Signs of Imperial Sclerosis? », le récit d’une visite que le vice-président Cheney vient d’effectuer au quotidien dont lui-même, Bock, est également éditorialiste, le Orange County Register, quotidien californien tirant à 300.000 exemplaires. Bock compare cette visite avec celle d’un autre vice-président, Dan Quayle, probablement en 1990.

Quelques mots sur la visite :

« The meeting with Dick Cheney, however, was an order of magnitude or so different from the meeting so long ago with Dan Quayle, or any of the other political editorial board meetings I've attended. It wasn't just a few Secret Service agents a couple of days before the meeting, but squadrons of them, for at least four days prior to the brief interview, going over every detail you can imagine and some you probably can't, not a couple of times but seven or eight times. The meeting was on a Monday and our boss was involved in meetings with the Secret Service and vice presidential staff – along with the Santa Ana police – almost the entire day Friday.

» Previous meetings with politicians sometimes caused a minor amount of inconvenience for the rest of the newspaper staff. This one disrupted the entire buildingfor long stretches of the day. We have a five-story building, and the publisher's conference room is on the fifth floor. On previous political visits, Secret Service people were content to station a couple of people by the doors to the conference room. For this meeting, they closed off half of the fifth floor to everybody but those scheduled to be in the meeting. They checked IDs of the advertising people who work on the other half of the floor. They cleared everybody – everybody – from the fourth and then the fifth floor for about 45 minutes so they could check with bomb-sniffing dogs and who knows what kind of equipment.

» There were at least 30 Santa Ana police in various parts of the building, including stairwells, beginning about two hours before Cheney got there. I don't know how many Secret Service people were deployed in the building and at the entrances, but I would be surprised if it was fewer than 50. A couple of helicopters circled the building continuously from about an hour before the vice president arrived. I hate to think how much it all cost the taxpayers. »

Bock présente sa description du point de vue de l’affectation de “volonté de puissance”, dans une phase nettement décadente, qu’il y distingue. On peut lire son texte, de façon complémentaire, du point de vue de la paranoïa qui touche le système. On a alors l’indication que cette paranoïa est générale, bureaucratique, structurée, — donc bien une sorte de pathologie collective, qui imprègne et transforme les psychologies individuelles faibles à l’intérieur de ce système, plutôt que des pathologies individuelles constituant par leur addition une pathologie artificiellement collective. Tout cela est justement explicable par l’hypothèse de la puissance de la pression des communications.

L’argument de la paranoïa collective est d’autant plus convaincant que Bock poursuit en observant que cet homme archi-protégé, archi-sécurisé, archi-isolé du reste du monde, archi-puissant en apparence, Dick Cheney, est un homme comme vous et moi, d’ailleurs assez sociable, éventuellement avec un certain sens de l’humour (« Perhaps the most important thing to take from this is that he is a man like any other man. [...] He has strong points and weak points. But despite the pomp that surrounded his visit, he's just one of us. »). Cette normalité qui pourrait paraître rassurante en d’autres circonstances, laisse au contraire à penser lorsqu’il s’agit de l’homme au cœur du système, qui active et renforce sans cesse la paranoïa du système par sa propre conduite, son acceptation des pressions du système. On est conduit à penser que cette normalité est de plus en plus marginalisée dans l’individu ainsi soumis au système, l’essentiel de l’activité renvoyant à l’idée de la pathologie collective imprégnant “les psychologies individuelles faibles à l’intérieur de ce système”.

Bock observe encore :

« The empire is not staffed by the great and powerful Oz behind the curtain but by fallible human beings. There are no gods or demigods guiding policy. »

Effectivement, et c’est là toute la faiblesse du système, une sorte d’activité auto-destructrice: le système en phase terminale, agissant avec une masse assourdissante de capacités de communication, n’influence plus les psychologies que pour les affaiblir, au point de les rendre totalement influençables à lui-même, et aussi totalement fermées et stériles, jusqu’à altérer gravement la capacité de perception et de jugement. Avec le système de l’américanisme à son stade “bushiste”, il est probable que nous y sommes.