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18815 septembre 2007 — Parfois nous nous demandons : mais est-ce que nous ne noircissons pas un peu trop les choses? Cette sorte de question surgit souvent au coin d’un séminaire où ronronnent plantureusement les experts occidentaux ou en lisant un message parfois excédé d’un lecteur.
Voilà pour l’introduction, jusqu’à ce qu’un de nos amis, un expert lui-même mais à l’esprit ouvert, — il en survit encore quelques-uns, — nous tende une copie de cette annonce de la “Defence Conference 2007”, trouvée hier sur le site du prestigieux et “authoritative” groupe Jane’s. Notre ami-expert nous fit remarquer cette phrase, glissée dans un texte extrêmement anodin, archétype du phrasé de la relation publique qui entend vous convaincre d’acheter un char ou un trois-pièces blindé, idéal pour les dangers et menaces de 2020.
Voici donc, extrait de cette annonce, quelques paragraphes : l’introduction d’abord, puis les deux paragraphes principaux où s’est glissée notre phrase, soulignée par nous en gras pour la rendre bien reconnaissable. Ces extraits sont introduits par le titre «Defence in 2020 and Beyond», puis par le chapeau «How best to cope with uncertainty — the challenges for governments, the military and industry».
Enchaînons…
«In 1990 the threats of today were not envisaged. Will this be equally true of the situation that will confront the world in the 2020s?
»Equipment lead times are long and acquisition processes complex and expensive. This forum, held as DSEi brings London into global focus, looks at how to avoid being wrong footed in the 2020s.
(…)
»Following on from the successful Defence Conference 2006 in London, this new annual conference looks at the global trends affecting defence and foreign policy, at the new and mutating threats, at their strategic implications and at the consequences for equipment and manpower. The Joint Doctrine and Concepts Centre of the British military predict a breakdown of the global order in the next decade and other strategic thinkers are equally pessimistic. The consequences for the armed forces of NATO countries, Australia and Japan will be particularly severe, and equipment and manpower projections and plans will require amendment. The defence industries of Western countries will have real scope to develop new capabilities and programmes.
»The conference will look at these and assess the priorities for defence ministries and the business opportunities for those who supply them. Some existing priorities will remain, others will be modified and new areas will emerge. This will be good for agile industry as countries cope with, and budget for, existential threats rather than ‘wars of choice’ and they have to decide in the light of the growing arc of extremism and as states multiply, how to bring their defence and security work into a more integrated relationship.»
Plusieurs choses nous frappent…
• L’extraordinaire contraste entre le papotage as usual du type “qu’est-ce que vous porterez dans les années 2020”, “quelle sera la mode en matière de communications, de blindés, de ceci, de cela…”, comment éviter d’être “wrong footed” (“mal chaussé”) dans les années 2020… Et puis cette phrase absolument crépusculaire, apocalyptique, du type “tout notre système va s’effondrer dans les dix prochaines années, tout le monde est d’accord”, — en plus, avec une référence solide, comme tout ce qu’offre Jane’s puisqu’il s’agit du service de planification et de prévision des forces armées britanniques («The Joint Doctrine and Concepts Centre of the British military predict a breakdown of the global order in the next decade and other strategic thinkers are equally pessimistic»).
• Ce qui nous frappe également, c'est l’emplacement fort anodin de cette phrase, son usage de simplement ajouter un argument de poids à l’ensemble de l’argumentaire: écoutez, l’apocalypse est pour demain c’est officiel, alors il est vraiment nécessaire que vous sachiez quelle paire de chaussure porter après-demain. L’essentiel, c’est manifestement la paire de chaussures, l’apocalypse n’a vraiment qu’une importance utilitaire. D’ailleurs, on n’y revient pas, — la nouvelle ne fait pas “la une”.
Nous ne sommes pas là, dans ce texte, pour discuter de l’orientation de l’évaluation. (Nos lecteurs savent pourtant bien que cette appréciation rejoint la nôtre, tout cela, — ces prévisions extrêmement pessimistes, — étant du domaine de l’évidence.) Nous sommes pour baguenauder ou philosopher, c’est selon, sur l’aile de cette catastrophe que nos commentateurs prévoient et refusent d’appréhender dans un même élan intellectuel.
… Par conséquent, non, nous ne noircissons pas vraiment les choses. Il est avéré, comme le montre ce texte anodin, que les autorités les plus respectables dans la “science” de la prévision et dans l’“expertise” de la politique de sécurité relèvent tous les signes d’une catastrophe globale, d’un collapsus du système dans un temps assez proche. Nous pourrions pinailler à propos de cette prévision, comme font nombre de spécialistes, assurés qu’à partir d’une trouvaille dans leur spécialité (“tout n’est pas si sombre qu’on nous le peint”) ils peuvent faire montre de cet esprit de contradiction qui leur semble parfois le refuge de l’intelligence et du non-conformisme. (On ne dira sans doute jamais combien de prises de position contre la perception d’un destin catastrophique de la crise climatique tiennent aujourd’hui, d’abord au fait que cette perception a atteint les cercles officiels. Il existe, c’est connu, un conformisme du non-conformisme qui ne résout pas nos problèmes mais qui satisfait quelques vanités ou préserve le confort de quelques certitudes.)
Mais non. Il nous semble que le bon sens est, cette fois, du côté de l’unanimité de la perception. Par quelque bout qu’on la prenne, y compris (et surtout?) par le constat de l’effondrement extraordinaire de notre psychologie engendrant la lâcheté et la perversion du jugement par l’alignement conformiste, y compris (et surtout?) par le triomphe de la laideur dans notre civilisation, — tout nous fait comprendre et sentir que l’avenir tout proche ne peut être que catastrophique. Il y a dans ce constat l’acceptation d’une fatalité historique dont nous nous sommes nous-mêmes fait les complices actifs, au moins durant les trois derniers siècles.
Par contre, ce que montre le caractère anodin, presque allusif du “détail” contenu dans ce texte, c’est le caractère extrême qu’a atteint la lâcheté de la réflexion ou de la spéculation. Vous lisez un texte où l’on vous dit, sur un ton gaillard et plein d’allant, qui sent son contrat près à être signé, ou déjà signé en fait, — où l’on vous dit comme ça, en passant : “à propos, vous savez, l’effondrement de notre système est pour demain, ou disons après-demain, et tout le monde est d’accord…” ; puis, où l’on vous invite (mais la conférence doit être payante) à poursuivre votre activité courante de vous informer des systèmes dont vous devrez vous équiper après-demain, en 2020. L’on vous dit en même temps que ces systèmes sont essentiels (la preuve, ceux qu’on a aujourd’hui, qui vous furent recommandés hier, ne marchent pas), et qu’ils ne serviront à rien puisqu’entre temps, — “l’apocalypse, à propos”…
Il nous paraît un peu inutile de débattre de la prévision puisque le bon sens nous crie que la poursuite de la folle évolution présente est devenue raisonnablement impossible sans rencontrer, sous une forme ou l’autre, la catastrophe. Il est plus utile de tenter de comprendre ce qui, aujourd’hui, dans l’esprit humain, pousse à savoir et à refuser de savoir, dans un même élan. Notre système fonctionne suffisamment pour pouvoir distinguer par la prévision ce que le bon sens vous annonce comme évident, — dito, la catastrophe. Sa perversité a atteint un tel degré de quasi-perfection qu’en même temps notre système nous conduit à refuser les implications, jusqu’aux plus évidentes, de cette connaissance évidente. L’explication est dans quelques hypothèses. Il reste un débris infime et infâme de croyance dans le Progrès (“on trouvera bien quelque chose…”); il y a une sorte de résignation hébétée, un effarement de la pensée devant l’horrible perspective; il y a peut-être un autre reste, infime mais un peu moins infâme sans doute, d’un appel inconscient au sacré, comme si, après tout, l’on comptait sur l’intervention ultime et divine.
Il faut accepter l’idée de cette possibilité d’avoir en même temps à l’esprit qu’il nous semble que plus rien ne peut nous sauver et qu’il nous paraît nécessaire de réaliser cette effrayante probabilité, de l’affronter, de l’embrasser dans toutes ses implications, de se coltiner avec elle. La seule chose qu’il nous reste de l’enseignement de notre civilisation si totalement pervertie est bien la nécessité du courage d’affronter la réalité de notre destin, même si ce destin est catastrophique, surtout s’il l’est; la nécessité, aussi, du courage de mesurer notre responsabilité dans cette perspective catastrophique. Il n’est plus temps de se juger soi-même sur l’intelligence de son jugement mais aussi sur le courage de son jugement.
En avril 1919, Valéry écrivait la phrase fameuse : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles…» Quelques années plus tard, il fit ce commentaire, la phrase ayant connu la célébrité qu’on sait :
«Enfin, quant à ma phrase même, elle exprime une impression de 1919 et annonce le développement qui la suit et est chargé de lui donner un sens. Je la considère comme une sorte de photographie. Le titre même de l'étude (‘La crise de l'Esprit’) et l'ensemble des idées qu'elle contient me semble montrer assez clairement que j'entends décrire une “phase critique”, un état de choses opposé fortement à celui que l'on représente par les noms de “régime” et de “développement régulier”. Le problème de la IIe décade me paraît donc se préciser ainsi : Sommes-nous vraiment dans une phase critique? A quoi le connaît-on? Cette maladie peut-elle être “mortelle”? Pouvons-nous, oui ou non, imaginer de telles destructions matérielles et spirituelles, ou de telles substitutions, non fantastiques mais réalisables, que l'ensemble de nos évaluations d'ordre intellectuel et esthétique n'ait plus de sens actuel?»
Il exista donc des époques où la courage du jugement s’ajoutait à l’intelligence du jugement pour exiger de soi-même de ne rien se dissimuler de toutes les implications de ce même jugement. Nous sommes aujourd’hui, un siècle après Valéry et les autres, devant la nécessité du courage de penser l’évidence, — puisque l’interrogation de Valéry a fait place à l’évidence de notre destin. Cette nécessité de courage, c’est tout ce qu’il nous reste pour prétendre à la dignité … Le reste, — notre destin, — ne semble plus vraiment tout à fait de notre ressort, s’il l’a jamais été.