L’apport iranien à notre crise de civilisation

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L’apport iranien à notre crise de civilisation

17 juin 2009 — Les temps ont changé, vous dit-on. La crise iranienne n’est pas à prendre avec des pincettes, et elle n’est pas prise avec des pincettes. On ne parle certainement pas des commentaires européens, français-parisiens surtout, qui sont embourbés dans un vaste espace de mélasse vertueuse parcourue d’une longue houle charriant les pensées sur les droits de l’homme, démocratie et port du tchador; il y a là le cas d’une pensée, nous parlons surtout de l’intelligence parisienne, saisie de quelque chose qui serait le vertige épileptique de la paralysie achevée, une sorte d’éjaculation permanente du verbe paralysé dans le territoire de l’inutilité incantatoire. (Diantre, ces gens nous feraient poètes un tantinet érotiques, sinon héroïques. Passons.)

Dans ce cas, l’important se passe aux USA. Le phénomène instructif est que les USA, en déclin absolument accéléré, sont les seuls aujourd’hui à avoir une politique iranienne. Pendant huit ans où ils donnèrent encore l’illusion de la puissance conquérante à ceux qui y croyaient encore, les USA cultivèrent une non-politique réduite à la menace bimensuelle d’une attaque contre l’Iran. Les Européens, qui avaient lancé une politique iranienne en 2003 (nous y croyions, alors), l’abandonnèrent bientôt, convaincus de l’excellente stupidité de la politique américaniste et, par conséquent, de l’intérêt éclatant de s’y rallier. Ils furent confirmés par le tournant français, type néo-sarkozyste, séduit par la fable de la carotte et du bâton. Depuis, ils n’en démordent plus. L’Europe n’a donc, pas plus que la France, la moindre politique iranienne, non parce qu’elle ne le peut pas (elle a montré en 2003 qu’elle pouvait en avoir une) mais parce qu’elle n’imagine plus de pouvoir en avoir.

Donc, tournons-nous vers les Américains. Ceux-ci n’ont pas l’intention de changer leur politique des “petits pas” de rapprochement de l’Iran, quel que soit le lider maximo de l’endroit. Pour l’instant, on attend de voir en observant que rien n’a changé (dans cette politique) et que tout continue. Aussi nous arrêterons-nous à un article de George Friedman, de Stratfor.com, du 15 juin 2009, qui entrecoupe un commentaire assez désabusé sur la suite (“rien ne va vraiment changer”) de considérations qui nous intéressent un peu plus…

Le commentaire un peu désabusé, c’est ceci, – à notre avis, un peu trop désabusé, parce que parlant de la poursuite du statu quo qui précédait (par définition) comme si ce qui a précédé le 12 juin n’avait rien apporté de nouveau, – alors que c’est le contraire, qu’il y a eu du nouveau en quelques mois, que la suite nous apportera également du nouveau, avec BHO poursuivant sa politique: «For the moment, the election appears to have frozen the status quo in place. Neither the United States nor Iran seem prepared to move significantly, and there are no third parties that want to get involved in the issue beyond the occasional European diplomatic mission or Russian threat to sell something to Iran. In the end, this shows what we have long known: This game is locked in place, and goes on.»

Maintenant, les considérations qui nous intéressent un peu plus. Il s’agit des extraits les plus significatifs de l’analyse ainsi exprimée; nous demanderons à nos lecteurs d’en écarter les considérations sur la situation électorale, sur la politique iranienne, qui a gagné et qui n’a pas gagné et ainsi de suite, pour ne garder que les considérations d’ordre culturel et de civilisation…

«Americans and Europeans have been misreading Iran for 30 years. Even after the shah fell, the myth has survived that a mass movement of people exists demanding liberalization — a movement that if encouraged by the West eventually would form a majority and rule the country. We call this outlook “iPod liberalism,” the idea that anyone who listens to rock ‘n’ roll on an iPod, writes blogs and knows what it means to Twitter must be an enthusiastic supporter of Western liberalism. Even more significantly, this outlook fails to recognize that iPod owners represent a small minority in Iran — a country that is poor, pious and content on the whole with the revolution forged 30 years ago.

»There are undoubtedly people who want to liberalize the Iranian regime. They are to be found among the professional classes in Tehran, as well as among students. Many speak English, making them accessible to the touring journalists, diplomats and intelligence people who pass through. They are the ones who can speak to Westerners, and they are the ones willing to speak to Westerners. And these people give Westerners a wildly distorted view of Iran. They can create the impression that a fantastic liberalization is at hand — but not when you realize that iPod-owning Anglophones are not exactly the majority in Iran.»

(…)

«It also misses a crucial point: Ahmadinejad enjoys widespread popularity. He doesn’t speak to the issues that matter to the urban professionals, namely, the economy and liberalization. But Ahmadinejad speaks to three fundamental issues that accord with the rest of the country.

»First, Ahmadinejad speaks of piety. Among vast swathes of Iranian society, the willingness to speak unaffectedly about religion is crucial. Though it may be difficult for Americans and Europeans to believe, there are people in the world to whom economic progress is not of the essence; people who want to maintain their communities as they are and live the way their grandparents lived. These are people who see modernization — whether from the shah or Mousavi — as unattractive. They forgive Ahmadinejad his economic failures.»

Par conséquent, essayons de bien séparer les jugements implicites ou explicites sur la situation iranienne des considérations plus générales qui les accompagnent. Les premières sont intéressantes mais discutables comme toute analyse politique. (Par exemple, Flynt Leverett, de New American Foundation, qui publie une bonne analyse politico-économique ce 15 juin 2009, qui estime au contraire que la gestion économique d’Ahmadinejad est loin d’être un échec, etc.).

Les secondes considérations de Friedman sont plus intéressantes pour notre cas; elles sont, à la fois, fort justes et hautement contestables dans certains aspects. Pour prendre un exemple qui sera un point de départ pour notre commentaire, lorsqu’il écrit, Friedman: «Though it may be difficult for Americans and Europeans to believe, there are people in the world to whom economic progress is not of the essence…» Eh bien non, pas du tout, et même en aucun cas, – nous n’avons strictement aucune difficulté à concevoir (à croire, encore moins!) qu’ “il y a des gens dans le monde pour qui le progrès économique n’est pas l’essence” de l’existence; nous l’avons si peu que c’est notre conviction, à nous, que “le progrès économique n’est pas l’essence” de l’existence et que nous croyons fermement que nous ne sommes pas les seuls, ici, en Europe, et même là-bas, en Amérique, à croire la chose dans ce sens.

C’est justement là que se trouve notre crise et l’argument de notre commentaire, et justement pour cette soi disant raison que nous “comprenons mal l’Iran” (selon Friedman), – parce que la question, en vérité, n’est pas de “comprendre l’Iran”.

L’effondrement de notre civilisation et comment s’en consoler

«Americans and Europeans have been misreading Iran for 30 years …» S’agit-il seulement de l’Iran que nous n’avons pas compris “depuis 30 ans” (qu'importe), si l’on place cette remarque à la lumière de la réflexion qui enchaîne? Le problème avec l’Iran et les réflexions que la situation peut susciter chez nous, y compris chez Friedman, c’est que tout se passe comme s’il était acquis que l’Iran telle que la chose est décrite ici est un cas isolé. Nous sommes victime de la politique que nous avons nous-mêmes instituée d’isolement de l’Iran; si l’Iran est isolé depuis 5-6 ans par la stupidité occidentaliste, cela ne signifie pas que l’Iran est isolé des problèmes du monde et de la crise de notre civilisation.

Ce qui est décrit ici concerne moins la situation iranienne qu’une observation sur une attitude qu’on pourrait définir comme “le refus de la modernité”. Alors, bien entendu, l’Iran n’est pas le seul cas dans ce qu’on nomme “le monde en développement”, ou “Tiers-Monde/Quart-Monde”, comme il vous plaira; et l’Iran n’est pas le seul cas non plus, par rapport à l’Europe, ni même par rapport aux USA. Au contraire, c’est partout que se manifeste le “refus de la modernité”, en Iran comme ailleurs. Que se passe-t-il depuis 4-5 ans, sinon l’arrivée au paroxysme de la crise de la modernité (crise climatique, crise de l’énergie, crise financière, crises de la technologie et de la bureaucratie, – bref, toute cette “structure crisique” qui s’installe comme définition de notre monde), et par conséquent le “refus de la modernité” qui se manifeste partout?

C’est à ce point que nous contestons cette analyse de Friedman, par ailleurs fort bien observée dans ses attendus. (C’est souvent le cas chez Friedman, dans une démarche psychologique américaniste typique: excellent départ, bonne identification des facteurs de la crise, conclusion absolument contestable.) Nous n’avons pas “mal compris” l’Iran depuis 30 ans; nous avons espéré pendant 30 ans que les événements en Iran, par une révolution “progressiste” ou l’autre, viendraient nous rassurer à propos de la crise de la modernité, que nous avons enfantée et qui nous frappe chaque jour. Ce que nous cherchons dans l’éventuelle “révolution verte” (quelle banalité des mots et images à double sens, – “révolution verte” comme “révolution écologique” ou “révolution islamique”?), c’est un baume à mettre sur nos angoisses concernant l’effrayant échec de notre civilisation, dont nous sentons chaque jour un peu plus le poids.

Nous savons parfaitement ce qui se passe en Iran, mais nous refusons d’en tenir compte dans nos analyses pour ne chercher que ceci: s’ils se révoltaient tout de même, pour devenir comme “nous”, c’est que “nous” ne serions pas si mal en point que cela? Nous “comprenons mal” l’Iran parce qu’il ne nous importe pas une seconde de “comprendre l’Iran”. Nous importe une seule chose: voir affirmée quelque part dans le monde extérieur la justesse de notre conception du monde, d’une conception du monde qui se pulvérise sous nos yeux. Lorsque Libération titre à propos de l’Iran “L’espérance brisée”, ou “Le rêve brisée”, ou une platitude du genre, du pur pathos pour la midinette du bar-tabac du coin, il se fiche de l’Iranien moyen comme d’une guigne; seule lui importe l’angoisse qu’il éprouve devant tel référendum européen évidemment négatif, telle abstention évidemment massive aux élections évidemment démocratiques, telle vacance compromise par un tsunami ou un Katrina né du dérèglement du climat, tel effondrement de nos établissements financiers, telle montée du prix du pétrole, telle catastrophe du JSF (si l’on a entendu parler de la chose dans cette rédaction); peut-être, dans ce cas iranien, une belle petite “révolution de couleur” à Téhéran lui remonterait-elle le moral, au quotidien postmoderne?

Il faut envisager ceci que la politique occidentaliste et américaniste, depuis au moins vingt ans (chute du Mur) et peut-être plus (voir plus loin) s’est subrepticement mais radicalement transformée. Cette transformation se vit d’abord dans la poussée impérialisto-culturelle pour imposer “notre” modèle aux autres en une ultime (la “fin de l’Histoire”) tentative d’affirmer le triomphe de la modernité alors que son effondrement s’annonçait déjà, puis changée radicalement en une poussée désespérée pour tenter de trouver chez les autres, par une “réponse” soi disant révolutionnaire en faveur de notre modèle, le démenti de ce que nous sentons peser de plus en plus sur nos pauvres épaules de citoyens postmodernes de plus en plus chétifs: le sentiment terrifiant de l’échec d’une civilisation qui a tout misé sur l’omnipotence de l’homme occidental et de tout ce qu’il a enfanté depuis trois siècles, et qui est partout confronté à l’échec de toutes ces orientations, et donc à l’échec de “l’omnipotence de l’homme occidental”. Cela signifie que si, demain, la “révolution verte” échoue, nous serons confronté à une confirmation de plus de cet effondrement. (Nous ajouterions ceci, en guise de sadisme parce que nous ne doutons pas que l ‘hypothèse est de pure théorie pour l'instant: si, demain, la “révolution verte” réussit, par exemple avec l’aide d'un système type CIA comme in illo tempore vachement suspecto, ou par quelque autre voie politicienne ou même vertueuse, nous aurions en quelques semaines le démenti de toutes nos attentes et constaterions que les Iraniens ne veulent pas pour autant de nos casseroles postmodernistes que nous-mêmes ne supportons plus…)

Peut-être cette hypothèse générale sur notre comportement pourrait-elle être poussée et servir pour une période plus vaste et des situations plus diverses. Jusque dans les années 1960, la question des droits de l’homme et de la démocratie dans nos diverses “conquêtes” nous importait assez moyennement. C’était le temps du “He’s a son of a bitch but he’s our son of a bitch” (parole d’un ambassadeur US sur un dictateur sud-américain installé par la CIA), du renversement de Mossadegh comme chacun sait désormais, de l’intervention en république dominicaine et de la “République démocratique du Sud-Vietnam” aux présidents successifs et successivement liquidés, des colonels grecs et de Pinochet du Chili installés comme l’on sait (tiens, les exemples qui nous viennent, qui sont d’inspiration américaniste…Nothing personal). Dans les années 1970, tout commença à changer quant à l’apparence formelle, à l’inspiration de la conférence d’Helsinki (OSCE) de 1975 et de la “troisième corbeille” sur les droits de l’homme. A partir de là, l’évolution jusqu’à nous, on sait dans quel sens, avec surgissement des conditions humanitaires à estampiller sur nos “conquêtes”.

Certes, il y a une lecture politique de tout cela, notamment la lutte contre l’URSS par l’arme humanitaire, enchaînant sur d’autres luttes. Cela n’empêche pas également une lecture “de civilisation”. C’est dans les années 1970 qu’apparaissent les premiers signes sérieux des grandes crises systémiques, – crise du pétrole, écologie, etc., – c’est-à-dire les premiers outils de la mise en cause de notre civilisation, laquelle s’appuie également sur nos conceptions de virtualisme humanitariste (droits de l’homme et compagnie). Pourquoi ne s’agirait-il pas également d’une période où nous commençons à mesurer inconsciemment la terrible question qui commence à peser sur notre civilisation? Pourquoi ne serait-ce pas, également, à partir de ce moment que nous fûmes de plus en plus conduits à chercher chez l’“autre”, sympathiquement en lui proposant notre “modèle”, plus fermement en lui imposant notre “modèle”, et dans son acceptation spontanée ou forcée, un motif de nous rassurer nous-mêmes sur la validité de notre civilisation?

Bref, nous ne sommes pas dans la géopolitique, ni même dans la narrative hollywoodienne du “choc des civilisations”. Nous sommes dans la métahistoire, dominée aujourd’hui par l’effondrement de la seule civilisation, celle qui s’est transformée en un système totalitaire, qui embrasse le monde entier comme on vous étouffe et rencontre une résistance grandissante dans le monde entier (pas seulement en Iran). Car voilà qui devrait nous faire plaisir: il n’y a plus qu’une seule civilisation aujourd’hui, ce qui évite le “choc” en question; et elle s’effondre, et tous ceux qui s’y trouvent, qui perçoivent l’effondrement de la chose et réalisent son infamie, qui réagissent par la révolte, la résistance ou l’abstention, – sauf nos élites, appointées et conditionnées pour y croire jusqu’au bout.

Mais certes, nous objectera-t-on, Wall Street a “rebondi” ces dernières semaines et Bernanke continue à cueillir les “green shoots” de la reprise…