Il y a 5 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
7509 juin 2010 — L’affaire de la “flottille” humanitaire et l’attaque israélienne contre des navires turcs, essentiellement contrôlés par des Turcs, la mort de neuf citoyens turcs, les réactions extrêmement fermes du Premier ministre Erdogan, tout cela a constitué un facteur puissant grossi par le système de la communication de mise en évidence de la puissance et de l’influence nouvelles de la Turquie. Patrick Cockburn, le talentueux journaliste de The Independent, publie un article ce 9 juin 2010, qui met en évidence la popularité et l’influence nouvelles de la Turquie au Moyen-Orient, – voire son nouveau leadership.
Cockburn résume bien un sentiment général qui s’affirme ces derniers jours, à propos d’un homme (le Premier ministre Erdogan) et d’un pays dont nous observons depuis longtemps l’affirmation grandissante d’abord marquée dès l'origine par une distanciation des USA. Il met en évidence les différents aspects d’une affirmation de puissance en train de s’établir au Moyen-Orient, et dont l’originalité, souvent passée sous silence lorsqu’on parle du seul Moyen-Orient, est qu’elle se poursuit dans d’autres dimensions, hors du Moyen-Orient (vers la Mer Noire, le Caucase et la Russie, dans ses liens avec les pays “émergents”, etc.). Quelques extraits d’un article qui est une analyse d’une tonalité générale, qui, plus qu’apporter des éléments nouveaux, fait le constat d’une situation qui s’est construite en plusieurs années et qui s’établit et s’impose aujourd’hui d’une façon spectaculaire.
«Ever since Israeli commandos stormed a ship carrying aid to Gaza killing nine activists, the face of Turkish Prime Minister Recep Tayyip Erdogan – the man who led denunciations of the raid – has been prominent on front pages and television screens across the Middle East.
»The bloody fiasco has led to a crucial change in the balance of power in the Middle East, greater than anything seen in the region since the collapse of the Soviet Union deprived the Arabs of their most powerful ally.
»While Muslim states were always going to praise any leader who confronted Israel, Mr Erdogan's personal role is one that will have lasting significance across the region. With his leadership, Turkey is once more becoming a powerful player in the Middle East to a degree that has not happened since the break-up of the Ottoman Empire at the end of the First World War.
»At a rally in Beirut, thousands of Lebanese waved Turkish flags and nine coffins draped in the red banner were displayed to honour the Turkish flotilla dead. "Oh Allah, the merciful, preserve Erdogan for us," protesters chanted, using language often reserved for Hizbollah's popular leader Sayyed Hassan Nasrallah, who has praised Mr Erdogan's stance.
»With a population of 72 million and the second largest armed forces in Nato after the US, it is surprising Turkey had not been a major role in the Middle East before now.
»In a televised address on the Israeli raid, Mr Erdogan said “this daring, irresponsible, reckless, unlawful, and inhumane attack by the Israeli government must absolutely be punished. Turkey's hostility is as powerful as its friendship is precious.” Such threats from other Middle East leaders could be ignored because their regimes are too shaky and unpopular for them to do much more than cling to power. But Turkey is different because politically, diplomatically and militarily it has been rapidly growing in strength.
»In relations with Iraq, Iran, Syria and its other neighbours it is playing a central role for the first time since Kemal Ataturk, the first President of modern Turkey. In Iraq, for instance, the US depends on Turkey to increase its influence and counterbalance Iran as 92,000 US troops withdraw over the next 18 months.
»It is not clear how far Mr Erdogan will go this time to assert Turkey's leadership in the Middle East and take advantage of Israel's fiasco. His track record is as a man who is quick to take advantage of others' mistakes. But he likes to pick his moment and is careful not to overplay his hand. He has done this with great skill in domestic politics in his confrontations with the Turkish army leadership who used to determine Turkey's foreign policy.»
@PAYANT D’abord, notons que l’émergence de la Turquie ne date certainement pas de l’affaire de la “flottille de la liberté”. L’historique de l’affirmation de la Turquie, notamment au travers de la carrière de son Premier ministre Erdogan, est aujourd’hui d’une chronique courante dans la presse mondiale. Cet historique, qui coïncide bien sûr avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, coïncide également dans son début avec le refus du Parlement turc, au début de mars 2003, de permettre à la 4ème division d’infanterie de l’U.S. Army, de transiter par la Turquie pour compléter l’invasion de l’Irak par le Nord.
(Le paradoxe charmant de ce premier épisode de l’aventure turque est qu’il avait été précédé d’un vote à l’OTAN, en février 2003 celui-là, qui avait vu s'affirmer la “dissidence” largement dénoncée comme une véritable trahison par les bienpensants, de la France, de l’Allemagne et de la Belgique, du projet d’attaque US de l’Irak. La décision demandée d’une façon comminatoire par les USA était de stationner des forces aériennes de pays de l’OTAN en Turquie pour “protéger” la Turquie contre une attaque irakienne, – proposition sujette à la plus franche rigolade, – ce qui aurait impliqué en théorie ces pays dans l’attaque de l’Irak. La manœuvre US, aussi grossière qu’à l’habitude et qui se heurta au veto des trois pays susmentionnés, se faisait au nom d’un pays qui, lui-même, mettait en question cette attaque et allait refuser le passage des troupes US vers l’Irak. On ne s’encombre guère de logique, ni de l’“esprit de la légalité” dans le chef des théoriciens de l’Empire US, – et cet épisode est à la mesure des illusions et des aveuglements américanistes-occidentalistes aussi bien concernant l’aventure irakienne que le parcours de la Turquie.)
On connaît les diverses étapes de l’ascension de la Turquie. On connaît son affirmation, au travers des diverses prises de position d’Erdogan, depuis décembre 2008 et l’affaire honteuse et piteuse de l’attaque de Gaza par Israël, suscitant le silence embarrassée de l’Occident humaniste. Erdogan, lui, ne s’était pas privé d’intervenir. Le Premier ministre turc semble avoir compris l’intérêt de l’usage manipulateur du système de la communication, en retournant celui-ci contre le système général qui l’a développé pour servir de complément au système du technologisme. L’affaire de la “flottille de la liberté”, outre ses ambitions humanistes évidentes, pourrait aussi bien ressembler à un piège de communication dans lequel l’association IDF-Mossad, dont la finesse se mesure désormais au coefficient de sa brutalité, a donné tête baissée. Certaines sources proches de services de renseignement occidentaux émettent l’hypothèse que le Mossad a été intoxiqué à propos de la présence d’armes à bord des navires de la “flottille” ; s’il ne l’a été, il aura lui-même procédé à son auto-intoxication
Il reste également l’hypothèse évoquée discrètement et particulièrement explosive d’une autre “flottille” protégée par la flotte turque et avec Erdogan à bord. Cette initiative de communication très “physique” nous réserverait quelques épisodes réjouissants. (Un général israélien, commentant l’hypothèse, déclarait dimanche que l’IDF coulerait les unités turques et enverrait par le fond le bateau transportant le Premier ministre turc.)
Tout semble montrer qu’Erdogan est engagé dans une lutte à mort, pas tant contre Israël que contre le statut d’impunité absurde et scandaleux dont jouit Israël. Il agit, appuyé sur une solide et paradoxale structure de soutien ; s’il attaque le meilleur “allié” des USA, qui tient les USA dans une politique conduisant vers l’absurde, il est aussi un membre essentiel de l’OTAN et il tient les pions stratégiques fondamentaux des bases US installés en Turquie. Ces précieuses bases de l’USAF pourraient être un atout sensationnel pour Erdogan, en obligeant les USA à modérer systématiquement leurs critiques et leur riposte anti-turque. D’une certaine façon et d’un point de vue qui se réfère à l’expression très leste qu’on emploie en général, Erdogan tient les USA par leurs bases turques…
Dans le texte déjà mis en référence du 10 juin 2010 de ATimes.com, Erdogan est comparé à Nasser pour sa popularité actuelle dans les pays arabes et musulmans, mais un Nasser qui garde la tradition d’Ataturk, d’un pays puissant, qui, s’il fait partie du Moyen-Orient, n’est nullement enchaîné au Moyen-Orient. Erdogan et la Turquie pourraient être aussi bien les héros du Moyen-Orient à l’intérieur du Moyen-Orient, que les manipulateurs du Moyen-Orient contre la main-mise américaniste qui, à cause d’Israël, tourne actuellement à la farce tragique et nihiliste.
Cela nous conduit irrésistiblement à la deuxième dimension de l’entreprise turque.
Actuellement, alors que les exploits turcs sont directement liés à la situation au Moyen-Orient, on oublie l’autre dimension de ce pays, vers le Nord et vers le Nord-Est, vers la Mer Noire, le Caucase, la Russie, éventuellement vers l’Europe. Les liens de la Turquie et de la Russie sont excellents, appuyés sur une vision commune qui est apparue éclatante lors de la guerre de Géorgie, en août 2008. Poutine et Medvedev n’ont pas oublié le soutien turc apporté dans cette affaire à la Russie, et les liens très amicaux entre Erdogan et Poutine constituent un facteur politique puissant pour une structuration de la zone Mer Noire-Caucase, autour d’un axe Moscou-Ankara. Cet arrangement permet aux deux complices d’exercer un droit de regard fondamental sur la circulation de l’énergie par les divers oléoducs et gazoducs.
Cet aspect de la position turque montre combien ce pays, s'il est plongé dans le bouillonnement moyen-oriental, en échappe complètement par une autre dimension stratégique essentielle. C’est ce qui différencie décisivement la Turquie des autres pays musulmans qui, avant elle, ont joué un rôle de direction des pays arabes du Moyen-Orient. Justement, la Turquie, qui est aujourd’hui la force incontestée de référence des pays arabes, n’est pas un pays arabe. De ce point de vue, son affirmation au Moyen-Orient ne ressemble à rien de ce qui a précédé et se situe plutôt dans une logique beaucoup plus globale que régionale où il faut placer, outre son activisme avec la Russie, ses liens avec les pays “émergents” (la Russie, certes, le Brésil, etc.).
Il est par conséquent très difficile de se référer à un précèdent arabe, d’un pays arabe menant le Moyen-Orient, pour tenter de définir la position et l’évolution turques aujourd’hui. Qui plus est, la Turquie a des conceptions théoriques des relations internationales qui témoignent d’une pensée globale, assez proche de celle de la Russie, et d’une conscience de la globalité de la crise qui affecte le système en général. Cela, c’est également inédit pour le Moyen-Orient, qui n’a jamais été capable que de penser en fonction de ses seules complications, y compris dans le chef de ses pays-leaders arabes, y compris dans le chef de ce foyer d’aveuglement déstructurant qu’est Israël. (Y compris, d’ailleurs, dans le chef des USA, qui n’ont jamais “pensé” le Moyen-Orient qu’en termes régionaux réduits évidemment à la contradiction de la disposition du pétrole et du soutien à Israël.)
C’est en s’appuyant sur cette dimension extérieure au Moyen-Orient, renforcée par une vision du problème iranien qui la conduit à rechercher la solution d’une “zone dénucléarisée” qui porterait un coup terrible au bellicisme d’Israël, que la Turquie peut asséner les coups les plus rudes à Israël. L’issue la plus radicale de ce qui paraît être le début d’un affrontement frontal entre la Turquie et Israël n’est pas nécessairement la guerre, – il faut être général de l’IDF, et donc le front particulièrement bas depuis la déculottée de 2006 face au Hezbollah, pour croire cela. Par sa position, par ses connexions, par ses filières internationales, la Turquie peut débarrasser le Moyen-Orient de la malédiction obscurantiste du terrorisme suscitée par le système américaniste-occidentaliste, et du régime belliciste sioniste qui tient aujourd’hui Israël. Avec le rôle majeur qu’elle joue de plus en plus dans la région, la Turquie représente l’opportunité de l’entrée des grands enjeux internationaux liés à la crise systémique que nous connaissons dans une région jusqu’ici enfermée dans des démons qui lui sont propres et qui appartiennent à une époque de plus en plus révolue. Il s’agit d’un enjeu bien plus considérable que celui de savoir si Erdogan est vraiment un nouveau Nasser, – d’autant que les réussites et les réalisations de Nasser, après tout, nous ont un peu laissés sur notre faim.
Forum — Charger les commentaires