L’attaque contre l’Histoire

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L’attaque contre l’Histoire


17 septembre 2007 — Il est important de rapprocher l’article de Robert Fisk de ce jour dans The Independent de la nouvelle mise en ligne sur notre site le 15 septembre concernant le véritable coût humain de la guerre en Irak et son aspect désormais génocidaire. Les deux points de vue sur la guerre se complètent. Ils composent une appréciation catastrophique et radicale de l’événement. Cette appréciation est expliquée dans son mécanisme, par Noami Klein, selon l’interprétation qu’en fait Kimberly Phillips-Fein, professeur à l’université de New York, comme «a political project driven by neoliberal ideology and economic interest — a natural extension of the corporate dominance of the 1990s, instead of a radical break» (voir «The education of Naomi Klein», sur le site du The Ottawa Citizen, le 16 septembre).

Il y a une continuité historique dans ce processus, précipitée par 9/11 plutôt que rompue par lui. Nous écrivons une “continuité historique” pour décrire la chronologie mais, dans l’esprit lorsque la chose se prétend idéologie, c’est évidemment l’inverse : cette “continuité historique” est une une attaque contre l’Histoire, une volonté réalisée ou non de détruire l’Histoire (la mémoire, l’identité, etc.). On peut sans hésiter qualifier la substance de l’événement de maléfique. C’est une sorte de malédiction systémique, où la pensée humaine est prisonnière du système qu’elle a elle-même enfanté.

L’article de Fisk est une enquête sur l’état de l’histoire archéologique de l’Irak, ce pays célébré comme berceau archéologique de l’humanité. La destruction systématique de ce patrimoine a commencé avec l’invasion US, a été permise par cette invasion, dans nombre de cas cette invasion y a largement et précisément contribué. Il est nécessaire de voir un lien de cause à effet direct entre l’invasion et cette destruction-là jusqu’à une intentionnalité inconsciente, — à peine inconsciente en réalité, au point qu’on peut avancer le concept de “deux guerres” (voir plus bas).

Fisk a enquêté en Irak comme il sait le faire, avec patience et minutie. Il rapporte une peinture saisissante de cet aspect de la guerre, à la fois symbolique et véridique, qu’il désigne comme ceci : «It is the death of history.»

»[ Lebanese archaeologist Joanne Farchakh], who helped with the original investigation into stolen treasures from the Baghdad Archaeological Museum in the immediate aftermath of the invasion of Iraq, says Iraq may soon end up with no history.

»“There are 10,000 archaeological sites in the country. In the Nassariyah area alone, there are about 840 Sumerian sites; they have all been systematically looted. Even when Alexander the Great destroyed a city, he would always build another. But now the robbers are destroying everything because they are going down to bedrock. What's new is that the looters are becoming more and more organised with, apparently, lots of money.

»“Quite apart from this, military operations are damaging these sites forever. There's been a US base in Ur for five years and the walls are cracking because of the weight of military vehicles. It's like putting an archaeological site under a continuous earthquake.”

(…)

»US officers have repeatedly said a large American base built at Babylon was to protect the site but Iraqi archaeologist Zainab Bah-rani, a professor of art history and archaeology at Columbia University, says this “beggars belief”. In an analysis of the city, she says: “The damage done to Babylon is both extensive and irreparable, and even if US forces had wanted to protect it, placing guards round the site would have been far more sensible than bulldozing it and setting up the largest coalition military headquarters in the region.”

»Air strikes in 2003 left historical monuments undamaged, but Professor Bahrani, says: “The occupation has resulted in a tremendous destruction of history well beyond the museums and libraries looted and destroyed at the fall of Baghdad. At least seven historical sites have been used in this way by US and coalition forces since April 2003, one of them being the historical heart of Samarra, where the Askari shrine built by Nasr al Din Shah was bombed in 2006.”

»The use of heritage sites as military bases is a breach of the Hague Convention and Protocol of 1954 (chapter 1, article 5) which covers periods of occupation; although the US did not ratify the Convention, Italy, Poland, Australia and Holland, all of whom sent forces to Iraq, are contracting parties.»

Les deux guerres d’Irak

Ces différents éléments rassemblés ci-dessus mettent en lumière ce qu’on pourrait désigner comme une “théorie des deux guerres” pour caractériser les événements irakiens depuis mars 2003. Il y a une convergence des événements opérationnels, techniques, voire idéologiques, pour conforter l’hypothèse.

• La “première guerre” est celle qui court du 19 mars au 10 avril 2003. Guerre classique, menée par des moyens conventionnels de haut niveau, selon un schéma tactique également classique. C’est contre cette guerre classique que s’est élevée la France à l’ONU, dans la mesure où ce n’était pas une “guerre légale” tant qu’elle ne serait pas autorisée par l’ONU, ce qui se confirma effectivement. Pour cette raison, nous persistons à voir en Chirac, pour cette occasion précisément, plus un légaliste internationaliste qu’un homme politique plutôt favorable au tiers-monde et, dans cette occurrence, anti-américain. Certes, son action fut perçue comme anti-américaine, mais, à notre avis, uniquement parce qu’en cette occasion l’action de Chirac rencontrait objectivement la politique gaullienne traditionnelle et s’appuyait de facto sur la réputation historique de la France.

• La “seconde guerre” est celle qui commence le 11 avril, notamment par les pillages qui ont lieu dans Bagdad, notamment du musée archéologique, et contre lequel les Américains ne font rien. (Commentaire de Rumsfeld à une question d’un journaliste concernant ces désordres : «stuff happens» qu’on peut traduire par : “ce sont des choses qui arrivent”, ou, plus lestement, “il y a parfois du bordel”.) Avec cette seconde phase démarre une nouvelle guerre, type guerre de quatrième génération (G4G), caractérisée par la spirale du désordre, l’impuissance de l’armée US de haute technologie, les massacres, les tortures, la guerre civile larvée ou active, la guerre de la communication, les montages médiatiques, etc. Il est évident que c’est cette deuxième guerre d’Irak qui est la plus importante, la plus spécifique et significative. C’est la guerre de notre époque dans cette tragédie, le miroir où notre époque se contemple, et nous avec elle.

• La même Noami Klein définit le début de cette “deuxième guerre”, toujours selon l’article cité en mettant en évidence son analyse selon laquelle les USA précipitèrent volontairement les conditions de désordre (c’est la doctrine du “creative chaos” contre la doctrine du “stuff happens” de Rulmsfeld, — ou bien est-ce que les deux ont la même signification?): «Washington's modern-day proconsul Paul Bremer used the confusion of the early days of the American occupation to implement a radical economic-shock-therapy plan to remake Iraq into a perfect capitalist state. Mr. Bremer stripped away restrictions on foreign imports and investment, imposed a 15-per-cent flat tax and weakened labour unions. Ms. Klein credits these policies with fuelling the insurgency that has made U.S. President George W. Bush's 2003 declaration of “mission accomplished” seem like a sad joke.» Il nous semble assez vain de discuter du degré d’intentionnalité des USA dans cette évolution, parce que ce serait se perdre dans des considérations accessoires. Il reste que tous leurs actes ont favorisé ce dévoiement, que tout se passe comme s’ils avaient voulu très précisément un tel destin pour l’Irak, qu’il y a parfois des faits précis pour montrer que l’intention précise existait. On peut aussi bien apprécier qu’il y a une convergence assez peu ordinaire pour justifier l’hypothèse de l’acte idéologique même inconscient, entre la doctrine américaniste poussée à son extrême et la situation telle qu’elle s’est développée en Irak.

• Pour en revenir à la France et, au-delà d’elle, — et plutôt en prenant la France hors de son contexte habituel d’exceptionnalité mais comme exemple de la direction occidentale non-US, — ce pays n’a jamais explicitement condamné les conditions de l’occupation sinon selon la même logique légaliste qui renvoie à la “première guerre” (laquelle demandait une restitution de leur souveraineté aux Iraniens, demande judicieuse et fondée mais dont l’effet pâlit au regard des conditions de la situation et de l’horreur de la situation). En d’autres mots, ils n’ont jamais condamné la “seconde guerre d’Irak”, qui est de loin la plus grave et la plus criminelle, largement avec une différence de substance avec la première. Au contraire, les Français, sur instruction précise de leur direction, ont adopté un profil bas dit “réaliste”, avec des nuances d’humeur, plus ou moins bonne humeur, et ont tenté de se rabibocher avec les USA. La “réconciliation” était effective, actée et confirmée avec la venue de Rice à Paris en février 2005, suivie d’un dîner Bush-Chirac à Bruxelles le 21 de ce mois. Le jugement de la guerre en Irak comme une “faute”, une “erreur” a été maintenue, — mezzo voce il va sans dire; il ne fut jamais question de ce que fut et de ce qu’est ce phénomène de la “deuxième guerre” enchaînant sur la “première guerre”: un crime pour le moins, — une agression collective contre l’ordre du monde pour être plus explicite, une sorte de “crime contre la civilisation”, une tentative de déstructuration radicale qui constitue un phénomène caractéristique de la tragédie que nous vivons. Le refuge habituel de l’argumentation, de “la guerre contre la terreur”, du “choc des civilisations” (à éviter, selon les bons esprits), de l’“islamo-fasciste”, etc., s’avère de plus en plus insuffisant devant les faits et les bilans qui s’accumulent.

Nous sommes en train, au travers de nouvelles et d’enquêtes comme celles que nous citons ici, de prendre la mesure de la radicalité du phénomène de la guerre d’Irak (“les deux guerres”). Même l’explication d’Alan Greenspan nous semble incomplète, — même si certains se satisferont d’avoir confirmation de “ce que tout le monde savait” : «I am saddened that it is politically inconvenient to acknowledge what everyone knows: the Iraq war is largely about oil.» Il y a dans cette explication une rationalité classique, un “réalisme” même cynique qui nous évitent la principale confrontation avec la monumentale signification de cette guerre. (Mais Greenspan se doute peut-être de quelque chose puisqu’il écrit: “largely”, ce qui laisse une place pour une/des autres explications…)

Le problème des dirigeants non-US, particulièrement européens, est de ne pouvoir prendre en compte une dimension que tout en eux, — politiquement, mais aussi culturellement et psychologiquement (fascination conformiste de l’Amérique), — les pousse à ignorer mais qu’il leur sera de plus en plus difficile d’ignorer. Cette dimension n’est ni politique, ni géopolitique, ni stratégique ; c’est une dimension de “rupture de civilisation” ; c’est une dimension qui se traduit par le fait de savoir qu’en s’alliant aux USA on s’allie à une machine dont la fonction est devenue aujourd’hui, à ciel ouvert pour une raison ou l’autre, la destruction de toutes les structures de ce qui forme une civilisation.