L’autre face de l’Amérique dite-“postraciale”

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L’autre face de l’Amérique dite-“postraciale”

Alors que l’affaire BHO/Gates a mis en évidence des réactions violentes des Anglo-Américains (WASP) aux USA, comme on l’a vu le 3 août 2009, un autre aspect de la situation de l’Amérique dite “postraciale” est signalé par un texte de Chris Hedges, sur Truthdig.com, le même 3 août 2009.

Le texte est essentiellement basé sur l’argumentation d’un candidat, Africain-Américain, du parti “vert” US (Green Party), LeAlan Jones, candidat pour le siège de sénateur de l’Illinois qu’occupait le président Barack Obama. Le thème abordé est exactement l’antithèse du sujet abordé précédemment puisqu’il concerne le malaise de la communauté africaine-américaine, que LeAlan Jones considère comme trahie par ses élites qui sont entrées dans le système et jouent un rôle de représentation d’une “Amérique postraciale” intégrée, sans le moindre rapport avec la réalité. Il s’agit d’un cas typique de la société de la communication, avec sa capacité de représentation virtualiste de la réalité. La chose permet à un président africain-américain d’être élu et à Libération de faire de beaux éditoriaux, mais ne semble pas pour autant résoudre la question raciale aux USA, cette fois du point de vue africain-américain.

Extraits du texte de Hedges:

«LeAlan Jones, the 30-year-old Green Party candidate for Barack Obama’s old Senate seat in Illinois, is as angry at injustice as he is at the African-American intellectual and political class that accommodates it. He does not buy Obama’s “post-racial” ideology or have much patience with African-American leaders who, hungry for prestige, power and money, have, in his eyes, forgotten the people they are supposed to represent. They have confused a personal ability to be heard and earn a comfortable living with justice.

»“The selflessness of leaders like Malcolm X, Dr. Martin Luther King, Harold Washington and Medgar Evers has produced selfishness within the elite African-American leadership,” Jones told me by phone from Chicago.

»“This is the only thing I can do to have peace of mind,” he said when I asked him why he was running for office. “I am looking at a community that is suffering because of a lack of genuine concern from their leaders. This isn’t about a contract. This isn’t about a grant. This isn’t about who gets to stand behind the political elite at a press conference. This is about who is going to stand behind the people. What these leaders talk about and what needs to happen in the community is disjointed.”

»Jones began his career as a boy making radio documentaries about life in Chicago’s public housing projects on the South Side, including the acclaimed “Ghetto Life 101.” He knows the world of which he speaks. He lives in the troubled Chicago neighborhood of Englewood, where he works as a freelance journalist and a high school football coach. He is the legal guardian of a 16-year-old nephew. And he often echoes the denunciations of black leaders by the historian Houston A. Baker Jr., who wrote “Betrayal: How Black Intellectuals Have Abandoned the Ideals of the Civil Rights Era.”

»Baker excoriates leading public intellectuals including Michael Eric Dyson, Henry Louis Gates Jr., Shelby Steele, Yale law professor Stephen Carter and Manhattan Institute fellow John McWhorter, saying they pander to the powerful. He argues they have lost touch with the reality of most African-Americans. Professor Gates’ statement after his July 16 arrest that “what it made me realize was how vulnerable all black men are, how vulnerable are all poor people to capricious forces like a rogue policemen” was a stunning example of how distant from black reality many successful African-American figures like Gates have become. These elite African-American figures, Baker argues, long ago placed personal gain and career advancement over the interests of the black majority. They espouse positions that are palatable to a white audience, positions which ignore the radicalism and structural critiques of inequality by W.E.B. Du Bois, Martin Luther King Jr. and Malcolm X. And in a time when, as the poet Yusef Komunyakaa has said, “the cell block has replaced the auction block,” they do not express the rage, frustration and despair of the black underclass.»

En 2002, après que le général Colin Powell eût été nommé secrétaire d’Etat de l’administration GW Bush, alors que Condi Rice devenait la conseillère de sécurité nationale du président GW Bush et que tout le monde célébrait cette présence des Africains-Américains dans la direction des affaires, le chanteur Harry Belafonte avait eu quelques mots furieux (notamment contre Powell), contre ces Noirs qui jouent le rôle de “house slaves”, – c’est-à-dire, selon la langage des temps esclavagistes, celui de “collaborateurs”, de Kapos des Blancs. L’image est dépassée, la situation pas. La question qui se pose est de savoir si le problème est celui du racisme ou celui du système.

Il est vrai qu’il existe dans le système des structures fondamentales qui favorisent une élite au service de ce système, contre le reste, dont le rôle et de contrôler le reste en lui donnant l’illusion de figurer à sa place dans le système. Aujourd’hui, c’est la communication qui est le moyen essentiel de contrôle, beaucoup plus que les moyens de coercition brutaux des temps dépassés. Il n’empêche que certains de ces moyens de coercition demeurent actifs, derrière l’apparence de la loi, notamment le système policier-carcéral, extrêmement actif et brutal aux USA. Comme le dit Hedges, l’aventure survenue au professeur Gates est une soudaine incursion de ce système dans la vie dorée et privilégié d’un membre de l’élite africaine-américaine parfaitement intégré au système («Professor Gates’ statement after his July 16 arrest that “what it made me realize was how vulnerable all black men are, how vulnerable are all poor people to capricious forces like a rogue policemen” was a stunning example of how distant from black reality many successful African-American figures like Gates have become.»)

Il est vrai, il est évident également que ces élites africaines-américaines ont complètement trahi l’esprit fondamental des dirigeants noirs (ainsi étaient-ils désignés alors, quand la communication n’avait pas accouché de ces étiquettes-miracle qui font passer les pilules amères, comme l’expression “Africain-Américain”), du temps de la lutte pour les droits civiques des années 1960; il s’agit aussi bien de dirigeants comme Malcolm X, bien sûr, que comme Martin Luther King sur la fin de sa vie, lorsque son action s’était durcie devant l’évidente tromperie que constituait la proposition d’intégration du système, qui porte effectivement sur des élites privilégiées, avec mission de représentation d’une fiction de l’intégration réalisée.

Ainsi existe-t-il toujours un “problème racial” aux USA, d’autant plus grave qu’il est dissimulé, d’autant plus complexe qu’il dépend moins d’un sentiment raciste que de l’institutionnalisation systémique d’une fiction de la résolution de la question raciale. (En ce sens, l’expression “problème racial” est aussi une tromperie commode, car nombre de Latinos aussi bien que les “petits Blancs”, en nombre grandissant avec la crise, sont des victimes du système, d'une façon similaire.) Cela pose dans tous les cas les vraies questions, à savoir les questions sur les responsabilités. Le système n’est pas “raciste” per se, même s'il l'est dans des comportements sociaux. Il est d'abord déstructurant, c’est-à-dire qu’il travaille à détruire toutes les identités (ce pourquoi, même les Anglo-Américains se sentent aujourd’hui menacés). Un président africain-américain ne signifie pas que la “race noire” aux USA (langage trivial, absolument rejeté), ou “la communauté africaine-américaine” (étiquette convenue, selon la communication du système) est intégrée en tant que telle, avec son identité, mais simplement que la trahison des élites africaines-américaines est consommée jusqu’à l’extrême.

Il s’agit d’un problème historique. Par divers événements, notamment la Guerre de Sécession telle qu'elle fut transformée dans ses motifs fondamentaux par Lincoln en cours de conflit, le système a toujours travaillé à morceler et à opposer les communautés pour empêcher une opposition efficace, d’ailleurs en aggravant les problèmes. (Un historien comme William Pfaff a émis l’hypothèse que si la Guerre de Sécession avait effectivement vu le triomphe du Sud et la division des USA, le “problème noir” (l’esclavage) dans le Sud aurait été résolu d’une façon beaucoup plus naturelle et beaucoup plus satisfaisante, par la simple évolution économique et sociale, au lieu de provoquer un antagonisme renouvelé entre les Blancs et les Noirs dans le Sud, après l'émancipation des seconds assimilée à la victoire nordiste.) L’opposition, selon l’idée “raciste”, des Noirs et des “petits Blancs” empêche la formation d’une opposition cohérente au cœur du système.

La situation actuelle rencontre les voeux des idéologues du système, les partisans de la société multiculturelle et antiraciste, qui se satisfont évidemment de la représentation permanente des élites, avec sa rassurante diversité de couleurs de peau. Il s’agit bien d’une représentation, au sens théâtrale du terme, ou d’une virtualisation. La réalité, elle, est celle d’une offensive constante de déstructuration des identités, et le processus de déstructuration ne porte guère d'intérêt aux questions raciales puisque son attaque est psychologique et culturelle, sans aucune distinction. Le texte de Hedges et l’intervention de LeAlan Jones mettent bien en évidence combien l’Amérique “postraciale”, avec les applaudissements des salons, constitue un montage de plus. Le président BHO n’en a pas fini avec cette affaire.

Il est à noter que ce problème du multiculturalisme et de la société “postraciale” se pose très différemment en Europe, où n'existe pas une “communautarisation” du problème, avec des élites spécifiques des communautés. Le système “communautariste” aux USA, possible à cause de l'inexistence de la dimension régalienne du pays, permet aujourd'hui ce rôle de représentation et d'intégration des élites dans le système. Certains verraient cela comme un avantage (?) sur l'Europe. Mais lorsqu'on découvre l'envers de la question, comme on le fait ici, on peut se demander si cet avantage en est vraiment un. Aux USA, le “problème racial” est occulté par la représentation institutionnalisée des élites dans le système, mais il est infiniment plus profond qu'en Europe où cette occultation n'existe pas.

 

Mis en ligne le 4 août 2009 à 06H37