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20 janvier 2005 — C’est la magie des sigles et la magie américaine: le rapport de la CIA issu du National Intelligence Council (un think tank de la CIA) fait l’objet de tous les commentaires dans les milieux de la bureaucratie européenne. Quel contraste avec le rapport du Defense Science Board (DSB), passé totalement inaperçu dans les mêmes milieux, bien qu’il vienne d’un organisme du Pentagone. Pour quelle(s) raison(s)? Nous en voyons deux:
• La CIA, c’est la toute-puissance américaine, « c’est comme une des tables de la Loi pour la bureaucratie européenne », comme note sarcastiquement une de nos sources à la Commission. Peu importe que la CIA, et avec elle tous les services de renseignement américains, se soient discrédités dans l’affaire irakienne, à la fois par la fausseté, voire la stupidité de leurs analyses, à la fois par leur corruption intellectuelle devant la volonté du pouvoir politique.
• La CIA donne une image de l’avenir conforme à la pensée actuelle de la direction américaniste, où le sort de l’Europe considérée du point de vue économique (essentiel pour la bureaucratie européenne) est gravement mis en doute à moins que l’UE n’adopte les méthodes américanistes de dérégulation et de marché libre; où la guerre contre la Terreur reste le parangon des nécessités occidentales; où la puissance américaine est affirmée plus que jamais comme suprême et supérieure à toute autre (en 2020, dit le rapport, les USA seront toujours la puissance dominante incontestée). Le rapport du DSB, par contre, dénonce l’absurdité de la politique militaire menée par les USA et prévoit les plus graves difficultés pour les USA si cette politique est poursuivie. Même si le rapport de la DSB ne parle pas de l’Europe (ce n’est pas son propos), il en fait indirectement l’éloge en recommandant une lutte contre le terrorisme exactement conforme à l’actuelle politique européenne. Ce constat contredit la position intellectuelle habituelle de la bureaucratie européenne (tout ce qui fait l’éloge de l’Europe en dehors des normes américanistes est à rejeter: la bureaucratie européenne ne rejette pas la notion d’une Europe forte, elle rejette la notion d’une Europe forte qui ne soit pas également américanisée, — même si la condition est étrangement contradictoire du dessein).
• Le document de la CIA a fait l’objet d’une action décidée de la propagande officielle américaniste et de la presse conformiste US, au contraire du rapport du DSB. C’est, pour une bureaucratie européenne, une raison impérative de lui accorder tout le crédit du monde.
Voyons le fond de ce rapport, qui nous annonce la situation pour 2020. Cette prévision est évidemment infondée et sans valeur. Nul ne peut avoir aujourd’hui l’outrecuidance de pouvoir esquisser ce que sera la situation en 2020 alors que personne ne peut nous décrire de façon convaincante la situation en 2006 ou en 2007. (Qui, en mars-avril 2003 [triomphe en Irak], dans les milieux conformistes occidentaux, notamment à la CIA, aurait pu prévoir que les élections en Irak le 30 janvier 2005, se passeraient dans des conditions proches de l’insurrection générale, avec la puissance militaire américaine gravement mise en cause dans ses capacités globales?) L’intérêt du document est plutôt dans ce qu’il est un reflet de ce que pense le pouvoir américaniste de l’évolution de la situation générale, par conséquent on doit le considérer comme un bon écho de l’évaluation américaniste de la situation générale actuelle.
(Divers articles reprennent succinctement l’essentiel de ce que le rapport dit de l’Europe: par exemple, dans The Scotsman, sur le site EUOnbserver.com, sur le site Atimes.com.)
Cela nous invite à considérer les éléments suivants, pour ce qui concerne l’Europe:
• Les Américains voient, comme principale faiblesse de l’Europe, le manque d’intégration du système américaniste (marché libre, dérégulation). Cela conduit, estiment-ils, à des tensions de fragmentation en Europe. Cette idée rejoint le stéréotype “old-Europe-new Europe” fameux du secrétaire à la défense Rumsfeld, début 2003. L’analyse correspond aux préjugés washingtoniens et non à la réalité (les directions européennes sont pour la plupart acquises au système américaniste pour la structure de l’UE mais les tensions qui en résultent, notamment avec la réalité des intérêts européens, ne poussent pas à la désintégration mais plutôt au désordre et à l’impuissance des institutions européennes). L’analyse explique et confirme que la politique américaniste actuelle à l’égard de l’Europe est de pousser à la “désagrégation” de l’Europe, notamment avec l’aide exigée des dix nouveaux pays d’Europe de l’Est considérés par Washington comme totalement acquis.
• De façon assez significative, les Américains pensent que la défense européenne est en marche, qu’elle est inarrétable. (« The EU, rather than Nato, will increasingly become the primary institution for Europe, and the role Europeans shape for themselves on the world stage is most likely to be projected through it. ») Cette appréciation assez juste vient assez curieusement en contradiction potentielle avec ce qui précède. Comment intégrer dans une appréciation générale deux mouvements aussi contradictoires: une désagrégation politico-économique de l’Europe et un développement de sa branche militaire, domaine particulièrement important et délicat? La contradiction résulte de la réflexion cloisonnée propre aux bureaucraties. Quoi qu’il en soit, l’analyse sur ce point constitue une indication précieuse pour qui veut juger de la situation réelle de l’Europe, dans la mesure où cette défense européenne dépend des pressions américaines: puisque les Américains la jugent inéluctable, leur opposition à son développement manque d’efficacité et en manquera de plus en plus.
• Il résulte du point précédent que l’OTAN est considérée comme “finie” par les Américains. Ce jugement est sans doute fortement ancré désormais dans la bureaucratie washingtonienne, pour des raisons qui s’avéreront historiquement très étranges: plus par auto-persuasion que par appréciation rationnelle. Les Américains ont eux-mêmes suscité et activé les conditions qui ont conduit l’OTAN à une position où les Américains peuvent juger qu’elle est “finie”; cela s’est fait immédiatement après le 11 septembre 2001, lorsque les Américains ont refusé d’inscrire la réaction de leurs alliés à l’attaque dans le cadre de l’OTAN (Wolfowitz à l’OTAN le 26 septembre 2001), et, d’une façon plus générale, parce qu’ils ont assigné à l’OTAN une tâche que cette organisation ne peut évidemment pas remplir: la lutte contre le terrorisme. L’OTAN n’est plus qu’une institution faite pour transmettre et activer l’influence US et elle est militairement et stratégiquement marginalisée par les Américains eux-mêmes. (De ce fait, elle perdra paradoxalement sa capacité d’influence!) Cette “prévision” de la CIA constitue en fait une évaluation d’une situation créée par les Américains eux-mêmes et devenue de facto une politique US non formalisée à l’égard (à l’encontre) de l’OTAN.