L’avertissement d’Assad

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 6667

L’avertissement d’Assad

15 novembre 2019 – Assad c’est d’abord “le boucher de Damas”, nul ne peut en disconvenir, ni dans nos salons où trônent nos Philaminte, Bélise et autre Armande, ni sur nos plateaux-réseaux où trône le reste de nos jacassiers-morali(n)ateur. Cela est dit et maintenant, passons outre et à autre chose...

Je veux parler ici d’une interview, – il en donne fort peu et s’en explique au début de l’entretien, – qu’Assad a donné à Afshin Rattansi, de RT.com. (Dit entre parenthèses comme s’en aperçoit le lecteur, l’auditeur constatera que Rattansi, c’est-à-dire RT.com, ne ménage pas le président syrien.) L’interview est intéressante parce que Assad, alias “le boucher de Damas”-Rive Gauche, n’est pas inintéressant. Tenir huit ans comme il l’a fait, dans les conditions où il l’a fait, vous donne une expérience qui permet de parler des choses.

 ... Ainsi en est-il de ces quelques phrases (autour de 29’30”-29’45” sur la vidéo), après qu’Assad ait évoqué les USA “en guerre contre le reste du monde”  : « Les USA n’acceptent pas de partenaire[dans leur lutte pour conserver leur hégémonie]. C’est pourquoi ils se battent aujourd’hui [en Syrie]. Ainsi, vous pouvez considérer que la Syrie est comme une sorte de microcosme de la Troisième Guerre Mondiale... »

Le texte RT.com qui rend compte de cet aspect de l’interview est présenté par un titre que l’on pourrait traduire en l’explicitant comme un résumé du propos qui nous intéresse, selon l’idée que “les États-Unis attaqueront leurs amis comme leurs ennemis s’il le faut, pour protéger leur hégémonie, et ils n’hésiteront pas à utiliser des terroristes comme mandataires”. Dans  le texte de RT.com, on relève ces citations qui précisent toutes les idées avancées ci-dessus :

« La Syrie est devenue un terrain d'essai pour les États-Unis alors qu’ils affinent leurs outils pour sauvegarder leur hégémonie mondiale... [...]
» “Les USA voient leur ancienne position hégémonique s’effacer et ils tentent de la préserver par tous les moyens disponibles”, estime le dirigeant syrien. “Ainsi, ils sont prêts à combattre les Russes, les Iraniens, les Syriens, tous ceux qui disent ‘non’, et ils sont prêts à combattre même leurs alliés s’ils disent ‘non’, et même les pays de l’Europe occidentale s’il le faut... » 

... Cela me rapproche dans mon esprit d’une confidence faite par une “source” amie et expérimentée que j’informais de mon sentiment sur ces déclaration d’Assad, à propos d’une très-récente réunion semi-confidentielle, à l’UE, entre fonctionnaires européens de sécurité nationale, et cette réunion avec la participation d’un délégué US, comme l’on dirait “l’ami américain” de service. Peu importe le sujet, la forme, les habituelle remarques qui vous viennent à l’esprit (que faisait donc ce yankee chez les Européens, etc.). L’important est dans ceci que l’intervention de ce yankee-là, à cet instant-là, fut d’une violence extrême et menaçante contre les Européens, une violence complètement extraordinaire : « Comme jamais je n’avais entendu, ni même pu imaginer que cela pouvait être dit », me précisa cette “source”. (Dieu sait si elle en avait entendu dans ce sens.) Certes, comment ne pas songer à ce que dit Assad ?

Les mots dits par Assad sont d’une force singulière qui nous donnent la pleine conscience d’une possibilité si grande qu’elle en est déjà, dans l’esprit de la chose, une  vérité-de-situation.Effectivement, la Syrie actuelle montre cette effervescence américaniste tournoyante et erratique, extrêmement exacerbée, où chaque repli est suivi d’un redéploiement, chaque base abandonnée suivie de l’installation d’une nouvelle base, tout cela selon les motifs de circonstance les plus incohérents les uns par rapport aux autres sinon par rapport à la situation intérieure de “D.C.-la-folle” et aux déclarations swinguées des tweets de Trump.

Certes la cause essentielle et fondamentale de cette agitation est à mon sens le refus, l’impossibilité quasiment inconsciente et pathologique d’agir dans un sens qui donnerait à la perception des autres et à la communication du monde une impression de repli, même d’une centaine ou de quelques dizaines d’hommes. Le moteur est psychologique et pathologique plutôt que pseudo-stratégique, une sorte de simulacre psycho-pathologique : l’impuissance totale des USA à poser un acte qui semblerait pouvoir être assimilé à un repli, c’est-à-dire pour eux à un acquiescement d’un affaiblissement de ce qu’ils jugent être leur hégémonie mondiale ; de ce qu’ils jugent être leur droit et leur devoir, et l’absolue légalité de leur hégémonie mondiale, hors de toute règle, de toute notion de droit qui ne soit immanente d’eux-mêmes. Effectivement, la Syrie est le microcosme de cette psychopathologie, et l’on en retrouvera le tourbillon partout où se posera le même problème, – c’est-à-dire à peu près partout, pour faire court et décisif.

Les fortes paroles d’Assad concrétisent ce qui se chuchote depuis un temps déjà assez long, depuis que la puissance US a entamé la pente déclinante de sa décadence, et nous convainquent que cette décadence ne peut qu’accélérer, en même temps qu’elle doit nécessairement provoquer des réactions de plus en plus brutale d’un système, – le système de l’américanisme dans le chef de son bras armé de ses forces armées, – qui, en même temps qu’il exacerbe ses prétentions dans un état d’excitation  affectiviste considérable, dispose de moins en moins de moyens pour les justifie, les affirmer, les défendre ou les imposer. Difficile de trouver enchaînement plus net pour de possibles/probables catastrophes. Rien, aucun argument rationnel ne peut aller là-contre, et surtout celui d’alliés (les Européens) que le système de l’américanisme méprise depuis toujours et déteste de plus en plus ; Assad n’a pas tort : si besoin est, les forces de l’américanisme considéreront ces “alliés” comme des ennemis et les traiteront en conséquence… 

C’est une chose instructive que ces possibilités se concrétisent par la voix d’un homme expérimenté dans le contexte de la guerre postmoderne la plus sauvage et la plus complexe, la plus singulièrement “hybride” en un sens où chacun des participants mène sa propre  “guerre hybride”, de ce début de siècle. On pourrait alors en déduire tout aussi concrètement que la catastrophe d’un affrontement avec les USA est inévitable, et qu’à la question de savoir si les USA accepteront leur décadence et leur repli d’une façon ordonnée est tranchée d’avance par la négative. Mais il faut aussitôt apporter à ces constats effectivement catastrophiques une réserve de la plus grande importance, qui est la situation politique à Washington D.C. devenu “D.C.-la-folle”, dont Assad ne dit pas un mot simplement parce que ce n’est pas pour lui le propos.

Il y a très longtemps que cette idée de la connexion de la stabilité interne du système de l’américanisme et de la stabilité externe de l’hégémonie du système de  l’américanisme est répétée dans ce site. Elle l’est d’une façon explicite et directe au moins depuis 2010, et répétée encore sous cette forme en août 2017 :

« Cela, en n’oubliant pas que l’un peut interférer sur l’autre, qu’une politique extérieure catastrophique peut parallèlement provoquer des troubles intérieurs, ce qui est un scénario soutenu par certains depuis longtemps déjà, bien avant qu’il soit question de Trump. Nous le rappelions le  24 octobre 2015 :“La perspective apparaît alors, du point de vue de la communication, extrêmement importante et sérieuse, et elle rejoint une possibilité qu’avait évoquée un néo-sécessionniste du Vermont,  Thomas Naylor, en 2010, à propos de la crise iranienne : ‘Il y a trois ou quatre scénarios possibles de l’effondrement de l’empire [les USA]. Une possibilité est une guerre avec l’Iran’…”  »

A la lumière des appréciations d’Assad et en considérant le désordre toujours grandissant à “D.C.-la-folle”, en voit qu’il existe désormais d’une façon structurée et affirmée la possibilité de situations explosives suscitant des catastrophes, en même temps à l’extérieur et à l’intérieur des USA. En effet, ce qu’Assad affirme, c’est qu’il n’y a pas, du point de vue US, une évolution linéaire normale (soit offensive, soit négative) des USA en Syrie, mais bien plutôt une situation tourbillonnaire des forces US placées devant la nécessité d’une mission “non-écrite” mais bien comprise par tous, et avec des aspects de plus en plus désespérés, de protéger l’hégémonie agonisante US un peu comme l’on bouche les trous d’une coque d’un bateau, une sorte de Titanic si vous voulez, coque de plus en plus endommagée. Pendant ce temps, à “D.C.-la-folle” s’affrontent des courants de désordre divers, contradictoires, souvent incohérents, qui répondent comme en un effet mimétique aux situations extérieures, en agissant sans aucun sens des nécessités solidaires du maintien des structures du Système.

(Inutile de détailler ma conviction à ce propos que toute cette agitation, que toutes ces forces ne répondent à aucun plan, aucune stratégie, aucune direction cohérente, encore moins une direction humaine. Ma conviction à cet égard ne cesse de se renforcer, pour “D.C.-la-folle” certes, mais aussi bien pour les forces extérieures dont un certain nombre dépendent de commandements spécifiques qui en prennent à leur aise, quand elles n’évoluent pas elles-mêmes de leur propre initiative. Cette conviction s’insère dans le schéma général que je perçois de la situation des différents composants du système de l’américanisme.)

Le plus remarquable, comme l’on dirait d’une œuvre d’art, c’est la rapidité de développement ces deux sources mimétiques de désordre, donc la possibilité de plus en plus grande de leurs interférences avec effets à mesure. J’ai toujours cru, depuis que les choses se sont mises en place pour la poussée finale, que le désordre de “D.C.-la-folle” finirait par l’emporter dans la course au désordre décisif, tandis que la bataille pour la survivance de l’hégémonie se liquéfierait dans son propre désordre, avec ou non quelques mauvaises rencontres soldées par l’une ou l’autre dérouillée. Dans tous les cas, le passage de nos “colonnes d’Hercule”, de l’American Century prolongé style-Hollywood vers la faillite de l’American Dream, sera aussi légendaire et terrible que le passage du Cap Horn le fut toujours, même avant qu’il n’existât sur nos cartes, pour les marins des grandes entreprises, – le  Cap Horn de la Fin des Temps.