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1164Le ministre russe des affaires étrangères Sergeï Lavrov a donné une longue interview aux chaînes de télévision Russia Today (RT) et VGTRK (la Radio-télévision d’État). Les grands sujets internationaux sont abordés, mais avec évidemment comme centre irrésistible d’attraction les relations de la Russie avec les pays de ce que nous nommons le bloc BAO. RT met en évidence, dans le texte (du 28 septembre 2014) qui rend compte de l’interview (transcription verbatim, également du 28 septembre 2014), la dernière question de l’interview qui explicite l’effort de modernisation d’armement de la Russie. Dès cette présentation de ce qui est jugé de première importance dans l’interview, on trouve exposé ce que nous nommons le “double langage contraint” (et visible, sans dissimuler) du ministre russe. Ce “double langage contraint” rend compte de la difficulté pour les Russes de tenir à la fois leur ligne principielle de politique générale, qui devient de plus en plus théorique, et la ligne réaliste que leur imposent les événements et qui ne devrait être que le complément opérationnel de la première ... D’une façon invertie qui n’étonnera personne dans ces temps si caractérisés par l’inversion, la ligne “réaliste” rend compte d’une extraordinaire confusion de la réalité, réduite à l’affrontement entre la narrative du bloc BAO et diverses “vérités de situation” lorsque ces “vérités” se révèlent.
Voici donc, présenté par RT, Lavrov sur la modernisation des armements russes ... «Russia’s investment in its military is not a sign of a looming new arms race but rather a long-overdue modernization, Foreign Minister Sergey Lavrov said in an interview with RT and the VGTRK media corporation. “I don’t think we are on the verge of a new arms race. At least, Russia definitely won’t be part of it,” the minister said. “In our case, it’s just that the time has come for us to modernize our nuclear and conventional arsenals.”
»Lavrov was commenting on the US plan to overhaul its nuclear arsenals, which was announced by President Barack Obama this week. “The US nuclear arsenal is somewhat younger than ours, but perhaps it is also time for them to upgrade it. I just hope that the US will abide by the provisions of the New START treaty, which are legally binding,” Lavrov said. “It is fine to upgrade your stockpile, replacing old weapons with new ones, but there are certain restrictions on how many weapons you can have, and all these restrictions are still in place.”
»Moscow needs a strong defensive force because it sees hostile actions by NATO, an organization rooted in the past that never ceased to see Russia as an enemy, Lavrov said. “Look how quickly NATO switched to confrontation over the Ukraine crisis and started hurling serious, yet completely unfounded, and biased accusations at us. They immediately terminated all of our cooperation programs, including the ones that served their interests. They did this so quickly and so brusquely that it becomes clear that NATO still has a Cold War mentality,” he said.»
Ce que nous nommons “double langage contraint”, c’est la situation où se trouvent les Russes, d’une part de devoir continuer l’énoncé d’une politique raisonnable, de bonne entente et de bon voisinage, qui correspond à la fois à leurs principes et à leur vision de leurs propres intérêts autant que des intérêts communs à leurs “partenaires” (dans ce cas le bloc BAO) et à eux-mêmes ; d’autre part, de devoir ajuster leurs politiques aux initiatives et au comportement du bloc BAO. Ainsi trouve-t-on dans cette partie de l’interview, l’exposé de la modernisation de l’arsenal russe (notamment nucléaire) comme une mesure technique nécessaire, de même qu’est présentée comme “à peu près” nécessaire techniquement la même décision US annoncée la semaine dernière de modernisation de la force nucléaire (“à peu près”, parce que la force nucléaire US est tout de même moins âgée, moins dépassée que la russe). Et puis, dans une autre partie du même interview, on trouve l’affirmation que Moscou “a besoin de fortes forces défensives” à cause d’“actions de l’OTAN” considérées comme hostiles, et qui le sont manifestement dans leur présentation. Dans ce cas, la modernisation des forces russes devient une nécessité stratégique face à une menace spécifique qui n’est rien d’autre que le cœur de la coordination des puissances du bloc BAO. Tout juste peut-on dire que la différence (?) faite entre USA et OTAN permet de sauver l’apparence de l’apparence en n’affirmant pas tout de go que les “actions hostiles” sont une production spécifiquement américanistes, – ce qu’elles sont évidemment si l’on prend en compte la prépondérance complète des USA dans l’OTAN...
• Dans la partie suivante de la présentation de l’interview, on trouve ce qui est manifestement la préoccupation fondamentale de Lavrov. On sait le ministre particulièrement sensible à ce phénomène, lui qui a des contacts très suivis avec ses collègues les plus importants du bloc BAO, dont bien entendu le secrétaire d’État Kerry... (Cela, – ces “contacts très suivis” impliquant en théorie une volonté d’arrangement, – illustre le paradoxe au centre du propos, puisque, par ailleurs, nombre de commentateurs peuvent écrire sans vraiment déformer la vérité de cette situation-là, que l’OTAN/les USA/le bloc BAO sont “en guerre” contre la Russie, ou bien qu’ils cherchent à déclencher un conflit majeur avec la Russie.) Et l’on retrouve cette contradiction dans les propos de Lavrov, ce que nous nommons “double langage contraint” ; par exemple lorsque RT rapporte le propos du ministre qui doute que la tension actuelle conduise à une période équivalente à la Guerre froide, avec son climat de tension extrême, – pour ajouter aussitôt que les politiciens occidentaux sont “emprisonnés dans leur propre rhétorique antirusse”. (On comprend le fondement théorique du propos de Lavrov, reflétant le constat que, du côté russe, il n’y a pas en principe de recherche ni de production d’une tension extrême vis-à-vis de bloc BAO, mais on doit aussi comprendre les limites paradoxales de ce propos. En effet, la Guerre froide, dans ses périodes de tension, – car elle ne fut pas une période unitaire de tension, – atteignait à un paroxysme essentiellement par l’état de la psychologie des uns et des autres des deux côtés, et très souvent de psychologie “emprisonnées” dans des rhétoriques hostiles. De ce point de vue un côté valait l’autre, ce qui paraîtrait paradoxalement, – encore un paradoxe, – sans doute moins dangereux que le complet déséquilibre actuel, chacun à cette époque devinant ou acceptant confusément l’état d’esprit adverse puisque lui-même en était affecté. C’est paradoxalement l’atmosphère obsessionnelle et paranoïaque qui entourait les deux présidents, en 1962, qui poussa Kennedy et Krouchtchev à trouver un terrain d’entente au moment de la crise des fusées de Cuba en leur permettant de faire la même évolution psychologique établissant entre eux une confiance absolument nécessaire.)
«The minister said he doubts that the current period of tension with the West will reach the level of the old Cold War. But Western politicians are trapped in their own anti-Russian rhetoric, he said. “If a Cold War starts today, I think it will be different. It will be primarily a media war,” Lavrov said. “In my contacts with [US Secretary of State] John Kerry and with the foreign ministers of Germany, France and many other European countries, I can see that they don’t particularly enjoy the current situation but they simply can’t abandon the position they’ve taken – namely, that it’s all Russia’s fault, that it was Russia who brought about the Ukraine crisis.”
»Still there is significant damage being done to ties, because Moscow is beginning to see the West as untrustworthy, Lavrov said. In a number of recent instances, solutions to crises in Syria and Ukraine that were initially backed by Western countries were later thrown away without a second thought on the pretext that the situation had changed, the foreign minister said. “They even violate the agreements we have, which makes us wonder whether it is even possible to have any agreements with them at all,” Lavrov said.
»This lack of reliability has proven to have negative long-time consequences, Lavrov asserted. In Syria, the West’s insistence on ousting President Bashar Assad left little chance to stop the confrontation between the government and the Western-backed rebels, ultimately contributing to the rise of the radical Islamists such as the Islamic State (also known as ISIS, or ISIL). In Ukraine, the free trade deal with the EU was de facto put on hold until 2016 to review the impact on Ukraine’s trade with Russia – which is exactly what President Viktor Yanukovich wanted last year. “Our partners have been clearly engaged in moving the goalposts, as they say, when the terms are changed time and again. It’s dishonest and utterly ineffective,” Lavrov said.»
Dans cette phrase se trouve, pour notre part et pour notre commentaire comme nous entendons le développer, l’essentiel du propos de Lavrov : «I can see that they don’t particularly enjoy the current situation but they simply can’t abandon the position they’ve taken.». Cela nous fait imaginer les mines déconfites de Kerry, de Fabius, de Steinmeier, “obligés” de tenir une position d’intransigeance qu’ils n’apprécieraient guère, qui les empêcheraient de quelque progression que ce soit dans leur dialogue avec Lavrov... Mais “empêchés” par quoi ou par qui ? (Des explications données par le même Lavrov dans une autre interview, – voir Itar-Tass le 28 septembre 2014 où il argue du peu de connaissance de la Russie par le bloc BAO à cause du “manque d’experts” et du retour de la puissance russe, – sont peu convaincantes. Elles ressemblent surtout à une tentative d’expliquer rationnellement ce qui est perçu comme irrationnel et, plus précisément et radicalement, comme “hystérique”, comme Lavrov lui-même a laissé entendre à plus d’une reprise [voir notamment, sur ce thème souvent effleuré par Lavrov lors de l’affaire syrienne, le 6 février 2012 et le 26 juillet 2012, le 27 août 2013. L’“hystérie” BAO en Ukraine est notamment illustrée par ce texte où Robert Parry est cité, le 3 septembre 2014].)
On sait qu’on a déjà développé dans de nombreux sites, dans le chef de nombre de commentateurs, d’innombrables hypothèses rationnelles, organisationnelles, idéologiques, etc., pour expliquer ce comportement des dirigeants du bloc BAO, précisément dans la crise syrienne et surtout dans la crise ukrainienne. On sait que notre approche est très spécifique, différente de ce courant cité, qu’elle est essentiellement psychologique (voir par exemple le 11 juin 2012). Elle est basée sur l’hypothèse d’une psychologie affaiblie ne résistant pas à une influence extérieure, la fameuse “influence extérieure” déjà citée, – cela pour les ministres autant que pour la plupart de leurs conseillers, avec une minorité de ces conseillers présentant effectivement une psychologie hystérique, insuffisante comme productrice d’une influence de la puissance et de l’universalité nécessaire, mais bon relais actifs et directs de l’“influence extérieure” dont nous parlons ; l’ensemble se diffusant aussitôt dans la presse-Système et les élites-Système qui renvoient, aussitôt également, dans un mouvement en vase clos de type effet-miroir, cette même psychologie vers les directions-Système. L’“influence extérieure” est donc le nœud fondamental du phénomène. Dans le cas qui nous occupe ici (relations Russie-bloc BAO), elle développe et pérennise ce courant psychologique que nous identifiions le 25 septembre 2014 comme l’obsession anticommuniste du XXème siècle , en le transmutant et en le faisant essentiellement antirusse ; mais l’on comprend bien qu’il ne s’agit pas, qu’il ne peut s’agir dans le chef de l’“obsession anticommuniste” transmutée en “obsession antirusse” de l’ontologie de cette “influence extérieure” mais bien du moyen par lequel cette influence s’imprime dans les psychologies et oriente les comportements en les tenant prisonniers d’elle-même. Les mines sombres des Kerry-Fabius-Steinmeier selon Lavrov marqueraient bien leur malaise et leur gêne d’être enfermés dans des positions radicales, soi-disant d’origine anticommuniste et devenues antirusses, mais en réalité venues de l’influence dont nous parlons ; ce ne sont pas les visages d’anticommunistes/d’antirusses exaltés pouvant refuser avec arrogance et mépris tout arrangement avec la Russie que nous décrit Lavrov, mais bien des diplomates prisonniers d’engagements d’eux-mêmes dont ils ne comprennent pas qu’ils aient pu les prendre, qu’ils en soient les prisonniers à ce point...
Il n’est pas nécessaire que nous développions à nouveau notre thèse, basée sur la puissance du Système, sur sa puissance d’influence, sur sa capacité à imposer une ligne politique (sous le nom de politique-Système) absolument extrémiste, déstructurante, dissolvant et vers le but de l’entropisation. Nous pensons fermement, et de plus en plus fermement avec l’évolution des événements produisant désordre et incontrôlabilité catastrophiques, que ce facteur constitue la contribution essentielle à la manufacture d’une époque catastrophique, caractérisée par son côté maléfique opérationnalisée par les poussées déstructurante et dissolvante dans une dessein d’entropisation (selon la formule dd&e), qui interdit toute possibilité d’établir un équilibre, encore moins une harmonie politique... (Cette harmonie serait pourtant, d'un point de vue réaliste et nullement utopique, absolument nécessaire pour affronter les problèmes des crises eschatologiques “objectives”, ou non-politiques, qui pèsent sur la civilisation en général. Il s'agit notamment et essentiellement de la crise de l’environnement perçue en général comme la crise de la destruction du monde résultant de l’activité du Système, et d’une façon plus concrète de nos divers systèmes d’activité, de production, de développement, etc.)
C’est pourquoi nous persistons à penser que la situation des relations entre la Russie et le bloc BAO, si elle n’a pas la gravité objective des positions de confrontation de la Guerre froide, est en fait beaucoup plus grave parce que des forces extérieures à la situation humaine interfèrent d’une façon évidemment majoritaire et décisive sur le comportement de l’un des protagonistes. Le résultat est que la recherche de la stabilisation des relations rencontre constamment un frein quasi-autobloquant et tend à faire perdurer non pas une tension si l’on peut dire stable (c’est-à-dire compréhensible par les deux côtés et éventuellement pouvant être contrôlée et apaisée), mais une tension erratique, insaisissable, une tension de désordre correspondant au désordre de la politique. C’est une situation originale jusqu'au pittoresque, où cohabitent et se développent conjointement, souvent venues des mêmes acteurs et presque dans une même séquence, des actions de tentatives de stabilisation et des actions de tentative de destruction de ces tentatives de stabilisation, – avec bien entendu l’avantage aux secondes, et sans perspective de changement parce que la destruction de la stabilité est un acte bien plus aisé que sa construction. Dans ce “drôle de jeu”, la vulnérabilité totale et pathétique est bien entendu du côté du “bloc BAO” puisqu’il y a contrainte générale d’une force incontrôlée, tandis que le côté russe n’est contraint que du côté de son langage et de l’adaptation de sa politique.
Mis en ligne le 29 septembre 2014 à 05H49
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