L’axe du Bien va mal

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L’axe du Bien va mal


17 août 2006 — Certes, qu’on nous pardonne le jeu de mot, à la fois facile et tentant. Il est vrai que les avatars s’accumulent. L’état intérieur des trois principaux pays de l’axe du Bien est préoccupant. Il y a une rencontre surprenante entre la dégradation conjoncturelle et peut-être structurelle des systèmes politiques et militaires des trois pays engagés les plus fermement dans la soi-disant “guerre contre la terreur”.

La période est propice à de tels constats. Après des semaines frénétiques (Liban et 8/10), nous sommes entrés dans une phase dépressive (quelques petites semaines sans doute, moins si un “accident” vient relancer la fiesta). La situation au Liban est apaisée temporairement. Les suites de 8/10 s’abîment dans des constats très terrestres du désordre, des réclamations pour dommages et intérêts, d’un appel à l’Europe qui ressemble à la retape d’un gouvernement travailliste qui ne cesse depuis 2003 de vivre à bout de souffle.

Dans ce calme nouveau mais fragile, spectacle désolant.

Washington entre le marteau et l’enclume

Aux USA, la déstabilisation prend plusieurs formes. On en retiendra essentiellement deux, qui impliquent deux impuissances : la déstabilisation de la puissance militaire US et la déstabilisation du système de soutien politique à l’administration GW.

Fin juillet, les démocrates ont mis en évidence que les USA n’avaient plus actuellement une seule brigade de combat de réserve, ce qui mesure la position actuelle de la puissance militaire US. L’article de Seymour Hersh mis en ligne le 14 août met notamment en évidence que la réserve de Rumsfeld vis-à-vis de l’opération israélienne contre le Hezbollah tient au fait qu’il est inquiet des répercussions contre les forces US en Irak, qu’il juge extrêmement vulnérables.

« At a Senate Armed Services Committee hearing on August 3rd, Rumsfeld was less than enthusiastic about the war’s implications for the American troops in Iraq. Asked whether the Administration was mindful of the war’s impact on Iraq, he testified that, in his meetings with Bush and Condoleezza Rice, “there is a sensitivity to the desire to not have our country or our interests or our forces put at greater risk as a result of what’s taking place between Israel and Hezbollah. . . . There are a variety of risks that we face in that region, and it’s a difficult and delicate situation.” »

Le deuxième point est la déstabilisation possible du système GW mis en place avec le 11 septembre, qui s’appuie sur le soutien forcé du parti démocrate à la politique républicaine et le contrôle du Congrès par une majorité républicaine surenchérissant systématiquement en matière de sécurité nationale. La défaite du démocrate pro-guerre Joseph Lieberman le 9 août est regardée comme un événement majeur, impliquant par ce qu’il dit de l’électorat et de l’évolution de l’humeur chez les démocrates la réelle possibilité d’un Congrès avec une majorité démocrate hostile à cette politique, privant l’administration de sa liberté d’action dans la guerre contre la terreur. Un tel Congrès impliquerait sans doute le départ de Rumsfeld (qui refuse la perspective de dépendre des démocrates) et la nomination d’un successeur, avec une polémique épuisante avec l’administration durant la procédure de confirmation. Deux années de paralysie dans le chaos?

Ces deux impuissances ressemblent à l’enclume et au marteau conjuguant leurs effets pour paralyser l’administration. L’impuissance militaire limite dramatiquement les capacités d’action dans la guerre contre la terreur. La possibilité d’un Congrès démocrate implique le contrôle démocrate, par divers mécanismes dont le budget, de toute tentative de l’administration de diversifier sa guerre contre la terreur en fonction des contraintes de l’impuissance militaire.

Cette pression politique générale contre l’administration est aggravée par la poursuite de la baisse de popularité du président malgré les diverses tentatives pour renverser cette tendance, notamment la récente manipulation du “complot terroriste” 8/10 de Londres. Le plus récent (16 août) sondage Zogby donne le soutien du président à 34%, en recul de 2% par rapport au précédent sondage.

Londres entre le marteau et l’enclume

Le Royaume-Uni connaît de bien étranges développements, qui l’isolent d’ailleurs du reste du monde. Le complot 8/10 produit un effet singulier : alors que l’affaire constitue, si l’on s’en tient à la version officielle, un brillant succès de l’action policière anti-terroriste, elle plonge l’establishment britannique dans le plus complet désarroi. C’est le produit des pathétiques contradictions où la politique extérieure britannique a conduit ce pays.

La guerre contre la terreur étant devenue le slogan de survie de Blair, la recette a été suivie et appliquée avec zèle durant la crise 8/10. Le résultat est double. D’abord, une tension palpable, répercutée par des élus musulmans et des représentants de la communauté musulmane, s’est établie avec cette communauté. Certains parlent d’émeutes possibles. Les éditorialistes purs et durs (il n’en manque pas dans une presse complètement noyautée par les tycoons libéraux d’extrême droite, type Murdoch) parlent de « the ennemy within ». Les musulmans se sentent mis à l’index. Leurs représentants dénoncent la politique extérieure de Blair comme cause de cette tension. On leur rétorque qu’ils ne font pas leur travail (consigne de “lutter contre l’extrémisme” revenant en fait à réduire la liberté de pensée aux bornes convenables).

La seconde conséquence se trouve dans l’absurdité du concept de la guerre contre la terreur. C’est le complexe type-“la partie émergée de l’iceberg”. Loin de rassurer les autorités, la découverte du complot fait craindre d’autres complots. Cela est sans fin et sans aucun sens, comme la guerre contre la terreur. Celle-ci est un monstre qui fait que chaque “victoire” entraîne des craintes plus grandes que celles qu’elle a apaisées.

(Corollaire : le coût de l’hystérie n’est pas mince. La “victoire” 8/10 a été saluée par un effondrement de la Bourse, une plongée dans le chaos, — non encore résolue — des principaux aéroports. Les compagnies aériennes payent le gros prix. Les pertes de British Airways en vols annulés, dédommagements des passagers, etc., pourraient porter un coup sévère à l’équilibre de la compagnie. On notera aussi le profond scepticisme du public vis-à-vis du gouvernement qui s’est accru avec 8/10, jugé en général comme un montage du gouvernement plus qu’un vrai complot. On observera enfin, — grossière cerise sur un gâteau amer, — que plus les éléments du “complot” se précisent, plus il apparaît que le comportement des autorités britanniques était au mieux très exagéré, au pire extrêmement suspect. Voilà qui va restaurer la confiance.)

Tel Aviv entre le marteau et l’enclume

La situation à Tel Aviv est définie par un mot : crise. Finie l’union nationale faite autour du gouvernement depuis l’arrivée de Sharon au pouvoir et l’“officialisation” universelle de la guerre contre la terreur. L’attaque contre Olmert est générale, autant venue de la gauche que de la droite. La mise en cause de l’armée et de ses généraux atteint une intensité jamais vue en Israël. L’effondrement du mythe de l’invincibilité de Tsahal touche en priorité les Israéliens.

La popularité de Olmert décroît à une rapidité prodigieuse. 41% des Israéliens veulent que Olmert démissionne ; 57% pensent de même pour le ministre de la défense Peretz. Trois enquêtes officielles sont lancées sur le comportement de l’armée, qui peuvent aboutir à des mises en cause sévère. Pour autant, la situation n’évolue pas vers un éclaircissement de la situation politique, mais plutôt vers un durcissement qui renforce l’impasse. Gwynne Dyer, de Teheran Times, observe à propos de ce sentiment général d’une première défaite dans l’histoire de la nation qu’éprouvent les Israéliens:

« That might be a blessing in disguise for Israel, if it persuaded enough Israeli voters that exclusive reliance on military force to smash and subdue their Arab neighbors is a political dead-end. There is little chance of that. The likeliest beneficiary of this mess is Israel's archetypal hard-liner, Binyamin Netanyahu, who flamboyantly quit the Likud Party last year in protest at former prime minister Ariel Sharon's policy of pulling out of the occupied Gaza Strip.

» That split Likud and forced Sharon to launch a new party, Kadima, which now dominates the centre-right of Israeli politics and is the nucleus of Olmert's coalition government. But Kadima may not survive this disastrous war, and the heir apparent, at the head of a resurgent Likud, is Netanyahu. The last opinion poll in Israel gave him an approval rating of 58 percent. »

Au-dessus de cela, Washington veille. Les pressions américanistes pour une politique israélienne dure, voire une nouvelle aventure vers on ne sait où (à nouveau le Hezbollah ? La Syrie ? Etc.), ne vont pas tarder à se faire sentir à nouveau. Elles vont favoriser la position de Netanyahou. Elles ne vont pas résoudre la crise intérieure d’Israël, bien au contraire, — crise promise à durer tant qu’Israël n’aura pas identifié la vraie cause de cette crise : ses liens de soumission à l’Amérique.

La saison de la paralysie et de l’impuissance

Comme on l’a signalé plus haut, nous nous trouvons dans une période de dépression. Toutes les vilenies et controverses accumulées dans les semaines d’exaltation factice qui ont précédé sont mises à jour et produisent leurs effets. Elles révèlent des situations politiques extrêmement tendues et marquées par des affrontements de toute nature.

Ces diverses situations sont en pleines de risques et de tensions inquiétantes pour les trois pays. Dans les trois cas, on retrouve cette situation “entre le marteau et l’enclume” : l’establishment pris dans des pressions contradictoires qui interdisent une orientation radicale claire pour sortir de l’imbroglio. La grande nouvelle de ces dernières semaines est que l’ami israélien a rejoint l’axe anglo-saxon dans cette sorte de situation.

Les caractéristiques de cette situation de crise standard de “l’axe du Bien” sont très intéressantes. Elles présentent une affection générale de paralysie, dans les deux grands domaines.

• Dans le domaine politique, les équipes au pouvoir sont très affaiblies par la succession presque sans arrêt ni exception de revers. Mais on sait qu’il n’y a absolument aucune alternative à ces équipes au pouvoir, les milieux des soi-disant “oppositions” étant activement compromis dans la politique belliciste d’une part, n’ayant aucune alternative constructive ou audacieuse à proposer d’autre part. La situation qui en résulte est naturellement d’une paralysie grandissante avec l’acrimonie et l’affrontement stérile comme caractéristique.

• Au niveau militaire, les défaites et les déboires s’empilent, d’autant plus coûteux qu’ils sont précédés et accompagnés de chants presque extatiques de victoire, conduisant à des exigences d’action des militaires toujours plus grandes. La situation militaire réelle des trois puissances est absolument pathétique par rapport aux affrontements qu’elles doivent envisager, et une crise sérieuse prenant la forme d’une défaite militaire grave n’est pas à exclure dans certaines circonstances. (On pense au cas américain en Irak.)

Le seul domaine qui marche est le domaine déclamatoire, la communication et, d’une façon plus générale, le virtualisme. On continue à affirmer la puissance de ces trois pays, pour suivre des consignes générales qui n’ont plus aucun rapport avec la réalité, et qui sont même très contre-productives lorsqu’elles sont confrontées à cette réalité, — et elles le sont de plus en plus souvent. Cette pression virtualiste empêche toute réforme sérieuse de la politique belliciste et, par conséquent, rien ne semble devoir altérer la course actuelle, du moins dans les structures du pouvoir.

Les tensions ont lieu sur la périphérie de ce pouvoir, là où le pouvoir a quelques rapports obligés avec la réalité. Elles ont accidentellement des effets collatéraux qui peuvent être importants (progression du courant anti-guerre chez les démocrates aux USA ; indiscipline grandissante des députés du Labour à Londres, etc.). Ils peuvent échapper au contrôle automatique du système.

Il y a, toujours de plus en plus net, le sens d’une marche inarrétable vers une situation intérieure de plus en plus chaotique et de plus en plus paralysée à la fois, chez les trois membres de “l’axe du Bien”. Il est absolument impossible, pour autant, de prévoir ce qui rompra, comment et quand cela rompra. Il est difficile d’envisager que cette situation puisse durer très longtemps sans une rupture majeure, suivant la confrontation brutale entre une tension ou une crise extérieure où serait impliqué l’une ou plusieurs de ces puissances, et la paralysie du pouvoir et de la décision à l’intérieur.