L’axe en miettes

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L’axe en miettes


11 octobre 2006 — Curieuse affaire que cette explosion nucléaire nord-coréenne, surtout si on la place dans ses implications avec la crise iranienne. D’une façon générale, l’Iran réagit d’une façon assez contrastée et son attitude est perçue elle-même comme très contrastée. L’effet psychologique est immédiat : en se confirmant elle-même dans son rôle de “vilain irresponsable” avec lequel il faut pourtant composer, la Corée du Nord nimbe l’Iran d’une certaine sagesse et d’une certaine retenue. Les deux pays jouent, directement ou indirectement, à leur avantage :

• La Corée du Nord occupe aujourd’hui une place disproportionnellement importante à cause du test nucléaire, par rapport à sa puissance réelle, sa situation délabrée, sa diplomatie contrainte, le caractère archaïque et oppressif de son régime et ainsi de suite.

• Par contraste, l’Iran, pays d’une importance stratégique et politique certaine, d’une grande influence, disposant d’un potentiel de puissance considérable, peut envisager plus aisément de continuer (ou de reprendre) des discussions diverses et variées avec diverses puissances, principalement les pays européens, notamment sur des aspects de principe et d’ordre international par rapport au nucléaire. L’épisode nord-coréen devrait réduire les réticences à cet égard.

En ce sens, la “sauvagerie” de Kim — qui sert Kim comme on l’a vu — rend par contraste un grand service à l’Iran — en le rendant plus responsable, voire plus “convenable” (c’est l’expression chère à Chirac). Cela tombe à un moment particulièrement propice pour les Iraniens. Si nous avions l’esprit “complotiste”, nous avancerions qu’il y a eu manigance entre Pyong Yang et Téhéran…

Le moment propice pour l’Iran est double :

• Par l’effet indirect de son acte, Pyong Yang rend infiniment plus difficile l’argument déjà ténu d’une attaque américaine contre l’Iran alors que de méchants bruits d’une “October surprise” font fureur à Washington, ces temps-ci, dans les colonnes et milieux bien informés.

• Téhéran est rehaussé comme interlocuteur des trois pays européens qui ont entrepris un dialogue avec l’Iran depuis 2003, à un moment important où l’on hésite entre rupture définitive et reprise du dialogue à tout prix, — compris au prix d’une distanciation, voire d’une rupture entre les USA (adversaires du dialogue) et les autres. Il est très important pour nos éminences qui négocient d’avoir affaire à un interlocuteur “convenable” ; par comparaison au sauvage et hirsute Kim, les Iraniens, même barbus et sans cravate, ont l’air de sortir du Crillon. C’est cela qui, aujourd’hui, mesure la vertu diplomatique.

On comprendra, à lire ces observations, que nous n’avons aucune estime particulière pour les protagonistes de cette pantomime tragique, mais, vraiment, pas plus pour ces diplomates occidentaux qui se trompent avec assiduité depuis des décennies, qui par suffisance naturelle, qui par servilité presque de nature, que pour leurs interlocuteurs des contrées extérieures et sauvages. Qu’importe, de tout cela peut naître un bien, voire plusieurs. (Cela montre que l’Histoire fait son chemin sans s’attarder à nos troubles de la vertu outragée et à nos leçons de morale. Elle en a vu d’autres.)

Par déplacements induits des positions, c’est une fois de plus Washington qui perd la mise. Sa politique (?) nord-coréenne est ridiculisée, ses anathèmes anti-iraniens sont fort mal à propos. On a envie de dire à John Bolton : “John, c’est sur Pyong Yang qu’il fallait taper!” (Ne lui dites pas ça, il ne s’en relèverait pas. Rater l’opportunité d’une first strike, cela le rend malade.) Le caractère archaïque et monolithique des conceptions américanistes, que toute la civilisation occidentale observe avec une fascination respectueuse en s’interrogeant sur la recette du miracle, ne cesse d’être démontré crise après crise. Dans un autre texte, nous parlons de stupidité. Il faut y ajouter le ridicule de cette humiliation de voir toute une civilisation du calibre de l’occidentale menée par le bout du nez par un dictateur hirsute du calibre de Kim. Avant de parler de démocratie, et pour ne pas discréditer définitivement le tabou qui a son utilité pour nous rassurer, nous ferions bien de nous observer attentivement dans un miroir pour y distinguer les marques de la sénilité stérile de nos conceptions de l’organisation politique.

Les connexions établies entre les crises iranienne et nord-coréenne, sans oublier la cerise sanglante de l’Irak, devraient faire réaliser la tragédie épouvantable où s’enfonce la diplomatie occidentale. L’Iran, la Corée et l’Irak, ce sont les trois de l’“axe du mal”, ce qui est tout dire. La décadence de la diplomatie occidentale est la mesure même d’une crise où les fondements des structures de la civilisation sont menacés. Tout cela est beaucoup plus grave que l’arme nucléaire du dictateur Kim.

Par ailleurs, et pour compléter le tableau, il suffit d’ajouter qu’il n’y a pas d’alternative non-diplomatique sérieuse à ce calvaire pseudo-diplomatique. Les mêmes super-puissances occidentales, plus ou moins partisanes de l’interventionnisme humaniste (ou humanitaire — voir les “bombardements humanitaires” au Kosovo en 1999, selon la description de Vaclav Havel), n’ont absolument plus aucun moyen militaire sérieux. Elles sont engagées dans des “non-guerres” absurdes, qui immobilisent encore plus de monde que les conflits normaux tout en suscitant dans les points troublés où elles se développent un désordre plus grand encore.

La bombe de Kim représente un étonnant “contre-pied” événementiel, en attirant l’attention sur une crise de toutes les façons insoluble dans l’état actuel des choses et en renforçant notablement la position de l’adversaire-interlocuteur des Occidentaux dans l’autre crise, — la crise centrale autour de l’Iran. (Finalement, s’il fallait désigner un “vainqueur” dans cette crise nord-coréenne, nous aurions tendance à désigner d’ores et déjà l’Iran.)

Malgré l’hypothèse “complotiste” évoquée plus haut, notre appréciation est certainement qu’il n’y a aucune coordination (notamment entre Iran et Corée du Nord) mais plus simplement la marche logique des événements sur lesquels les grandes diplomaties, plongées dans un virtualisme à tout prix, n’ont plus aucune prise. La crise nord-coréenne est réellement intéressante par ses implications diplomatiques, par les mécanismes et les tendances qu’elle peut déclencher dans ce domaine, plus que par son aspect militaire (nucléaire). La mort éventuelle, voire inéluctable, du processus de non-prolifération ne signifie absolument pas un risque nécessairement plus élevé d’emploi du nucléaire. Les rapports Inde-Pakistan montrent comment la nucléarisation réciproque tend à apaiser les conflits plus qu’à les exacerber, — puisque c’est effectivement le cas du conflit larvé pour le Cachemire.

Jusqu’à nouvel ordre et quelle que soit l’émotion que provoque un tel constat dans les âmes de midinette de nos diplomates, les USA sont la seule puissance aujourd’hui qui menace d’employer le nucléaire, d’en faire un outil d’hégémonie, c’est-à-dire d’aller jusqu’à la conception folle de faire de sa menace directe d’emploi un substitut à la diplomatie. (Voir notamment la thèse sur la “supériorité nucléaire”.) Il s’agit d’une mentalité hégémoniste et expansionniste totalement insupportable. Dans un tel cas, la prolifération nucléaire devient l’effet d’un simple réflexe de sécurité : quand le pilote est devenu fou, il est temps d’apprendre à piloter.

Par ailleurs, cette même prolifération, en égalisant les capacités extrêmes sans pour autant éroder le poids légitime de la puissance, redonne toutes ses chances à la diplomatie. Cette réflexion devrait assurer les âmes pacifistes de nos humanistes occidentaux ; au contraire, elle finirait par les effrayer — et l’on comprend pourquoi, lorsqu’on constate à quoi la pratique de l’américanisme a réduit la diplomatie occidentale.

La prolifération n’est certes pas une solution à rien du tout, mais c’est une fatalité. Elle ne fixe pas un ordre nouveau, elle contribue à contrecarrer le désordre déstructurant que font peser les menaces américanistes sur le reste du monde. La prolifération ne fixe pas un ordre nouveau, ni une structure nouvelle. Elle participe à la déconstruction du système hégémonique en place. De ce point de vue, nous sommes loin du terme et d’autres péripéties sont à prévoir.