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964« Ma libido s’est éveillée envers matrem, à l’occasion d’un voyage fait avec elle de Leipzig à Vienne, au cours duquel nous avons dû passer une nuit ensemble et où il m’a été donné de la voir nudam ». Voilà ce que dit Freud à son ami Fliess dans une lettre célèbre. Le latin court-circuitant le sacrilège du fils à l’affût de sa mère, de la mère offerte à son fils, et l’aveu de ce dernier à une tierce personne qui, lui prêtant son oreille, lui offre le « transfert ».
Plus tard, à Vienne, il assiste à Œdipe Roi de Sophocle. C'est la révélation. A travers le drame d’Œdipe, il embrasse l'histoire de l'humanité, transpose l’aventure du Grec dans le banal de la sienne et l’étend au monde. Inconsciemment, vouloir tuer son père et coucher avec sa mère est la tendance de base des humains, le substrat de leur psyché. Pour Freud, Sophocle aurait mis sur scène non une chose réelle de son époque ou d'une époque antérieure à la sienne, mais une histoire de toutes les époques depuis la “horde primitive” jusqu´à nos jours. Pour lui, il ne fait pas de doute que ce qui se joue dans l’intériorité humaine d’il y a trois mille ans – puisque Sophocle s'inspire d'Homère et met en scène la Grèce Archaïque –, eh bien, ça se joue dans toutes les psychés. Ça s'est joué avant Sophocle, Homère etc., ça se joue à son époque, ça se jouera toujours. L'histoire est arrêtée car le génie Freud en a saisi le moteur immobile. Le Roi de l’histoire c’est l’Invariant. Rien n’est nouveau sous le soleil.
Affirmer cela n'est pas le démontrer mais pour lui, à ce moment de sa vie, ça a la force d'une évidence. Il faut se mettre dans l'état d'esprit qui préside à cette découverte induite par la collision de trois éléments: une scène nocturne et brève de l’enfance, une autre longue de la vie familiale où il s’observe observant ses rapports à son père et à sa mère et enfin, caché dans l’obscurité d’un parterre, une éblouissante lumière où se fondent d’un coup les trois éléments, Œdipe-Roi. La pièce est le catalyseur qui achève de le convaincre, l’évènement artistique et historique qui enrichit la médecine. Histoire d’ailleurs non horizontale, diachronique, plutôt verticale, celle du philosophe et du théologien, l’histoire synchronique. Il trouve en elle ce qui ne varie pas, ce qui en est la trame infra-temporelle. Il en saisit l’Alpha et l’Oméga, la Fin, qui est de révéler à l’homme debout la permanence d’un Désir “couché à sa porte”...
Œdipe Roi est écrit vers 450 alors qu’Athènes connaît un rayonnement économique et culturel puissant, jouit d'un système politique original qu’elle nomme démocratie et qui sera appelé bien plus tard à un succès encore plus grand que le mythe d'Œdipe à moins que ce système ne soit aussi un mythe. Il serait fécond de mettre les deux miroirs en parallèle, le démocratique ayant peut-être les mêmes propriétés que le maternel, celles de la satisfaction pleine de soi et la complaisance à se croire supérieur. Toujours est-il que deux mille cinq cent ans plus tard, après des épisodes de « derrière le miroir », il passe pour être le socle de notre occident bâti sur le désenchantement du monde, sur le laïque, et donc fruit de la Raison, autre conquête grecque. Cette découverte de Freud, ce rôle essentiel qu’il attribue à l’aventure œdipienne comme facteur fondamental de la psyché humaine, comme le “complexe” qui en révèle le caché, passe aujourd'hui pour indiscutable, voire scientifique. Scientifique pas au sens de science dure, mais pas non plus au sens de molle que sont aux yeux des rigoureux les concepts sociologiques, linguistiques, historiques ou économiques par lesquels se fait jour la tentative -jamais pleinement aboutie- d’élaborer des modèles sûrs et démontrables. Cet échec relatif tenant à la fois à l’orgueil et à la modestie qui présidèrent à la naissance de la Science dite Humaine.
La science non humaine elle, est assise sur le trépied de l’observation du phénomène, de l’hypothèse qui l’explique et des expériences qui la confirment. Devant un phénomène inexpliqué par les connaissances du moment, je fais une hypothèse : “La lumière est une onde et un corpuscule” par exemple et je vérifie par les expériences appropriées. Après quoi, je peux en principe savoir si l'hypothèse est juste. Mais je peux aussi penser que les expériences ne sont pas assez probantes car réalisées dans des situations non entièrement maitrisées. Bref, en science on avance certes grâce à l'intelligence du penseur mais on avance aussi comme les aveugles, par tâtonnements. Les penseurs sont des Œdipe marchant vers Colone au bras de leur fille. C'est en palpant le terrain de leur songe à venir ou de leur souvenir passé qu'ils découvrent les lois nouvelles. Ceci est valable pour les sciences dures que sont la physique et la chimie ainsi que la mathématique utilisée pour les élucider, mais est valable aussi dans les molles que sont les sciences humaines. Là, on fait également des hypothèses et on tente de les vérifier par expérience. Est-ce possible en histoire, science par définition non expérimentale? Peut-on faire des hypothèses par défaut ? Le nez de Cléopâtre selon Pascal n’est pas tout à fait une boutade, si bien que la question de savoir pourquoi le Débarquement eut lieu le 6 juin 1944, pas avant, et pas ailleurs qu’en Normandie, est pertinente. Pourquoi ce Débarquement, très aléatoire de l’avis même d’Eisenhower, alors que l’Italie était libérée et donnait accès à l’Allemagne sans recourir à la moindre péniche? Et enfin pourquoi Hitler ne le contra-t-il pas vraiment? Le comprendre c’est faire des hypothèses sur les autres options possibles qu’on découvre plus tard dans les documents officiels ou les confidences d’hommes politiques vieillissants. Depuis des lustres on fait l’hypothèse que Pétain était plus antisémite que les antisémites. On en a eu confirmation récemment par un témoin discret qui sortit de sa poche une écriture inédite du maréchal. Et si, d’autres révélations aidant, on découvrait soudain que la petite sœur de la Solution Finale devança à Vichy la grande de Berlin? Je propose pour ma part l’hypothèse que le fameux maréchal fut pire qu’on l’a dit. Qu’il ne fut pas de Verdun ce sauveur qu’on dit, mais que, par une pente irrésistible de son être il trahit la France de bout en bout et que les Français lui en sont reconnaissants. On en voit aujourd’hui des traces en ce que les enfants de ces Français là, cette majorité de Français là, adorent l’Allemagne, la louent sans cesse, préfèrent Louis le Germanique à Louis le Pieux et méprisent Lothaire. C’est une hypothèse qui trouve sa vérification dans la longue durée, où en temps de crise, nos dirigeants, de Coblence 1790, à Baden Baden 1968 et à Francfort 1992, prennent le teuton blond pour modèle jusqu’à faire de son deutsche mark leur euro. Une autre hypothèse, émise déjà dans les années vingt, que Joffre était un incompétent borné et Nivelle un arrogant incapable a été depuis vérifiée. En histoire, simplement, les politiques laissent à l’expérience le temps de tourner sa veste afin que ne soient pas menacés d’échafaud les stratèges qui en conçurent l’hypothèse. L’expérience enfin qui suivit la divine surprise de mai 1940, confirma également l’hypothèse hardie que la guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires et que les civils ne valaient pas mieux. On pourrait citer d’autres expériences faites dans le sang de l’histoire et conformes à d’audacieuses hypothèses. Et en psychologie me direz-vous puisque vous nous parlez d’Œdipe? Eh bien, là aussi trône l’expérience. Les psychologues font des “tests”. Les tests sont des expériences, mais des expériences dont le bien fondé est jugé plus ou moins pertinent par les psychologues eux-mêmes et plus encore par leurs patients. Elles seront donc plus aléatoires qu'en physique vu que, comme en histoire, on a à faire ici à du vivant, vivant que beaucoup pourtant adorent enterrer avant l’heure, l’euthanasie des consciences offrant à ces décérébrés provisoires l’occasion de proposer en miroir l’accélération de celle du corps.
L’Archimède Freud a son eurêka de génie. Il voit une pièce de théâtre comme le Grec voit son corps flotter dans l'eau alors que d'autres ne flottent pas. Trouvaille donc : tous les humains depuis les temps les plus lointains (cent mille, trois cent mille ans?) du fait de leur reproduction vivipare sont fabriqués dans maman, donc attachés à elle, nostalgiques d'elle et donc portés à repousser papa ce gêneur qui n’est là que pour séparer cruellement l'enfant de l’enfanteuse. C'est une loi peut-être moins dure que le carré de l'hypoténuse mais aussi vraie que celle d'Archimède. Peut-on faire des expériences pour la prouver? Oui. Il suffit d’enfanter, il suffit aux hommes de faire des enfants et de voir d’abord qu’ils flottent dans le placenta, que le beau navire maman est l’amiral, papa le pétrolier ravitailleur, maman toujours connue et reconnue, papa non (surtout si maman ne le nomme pas père par sa parole); maman comprend, papa juge; maman protège, papa expose; maman tend à retenir dedans, papa à éduquer (ex ducare, conduire dehors) etc. Cet aller-retour, ce jeu de ballon prisonnier dans lequel est impliqué l’enfant, peut s’exprimer par un concept de la psychanalyse, le
Sophocle dans sa pièce montre l’extrême, nous fait peur avec. Il donne au spectateur un symbolon (1) à tenir, sachant que l’autre moitié de “la chose pulsionnelle” est “dans la main des dieux”. Et même si ces dieux emplissent le ciel de l’âme hellénique de leur présence, les Œdipe en 450 av. JC sont-ils plus nombreux qu'aujourd'hui ? Le Grec d'alors, qui par la représentation théâtrale découvre cette dimension, ne va pas se crever les yeux en sortant. Sophocle effraye ses concitoyens pour les faire réfléchir, pas à la chose incestueuse, non, mais à la
Cette vision de la création artistique comme recherche et découverte du vrai, obsède Freud. Il en fait la théorie. L’artiste dépasse. Il a vocation à être raccourci car ce dépasser gène la bien pensance qui règne à toute époque. Une œuvre d'art est un excès, un excès justifié eu égard à l’évolution, au perfectionnement hypothétique mais nécessaire de l’homme, un excès qu’il appellera dans ses concepts “hystérie réussie”, quelque chose qui vient peut-être d’une certaine forme de maladie mais qui, précisément, évite de tomber dans une plus grave encore qui est le lot de tous les humains, ces pauvres malades qui s’ignorent. Telle sera la conclusion de Freud : l’homme est malade, peut être soigné, doit être guéri. Les artistes, malades supérieurs par leur perception de l’excès qui les travaille, sont donc les soigneurs idéaux des malades inférieurs. Ils leur disent que leur guérison passe par des yeux non bandés ou crevés. Enfin, Freud ne le dit pas clairement mais cela découle de sa démarche, il estime que lorsque la psychanalyse aura atteint son plein régime, les “folies” mises en scène du genre Sophocle ou Dostoïevski ne seront plus de saison. Selon sa célèbre formule, le Ich, sera advenu. Wo es war soll ich werden, qu’on traduit par là où ça est, (le) je dois advenir, c'est-à-dire, que la lumière soit là où est l’obscur. Mais pour faire comprendre, il faut forcer le trait, pousser au drame, être ce qu’on dirait aujourd’hui “médiatique”. Sophocle a laissé croire que l'exception était peut-être plus souvent la règle qu'on ne voulait bien l'admettre, que les seules tendances à l'inceste et au meurtre pouvaient être aussi dévastatrices dans la vie que les actes eux-mêmes, que les Grecs de son temps avaient besoin qu'on leur mette leurs tendances inconscientes sous le nez, qu'ils devaient eux aussi, non se coucher sur le divan qui n'existe pas encore, mais, assis sur les pierres froides de l’amphithéâtre, subir la catharsis, purification par la représentation consciente de leur inconscient sur la scène de leur Moi. Sophocle était peut-être un malade qui s’ignorait mais était aussi un médecin qui ne s'ignorait pas, un Freud hellène, un Socrate doué des talents d'Asclépios, un “médecin-prêtre” comme Freud. Un Tirésias méconnu. Au fond, Freud et Sophocle étaient deux dioskuroi, deux fils de Zeus. D’où leur rencontre.
Donc, à ce moment, paradoxe excellent, Freud convaincu de l’Invariance de l’humain est en même temps sûr de détenir le remède par lequel sera “actualisé” cet humain éternel. Par sa découverte, il va permettre ce que le Grec philosophe d'antan proposait à son contemporain – sans trop préciser le mode d'emploi –, le fameux
Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux.
Par ailleurs, avoir compris, lui homme du XXe siècle, comment devait être comprise une œuvre du Ve siècle av JC, avoir ressenti en soi des choses identiques à celles que les Grecs de l'époque ressentaient et qui sont exposées dans la pièce, fait de Freud le premier critique littéraire transhistorique. Il ne fait que rappeler le poétique
O étranger qui croit que je ne suis pas toi !
Si je suis comme ça se dit Freud, c'est que tous les humains le sont car, comme Baudelaire et mieux que lui, je contiens les humains passés et à venir. Rien de ce qui est humain ne m'est étranger. Un homme vaut tous les hommes, à plus forte raison l’homme exceptionnel contient les vulgaires de tout temps ; la Partie (supérieure) c'est le Tout, avale l’ancien tout qui devient ainsi meilleur que le premier. Cette façon de voir s’appelle induction, extrapolation. Ce n’est pas la même chose que la déduction que la science dure affectionne.
Voilà le premier point de la nouvelle science molle : un Homme les vaut tous, tous les hommes ont un noyau identique, depuis toujours sentent pareil, pensent pareil, veulent pareil, jouissent pareil, haïssent et aiment pareil, refoulent pareil, donc n’ont pas évolué! Entre un Grec homérique, un Egyptien sous Chéops, un Babylonien d'Ur et un Freud du XXe siècle la différence est négligeable, le noyau identique. Freud a arrêté l'histoire, a trouvé la clé de son immobilité, de son Eternel retour. Rien n'est nouveau sous le soleil, comme le dit l’Ecclésiaste que Freud a lu. Et si ce n’était pas tout à fait exact ? Si diachronie et synchronie pouvaient se marier d’une façon subtile que Freud méconnaissait ?
Le deuxième point complète le premier. L’interprétation que je fais d´Œdipe est la bonne, il n’y en a pas d’autre car sinon… toute ma théorie s’écroulerait et je n’y tiens pas. Mieux, toutes les autres qui ont été proposées depuis, même si leur véracité semble supérieure à la mienne ou seulement équivalente, ne changent rien, car tous ceux qui maintenant ont fait de la psychanalyse un métier (médecin, professeurs, anthropologues, psychologues), ne s’y intéresseront pas car ils ne prendront pas le risque de scier la branche sur laquelle ils sont assis. C’est humain. Donc, mon interprétation d’Œdipe est trois fois vraie. D’abord parce qu'inspirée de ma mère elle fut sublime à sa naissance, ensuite parce qu´entre temps un large public s´est habitué à elle, enfin – c’est le plus important –, parce que le féminisme l'a adoptée. Nous voici arrivés au cœur du problème.
Si donc, dans un train de nuit, une mère vous parle de l’œdipe de son fils, sondez son cœur et ses reins et sentez combien sa pensée est pleine du je castre. Quand plus tard elle vous voit “aveugle” errer par le monde sans savoir ce que vous voulez faire, sentez combien elle est sûre que le monde sans les Antigone irait à sa perte. Antigone, c'est Jocaste allumée en dedans, Jocaste ressuscitée après pendaison, la mater abusiva mutée en figlia dolorosa, l’anti-père changée en pro-père (père-mort bien sûr). Voilà où en est aujourd'hui la psychanalyse, massivement investie par les femmes, les féministes, celles qui ont l'astuce suprême de faire de Lacan leur Diogène à la lanterne, d’écrire sur leur carte de visite, à l’encre sympathique – Madame X, Fille de Père Effacé –, de s'en faire leur “guide conduit”, leur impuissant mais combien émouvant Œdipe aux yeux éteints. Etonnons-nous qu'il y ait de plus en plus de sceptiques, des qui ne se soient pas forcément crevé les yeux devant les manœuvres de maman et qui, d'un œil non chassieux, observent en connaisseurs la belle Jocaste-Antigone guidant les mâles marchant à l’aide du fameux trois pieds – désormais de la vieillesse –, qui autrefois, dans sa jeunesse, fut le cœur de l’énigme sphinxuelle.
(A suivre)
Marc Gébelin
(1) Symbole : du grec ancien sumbolon, qui dérive du verbe symballein (de syn-, avec, et -ballein, jeter, donc “jeter ensemble”). Le sumbolon était constitué des deux morceaux d'un objet brisé, de sorte que leur réunion, par un assemblage parfait, constituait la preuve de leur origine commune, était un signe de reconnaissance entre deux contractants. Le symbole, originellement, permet à l’homme de reconnaître le dieu.
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