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767Le mythe d'Œdipe, s'il a une valeur générale pour l'histoire humaine, c'en est une plus générale encore que celle que Freud a cru y voir. C’est celle de la force des liens du sang dans l'humanité depuis les origines, et leur progressif recul.
Ces liens sont à l'œuvre dans Œdipe Roi où un homme, empêtré dans le maternel, reste prisonnier de la relation intrafamiliale. Bien sûr, le regard grec de l'époque habille cette réalité de fait d’une dite mythique où ce sont les dieux qui poussent Œdipe à s'accoupler à sa mère. Les dieux c'est-à-dire, en ce cas, précisément, la force immense des liens du sang, l’autre bout du symbolon mentionné précédemment. Le dieu, un certain dieu, tient le sang. L'oracle est formel : “L'enfant à venir tuera son père et épousera sa mère”. Il tuera le père qui lui barre le chemin de la mère. L'objectif est la mère, le père est tué moins comme père que comme obstacle. Supposer son existence comme personnage symbolique important, est négligé par Sophocle ou bien c’est Créon, et il en est la caricature. Il faut de toute façon une tromperie ourdie par les dieux pour qu’Œdipe, qui, contrairement à beaucoup avant lui, sut déjouer le Sphinx, chute plus bas que l’homme ordinaire qui lui en était incapable. Vu anthropologiquement, on peut dire qu’il s’agit là du stade ultra primitif, du stade antérieur même à l'endogamie où les membres d'un même clan, d'une même tribu, au lieu d'aller chercher des femmes dans la tribu voisine, en prennent dans la leur. Ce principe d'endogamie, de mariage interne, ce cercle de la famille fermée, fait suite à l’inceste primordial originel. Il sort de cette relation incestueuse qui fut le passé animal de l’humain, si bien sûr on accepte l’hypothèse de l’animalité antéhumaine selon Darwin. Les Grecs eux, parlent d’Ouranos, du fils de Gê, fécondant sa mère la Terre parce que, précisément, il n’y a rien d’autre! L’Œdipe de Sophocle, donc, ne fait que reproduire, rafraîchir, l’Acte Originel du mythe ! Si le Dieu est à la rigueur Incréé, les premiers hommes ne le sont pas, ils sortent du ventre de la Mère fécondée par son Fils.
Il faut donc préciser ce qu’on entend par lien du sang. Quand on parle en l'histoire de la force des liens du sang dans l’humanité, il ne s'agit pas des liens du sang au sens étroit, par exemple entre un père une mère et leurs enfants biologiques résultant de leur accouplement. Pas davantage au sens plus large d'un clan ou d'une tribu où on parle alors d'endogamie, il s'agit des liens du sang au sein d'un ensemble plus vaste qui regroupe plusieurs clans ou tribus et qu’aujourd’hui nous appelons peuple, qui fut appelé peuple très tôt par les hommes. Un peuple c'est par exemple les Sarmates, les Achéens, les Bushmans, c’est Israël dont la Bible nous dit qu'il compte douze tribus. Tant que les mariages se font entre les membres d'une même tribu ou les membres de plusieurs tribus d'un même peuple, les liens du sang sont préservés, il y a endogamie au sens large. Chez les Arabes aujourd'hui par exemple le mariage entre cousins et cousines est recommandé alors que chez les Occidentaux, tout en étant possible, il n'est pas prisé, peut même choquer. On peut donc dire que chez les Arabes l'endogamie, les liens du sang, sont plus forts qu'en Occident. Pareil chez les Juifs qui se marient plutôt entre eux, même si ce principe endogamique est moins fort aujourd'hui qu'il ne l'était au temps du roi David.
Les liens du sang donc, au sens large, c'est l’élément qui tient un peuple ensemble en référence à un Ancêtre commun, qui le préserve des changements qui pourraient survenir du fait d'un mélange imprévu aux conséquences inconnues. Les Juifs “ont pour père Abraham”, sont les “fils d'Abraham” car, symboliquement et concrètement, du fait de leur refus de se mélanger à d'autres peuples, ils peuvent dire qu'ils ont Abraham pour père. Si bien que, comme déjà indiqué, si on rétrécit ce principe de lien par le sang, si on voulait vraiment que le “même” sang coulât dans les veines des descendants, l'inceste serait la solution, le stade premier (et dernier) des liens du sang stricto sensu, où le même tente de reproduire le même, fait de son prochain une sorte de pseudopode au sens biologique, c'est-à-dire “prolongements rétractiles du protoplasma”, ou, pour parler actuel, un clone. Le clonage contemporain est un avatar non des liens du sang mais des liens par le sang. Par l’utilisation narcissique, donc folle, donc perverse, donc oedipienne, des liens du sang.
Il y a toutefois plusieurs sortes d'incestes. Le régressif, lorsque la mère réintègre le fils qui lui est proche, se le réintroduit, le fait revenir au "train de nuit" qui l'a vu naître (Jocaste). Le progressif, lorsque la fille séduit son père, attire à elle l’inconnu lointain qu’il lui est (filles de Loth). Enfin le stagnatif, lorsque frères et sœurs s'accouplent. Dans le premier cas l'enfant mâle est réabsorbé par sexe qui l'a produit, ré avalé ; dans le deuxième, la fille repousse sa mère qui l’a enfantée -et qui lui est pareille- pour s'ouvrir sur l'inconnu différent du père, et dans le troisième “ça tourne en rond” sauf en cas de polygamie, lorsque la présence de plusieurs géniteurs produit sous des toits différents des enfants de mères différentes (ou de pères différents dans le cas de polyandrie). Il faut comprendre ces nuances pour ce qu'elles ont été pour les peuples qui nous ont précédé et qui ne connaissaient ni l'hématologie ni la génétique, ni la pensée scientifique, ni ce qui pour nous est “la morale”. L'interdit de l'inceste, ou le refus de l'inceste, n'était pas motivé par des raisons de qualité ou de danger que des croisements de cet ordre auraient pu produire comme on l’entend dire de nos jours où certains humains sont encore habités par cette angoisse. Il procédait d'une perception qui nous échappe et qui certainement fut toujours paradoxale puisque à la fois motivée par la crainte du nouveau, de l'élargissement porteur de querelles et d'intérêts divergents entre les tribus, comme le dégoût du retour vers l’identique, du repli sur soi, synonyme de rabougrissement de ladite tribu. L’élargissement créait de nouvelles alliances favorables à l'enrichissement et à l'auto-défense mais pouvaient, à long terme, être nuisibles et dissoudre peu à peu la tribu la plus faible dans la forte, le peuple le plus faible dans le plus fort, la Grèce dans Rome. Inversement, ne pas sortir de sa tribu pouvait signifier, renforcer, élargir, agrandir la tribu en tant que telle dans l'optique de pouvoir résister à des rivalités ou des affrontements futurs avec d'autres.
L'inceste au sens étroit, est dépassé depuis des millénaires dans la plupart des cultures, en constitue l'interdit central, surtout l'inceste mère-fils. L'horreur vécue par Jocaste est “vieille comme le monde” alors que les filles de Loth paraissent détendues à l’idée de s’enter sur leur père pour “lui donner une descendance”. Et d’ailleurs, aucune langue de feu, aucune peste n'en résulte comme à Thèbes, bien au contraire, puisque Ruth la Moabite qui en est issue, est l’ancêtre du Christ, fils de David de lignée royale et de Nathan de lignée sacerdotale. Quant aux frères et sœurs entre eux il suffit de se pencher sur beaucoup de cultures pour comprendre qu'il s'agit de nécessités “religieuses”, comme par exemple pharaon et sa sœur. Encore qu’il faudrait être sûr que notre notion moderne de “religion” recouvre ce religieux là. C’est une autre question.
Il y a enfin la prostitution sacrée qui peut être perçue comme une union incestueuse avec le dieu créateur, en l'occurrence la déesse. Le grand-prêtre fornicateur étant le Phallus Général valant pour tous les porteurs de pénis, la prostituée sacrée tenant le rôle de la divinité créatrice et étant de ce fait permise au grand-prêtre, son parèdre, et rigoureusement interdite à tous les autres hommes sous peine de mort pour elle et pour eux, comme c'était le cas des vestales romaines et de leurs imprudents amants. Il n'est d'ailleurs pas absurde de voir dans cette institution de la prostitution sacrée, l'image des commencements de l'humanité puisque commencements il y a eu, même si cette hypothèse heurte notre compréhension, fatalement aveugle, sur nos débuts d'homme. On a à la fois du mal à “croire” au premier couple, résultant d'une scissiparité de l'Adam primordial en Adam et Eve, bien obligés de se reproduire incestueusement (avec qui Caïn, comme Abel s'il n’eut pas été tué, pouvaient-ils se reproduire sinon avec leur mère?), mais on a encore plus de mal à imaginer simultanément sur plusieurs lieux de la terre des hommes et des femmes sortis du règne animal (de différents règnes animaux ?), qui se rencontrent au hasard de leurs migrations, copulent et font des enfants extra-incestueux source de nouvelles races. La Thora mentionne au chapitre VI ces étranges nephîlîm, ces Géants inconnus sur la terre, différents des fils d’Elohim. Dans ce cas pourtant, on ne fait que déplacer le problème car ces venues simultanées à l'humain ne sont que des multiplications de l'Adam-Eve du premier cas puisque là aussi il a fallu un commencement. Saisir la durée et son départ a toujours été un grand problème pour l'intelligence humaine. L'instant émergeant de la durée et la niant, la durée diluant l'instant dans un processus sans commencement ni fin. Ou l'homme a commencé et il finira, ou alors il n'a jamais commencé et ne finira jamais. Ceux qui peuvent vraiment penser les deux en même temps mériteraient le statut de Nouvel Adam. On en revient donc à Adam-Eve comme départ justifié. Mais alors si ces deux là sont authentiques, Lucifer, le serpent, “le plus rusé de tous les animaux”, comme la Bible l’appelle, l'est aussi. Les hommes auraient péché à cause d'un animal, même rusé!? Ça ne manque pas de sel que le soi-disant rampant induise le vertical en tentation. − Eh, viens dans mon règne terre à terre toi le dressé, et tu seras comme un Dieu ! Lucifer, ange déchu, reste Etre supérieur. Que va-t-il enseigner aux hommes? La division. D'abord de l'homme avec lui-même (ils virent qu'ils étaient nus) et, par voie de conséquence, de l'homme d'avec tous ses semblables, l’égoïsme de Caïn. Il enseigne la dissolution des liens du sang, des liens de l'homme avec ses origines, il conduit l'homme vers la Solitude Nécessaire de l’Homme, ce qu'il appelle précisément en son langage : Vous serez comme des dieux (Gen. III,5).
La rupture des liens du sang donc, débute avec le Diable, l’impulsion luciférienne. Mais c'est un processus qui s'étend sur des dizaines de millénaires et pendant ces millénaires les refus et les retours en arrière seront nombreux. Le plus bel exemple bien sûr est celui des Juifs qui refusent de se mélanger, autrefois comme aujourd'hui, faisant de l'élection nécessaire d'un peuple il y a quatre ou cinq mille ans, un racisme actuel. Les Juifs ne refusent pas la tentation du Serpent, comment d'ailleurs le pourraient-ils? Ils refusent les ultimes conséquences de cette tentation, à savoir que dans le cadre de la consanguinité d'avec Abraham et, plus loin encore, la consanguinité d'avec le dieu que Moïse aperçut dans le Buisson ardent, il fallait bien qu'il y eut à la fois continuité dans la rupture et compensation annihilant cette rupture, que l'unité primordiale brisée par Lucifer, se refit avec un fils précisément qui serait davantage du Buisson Ardent que d'Abraham, un fils directement issu de ce dieu “consanguin” qui créa l'homme à son image, à travers le peuple le plus consanguin de l'histoire qui allait inaugurer, sans trop le savoir, la consanguinité dernière, celle de l'esprit. − Avant qu'Abraham fut, je suis, dit le Juif Jésus. Et voici donc celui que les hommes ont appelé en grec Christos, vrai homme et vrai dieu, vrai juif et vrai goy, vrai fils d'homme et de femme issus de la même tribu et vrai fils de Dieu par la greffe d'un Moi cosmique, modèle supérieur de tous les autres moi humains qui peuplent notre planète et qui tendent – ou devraient tendre – vers Lui. Le sphinx avec son arrière train de taureau, son buste de lion, ses ailes d'aigle et son visage d'humain est le résumé grec ésotérique des Quatre Animaux sous lesquels les quatre évangélistes sont représentés. Luc est taureau, Marc Lion, Jean Aigle et Matthieu Homme (ou Ange) au sens ou l’homme, ex-ange, serait le “résultat” des autres “animaux”. Quatre “animaux” donc, ancêtre de l'homme, du Sphinx-homme, Œdipe en étant le Jean Baptiste, celui qui dévoile les origines antiques, se sacrifie pour qu'elles s'intègrent à l'évolution humaine, celui qui diminue pour que l'autre croisse, celui donc qui aplanit les voies du Seigneur, qui prépare l'homme à se tenir debout sur la terre avec des pieds non bots, non percés et non enflés, pas des pseudo podos, des vrais et bien stables. La statuaire grecque figurant dans le marbre cet Homme idéal là, cet Anthrôpon qui prépare le Christos, union supérieure du Taureau, du Lion, de l'Aigle et de l'Homme. Dieu fait homme, homme s'offrant au dieu pour le salut de tous les autres et donnant sa Vie pour que les “comme des Dieux” des origines deviennent à la fin des temps de vrais dieux. “J'ai dit vous êtes des dieux et la parole de Dieu ne peut être défaite” (Jean, X). Œdipe n'est pas maudit d'avoir commis un inceste maternel, il recule tout simplement pour mieux sauter. Œdipe rappelle le passé des liens du sang pour mieux bâtir l'avenir des liens non sanguins, il s'aveugle pour que nous puissions voir. A Colone, ne finit-il pas, sorte d’homme-fait-dieu par se dématérialiser ? Ce qui revient pour Sophocle à signaler une négation du corps matériel, une ascension. Athènes a vu, Thésée et Thémistocle ont vu, Socrate a vu, puis Périclès et, par lui, pour la première fois dans le monde, des hommes ont tenté de se rassembler pour faire naître une volonté qui n'était plus individuelle-égoïste, mais collective-altruiste, maternelle mais avec un père puissant, le post-œdipe attendu. La démocratie athénienne est ce germe appelé à un grand avenir. Il rétablit l'unité première des liens qui semblent du sang mais ne le sont plus. Bâtis sur son modèle, ils sont pourtant des liens à caractère spirituels. La pseudo-démocratie de l’Europe actuelle étant le règne du maternel mais sans Père, le règne du maternel avec un père réduit à l’impuissance, le triomphe de Jocaste-Antigone d’où l’Esprit du Père est absent. Cela laissant entrevoir combien aujourd’hui la doxa psychanalytique aimerait nous convaincre –sans pouvoir ni vouloir l’affirmer– qu’Œdipe disposait du libre-arbitre, combien au fond il est responsable mais pas coupable de son double péché de gérontophilie assumée avec Jocaste, de pédophilie souhaitée mais infaisable avec Antigone et combien l’éternelle Jocaste-Antigone en fut l’innocente victime, l’agnelle de sacrifice. Le féminisme contemporain est le retour de la prostitution sacrée, de l’Idole peinte.
(A suivre)
Marc Gébelin
(Voir aussi la première partie de L’Œdipe d’hier et d’aujourd’hui (I), du 13 décembre 2012.)