Le 4 novembre et les raisons de la Raison

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Pourquoi Obama sera-t-il élu, s’il est élu? Rude problème, si l’on tient compte de tout ce qui accompagnera cette élection en fait de perception, – élection d’un Africain-Américain (en vérité “demi-black”), élection d’un démocrate, élection d’un très jeune sénateur pratiquement inconnu, etc. L’enjeu est important pour la raison moderniste: il s’agit de garder ce qui peut l’être dans la représentation de la chose (modernité de l'Amérique, multiculturalisme, triomphe de l'anti-racisme, etc.) et d’expliquer le reste par des arguments qui rassurent la Raison avec un “R” majestueusement majuscule.

Nous reposons donc notre question : “Pourquoi Obama, etc…?” Voici l’explication de Philippe Gélie, du Figaro, à Washington pour son journal, écrivant là-bas le 31 octobre. Il y a d’abord diverses explications pour nous présenter le cas d’une extrême probabilité de la victoire d’Obama; tout cela est encombré de chiffres, de statistiques et de pourcentages divers… Nous en arrivons à notre question : “Pourquoi, etc... ?”

«Dans la débauche d'énergie dépensée par les deux rivaux à l'approche du scrutin, McCain est obligé de défendre ses positions là où Bush avait à peine besoin de se montrer en 2004, tandis qu'Obama est à l'offensive dans des circonscriptions qui semblaient perdues à jamais pour son camp. Jeudi, il tenait meeting à Sarasota (Floride), qui n'a pas voté démocrate depuis Franklin Roosevelt et avait donné huit points d'avance à Bush il y a quatre ans. Le désarroi de l'opinion devant la crise économique ne suffit pas à expliquer ce déséquilibre. Depuis le début, le démocrate a misé sur une nouvelle donne démographique, notamment une augmentation des jeunes électeurs et des minorités. Il affiche un avantage de deux contre un chez les 18-29 ans et les Hispaniques, de neuf contre un chez les Afro-Américains. Son calcul repose sur l'augmentation de leur poids respectif dans l'électorat total : de 17 % à 20 % pour les jeunes, de 6,5 % à 9 % pour les Latinos, de 12 % à 14 % pour les Noirs. Cela suffirait à faire basculer des États comme le Nevada, le Colorado, la Virginie, peut-être l'Arizona ou la Géorgie.

»Si Barack Obama est élu mardi, l'analyse du scrutin révélera sans doute une nouvelle photographie d'un pays en constante mutation. Si c'est McCain, cela donnera raison à ceux pour qui le candidat afro-américain était en avance sur l'histoire.»

Ainsi en est-il de notre raison et de son désarroi, – car le mot a aussi sa place à ce point, – devant les événements qui semblent lui échapper, surtout lorsque cette raison préfère se replier sur les domaines étriqués de l’argument scientifique. Tout ce trouve dans cette phrase, avec l’affirmation négative que nous soulignons en gras, qui représente une négation ex abrupto, posée péremptoirement, expédiée sans procès ni le moindre argument, écartée comme une poussière agaçante, non prouvée par rien qui vaille (alors que le reste prétend l’être, prouvé, quasi expérimentalement, comme dans une science exacte qui nous révélerait les secrets du comportement humain)…:

«Le désarroi de l'opinion devant la crise économique ne suffit pas à expliquer ce déséquilibre.»

Pourquoi le désarroi ne suffirait-il pas pour expliquer le comportement de millions d’électeurs, si ce désarroi s’est répandu comme une trainée de poudre, s’il a pris la forme dramatique, voire apocalyptique de la crise du 15 septembre, s’il a cette puissance collective qu’on lui voit chaque jour? Pourquoi cela ne suffirait-il pas, alors que tout a basculé pour Obama, selon les mêmes rapports scientifiques des diverses enquêtes et sondages mais aussi selon l’atmosphère de la campagne, à cette même période des 15-25 septembre? Plutôt que de comptabiliser les avantages des démocrates dans des catégories pauvres, marginalisées, catégories des minorités, etc., en plus de l’électorat normal, et de faire de cet avantage un argument en soi sans en expliquer la cause et en écartant le “désarroi” de la crise, pourquoi ne pas avancer l’hypothèse puissante et irrésistible que ce sont la crise et son désarroi qui ont poussé ces divers groupes vers le vote qu'on leur prête, et que cela ne peut être que pour Obama?

En vérité, il y a une certaine répugnance de nos commentateurs, surtout chez les Français dont l’intelligence doit toujours trouver à s’employer, à accepter les explications simples, qui ne sont pas explicitées soigneusement et de cette manière compliquée qui fait croire à l’objectivité scientifique. La puissance de la simplicité d’un sentiment comme le désarroi désarme l’intelligence de la raison, lorsque la raison s’est érigée en norme centrale de l’intelligence, dans ce cas où la raison n’étant plus un instrument est devenue une idéologie. Il importe que nous comprenions la victoire éventuelle d’Obama selon des normes rationnelles, alors que la raison nous disait, il y a un an encore, qu’une telle victoire était impossible (cela, au grand dam de la morale, l’acolyte de la raison, toujours prête à condamner l’irrationalité des comportements pour pouvoir mieux déplorer que nous ne soumettions pas à l’empire moral de la Raison).

Pourtant la chose est simple, mais elle complique horriblement le labeur de la raison alors ramenée au rang d’outil, et surtout elle met sa vanité à rude épreuve. Il nous paraît être de l’évidence même du bon sens de constater que le désarroi, l’angoisse, la colère contre les élites identifiées (faussement ou pas, autre débat) avec les républicains constituent le principal moteur de l’éventuelle victoire d’Obama. La réalité est que cette victoire, si elle a lieu, constituera un événement inattendu et extraordinaire par rapport aux normes, même si les sondages la prévoient largement. La réalité est que le sentiment, l’émotion, le jugement intuitif tiennent une grande place dans cet événement, et sans rapport, ni avec la couleur de la peau d’Obama, ni avec les classes ethniques qui votent. La raison est effectivement le désarroi d’une société qui découvre la situation instable, la situation de crise où se trouve ce pays où l’on vote. (Au reste, l'on sait que ses dirigeants se sont employés à aiguiser encore plus ce désarroi, pourtant solidement installé.)

La crise, certes, a changé toutes les normes, jusqu’au point où une victoire de McCain serait une victoire-surprise, quelque chose d’incongru qui bouleverserait autant les USA qu’une victoire d’Obama tant elle interviendrait à contretemps, comme un élément de désordre supplémentaire par rapport à ce que le désarroi devrait conduire à voter. (Curieuse situation: une victoire de McCain, réalisée pour des raisons obscures, allant par exemple d’un réflexe raciste caché à une manipulation des machines à voter, etc., apparaissant comme une usurpation de la situation que les quelques semaines depuis la crise ont installée. Pour cela, certes, loin d’établir une situation de retour in extremis au conservatisme, elle accentuerait le désordre.)


Mis en ligne le 1er novembre 2008 à 13H22