Le 4/21 de Chirac

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Le 4/21 de Chirac


25 avril 2002 — Expliquons-nous d'abord sur notre titre, qui était si tentant. Dans « le 4/21 de Chirac », on trouve la transcription américaine de la date du 21 avril 2002, les Américains plaçant le mois avant le jour. De même, pour désigner le 11 septembre 2001, les Américains utilisent-ils l'expression 9/11, que nous employons nous-mêmes beaucoup car elle est pratique et sémantiquement frappante. Nous voulons signifier par là que le 4/21 de Chirac est équivalent au 9/11 de GW Bush, et nous allons nous en expliquer. Nous voulions d'abord avouer combien l'expression était tentante, combien elle est ironique pour l'image du Français habitué des zincs de bar où, entre copains, on fait rouler les dès.

Deuxième avertissement, sur notre cuisine intérieure et là aussi avec l'avantage d'introduire encore plus avant notre propos. Nous citons deux phrases que nous avions mises dans notre Journal de cette semaine, mis en ligne tardivement, et que nous avons supprimées finalement (les phrases venaient à la fin du premier des deux sujets) :

« (... En attendant, le 21 au soir, les manifestations de protestation commençaient et promettaient de s'étendre sur toute la quinzaine jusqu'au deuxième tour. Poursuivant dans le comportement d'aveuglement qui a conduit à la situation du 21 avril, les Français, la gauche en tête, s'apprêtaient à offrir, par le réflexe de crainte qu'ils provoqueraient en manifestant de la sorte, la seule possibilité pour Le Pen de l'emporter.) »

Finalement, cette appréciation, pas fausse dans son analyse de départ s'avère, en deuxième jugement selon nous, complètement fausse dans sa conclusion. Entre temps est intervenue notre appréciation du comportement tactique de Chirac, du comportement tout court de Chirac car cet homme n'est que tactique. Nous serions tentés de penser que, pour cette fois, sa tactique confine au génie politicien (pas politique, certes). C'est le 4/21 de Chirac, le coup-maître.

Hier après-midi, on sentait une plume mouillée d'émotion lorsque, sur son site, Le Monde titrait : « Un autre Jacques Chirac ». On comprend ce que ce titre veut dire, du point de vue du Monde. Il reste que Chirac n'a jamais été autant lui-même.

A Nantes, le 23 avril, Chirac a fait un discours épatant. La commentatrice, de TF1 ou de France 2, qu'importe, peut-être même de la RTBF, mais sans aucun doute une commentatrice très jeune, commentait les envolées du candidat-président Chirac en lui trouvant avec une gravité extrême « des accents gaulliens ». Le général a du ricaner dans sa tombe. (Mais la jeune fille parlait de la forme, pas du fond dont elle ignore tout.) Chirac nous disait que cette élection, « c'est le combat de [sa] vie ». Place à des extraits du verbatim du discours que Le Monde mettait en ligne.

« La France veut défendre haut et fort l'honneur de la démocratie. Elle veut dire haut et fort que, par-delà toutes les différences entre les Français, par-delà l'opposition des projets entre la droite et la gauche, par-delà le nécessaire débat démocratique entre forces de l'alternance, tous, nous sommes réunis par la passion des droits de l'homme, par l'amour de la République, par l'exigence morale de la tolérance et du respect de l'autre. 

(...)

» Autant je comprends l'angoisse des Français devant la montée de la violence et de l'insécurité, autant je comprends l'inquiétude devant les excès de la mondialisation et les risques de délocalisations qu'elle entraîne, autant je comprends le désarroi et la colère devant trop d'inaction et d'impuissance, autant je m'oppose avec détermination à ceux qui ne partagent pas l'exigence républicaine et les valeurs de la démocratie. 

(...)

» Ce combat est le combat de toute ma vie. C'est un combat moral. Je ne peux pas accepter la banalisation de l'intolérance et de la haine. Face à l'intolérance et à la haine, il n'y a pas de transaction possible, pas de compromission possible, pas de débat possible. Il faut avoir le courage de ses convictions, la constance de ses engagements. Pas plus que je n'ai accepté dans le passé d'alliance avec le Front national, quel qu'en soit le prix politique, je n'accepterai demain de débat avec son représentant. »

Que se passe-t-il? Chirac a totalement annexé à son profit le fond de commerce de la gauche depuis vingt ans, la si efficace trouvaille de Mitterrand, la consigne universaliste d'antiracisme et de tolérance dont on sait que c'est aujourd'hui le plus formidable moteur du penser-moral pour tenir verrouillée dans un conformisme de fer la société médiatique et virtualiste française qui fait la pluie et le beau temps. Chirac refuse le face-à-face avec Le Pen en tonnant qu'on ne transige pas avec l'intolérance (en passant, il évite quelques questions embarrassantes du susdit Le Pen, par exemple sur la rencontre de 1988 révélée par Eric Zemmour dans son excellent bouquin L'homme qui ne s'aimait pas, où Chirac demanda à Le Pen de le soutenir pour le deuxième tour des présidentielles, et que Chirac a niée depuis). Les services de communication de Chirac ont même été jusqu'à ressortir à l'avantage du candidat-président la fameuse main ouverte de SOS Racisme, le « touche pas à mon pote », cette fois en faveur incontestée de Chirac. Cette idée-là, c'est peut-être même une idée de Chirac. Harlem Désir doit se retourner dans sa tombe. (C'est une image car il se porte on ne peut mieux.)

Non pas que Chirac n'y croit pas. Dans le même bouquin, Zemmour nous dit même que sa conversion à l'antiracisme militant est l'un des traits les plus sincères parmi les opinions de Chirac. Mais il s'agit des opinions à la Chirac et d'une sincérité à la Chirac. Dans le cas qui nous occupe, c'est aussi et c'est essentiellement un maître-coup tactique. Au lieu de jouer au consensuel cherchant à élargir le plus possible son propos, Chirac s'enfonce impétueusement dans l'engagement militant radical, avec une arme médiatique qui a fait ses preuves, dont il sait que rien ne lui résiste, et qui, surtout, mobilise impérativement toute la gauche à son avantage. La droite, elle, suivra également, avec un sourire ironique aux lèvres puisque, pour une de ces fois assez rares de son existence, elle peut croire que ce n'est pas elle qui est cocue. (Tactiquement c'est juste mais stratégiquement, fondamentalement c'est une autre affaire ; mais tactiquement, fondamentalement, on sait qu'il n'y a plus de droite, alors ...).

Avant le 11 septembre, GW n'était rien. Il traînait dans les sondages. Pas d'idée, pas d'autorité, rien. Depuis 9/11, il est haut dans les sondages et il est vénéré, même couvert des plus hautes vertus philosophiques (ce professeur de l'université de Virginie disant dans un article du Weekly Standard que la pensée de GW a vaincu la pensée de Nietzsche). Bien sûr, l'effet 9/11 commence à faiblir, mais l'acquis est formidable. Chirac réalise la même opération avec 4/21. Avant, il n'était pas grand'chose, campagne plate, les casseroles grinçantes derrière lui, moqué et vilipendé partout, jusque sur la scène des Guignols, promis à être mal élu s'il était élu, avec une cohabitation probable à la clé. Mais aujourd'hui ? Chirac est totalement transformé par 4/21, comme GW par 9/11, il est désormais nimbé d'un magistère moral que personne dans la société médiatique du penser-moral ne pourra lui contester.

Le Monde larmoyant appréciait, au soir du 21 avril, que cette élection était un « mai 68 à rebours ». Nous l'avons, notre mai 68 dans le “bon” sens et d'époque, complètement virtualiste, contre une menace fabriquée par la « corruption psychologique » (selon le terme employé par William Pfaff) de la classe politique de la direction française. Si la tactique est aussi bien maîtrisée qu'elle l'est depuis le 22 avril, ce mai 68 virtualiste de Chirac emportera tambours battants ce deuxième tour et, dans la foulée, donnera à la droite chiraquienne une majorité de fer contre une gauche déboussolée, privée de chef et de son outil favori du magistère moral, réduite aux arguments du “bon bilan” de Jospin qui ont fait la preuve de leur ennui infini. Chirac deviendra le grand maître de la morale universaliste, y compris au milieu de ses collègues européens dans les conseils de l'UE. Pour autant, bien entendu, rien ne sera réglé en France ni ailleurs.