Le B-2 et la psychologie de la modernité

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Le B-2 et la psychologie de la modernité

26 février 2008 — Le 23 février, un bombardier Northrop B-2 s’est écrasé au décollage, à la base USAF d’Andersen, sur l’île de Guam. Grand émoi. C’est le premier B-2 perdu, sur les 21 bombardiers de ce type construits pour l’USAF. Par simple calcul comptable, c’est une perte considérable pour l’USAF.

L’accident a été présenté en ces termes, à partir du communiqué de l’USAF, notamment par une dépêche AFP du 23 février :

«The US military was investigating on Saturday after a B-2 stealth bomber crashed on take-off from the Pacific island of Guam, the first such incident involving the futuristic craft.

»Both pilots on board ejected safely as the 1.2-billion-dollar radar-evading plane, with its distinctive triangular shape, went down at Andersen airbase on the remote island, the US air force said.

»“Two pilots from the 509th Bomb Wing were on board and ejected. They have been evaluated by medical authorities and are in good condition,” it said.»

Selon ce qu’on en a, on qualifiera le B-2 de “merveille de la technologie américaine” ou de “monstre de l’obsession technologique de l’américanisme” (ou “Frankenstein de l’obsession...”, si l’on veut une variante)... Deux choses caractérisent le B-2: ses capacités technologiques et son prix.

• Ses capacités technologiques sont d’abord celles de la technologie furtive. Le B-2 est présenté comme un avion de très basse “détectabilité” par les radars. Son développement a commencé en 1978 et l’existence du programme a été révélée en 1980. Le B-2 est toujours un avion considéré comme “secret”. L’efficacité de ses technologies (dites Low Observable Technologies, ou LOT) est conditionnée indirectement par les conditions de son emploi. Il a été employé opérationnellement pour la première fois en 1999 contre la Serbie et les militaires français ont rapporté que chaque raid de B-2 était préparé et accompagné par une telle intensité de mesures de protection très “visibles” par radar que l’événement et son parcours étaient aisément repérables par les moyens courants. D’une façon générale, la présentation de l’avion par les services de communication officiels continuent à entretenir les mythes innombrables bâtis autour du B-2, notamment celui de l’“avion futuriste” alors que le programme est vieux de plus d’un quart de siècle. (On note dans la dépêche que le B-2 est toujours désigné par un automatisme de langage de type slogan comme «the futuristic craft».) Cet habillage sémantique contribue notablement à écarter une approche critique de l’avion et nimbe toutes les missions qu’il effectue d’une aura de capacités exceptionnelles.

• Le coût et l’expansion du programme sont passés de 1982 à 1996 d’une programmation de 132 avions pour $70 milliards à 21 avions pour $44 milliards. D’une façon assez curieuse ou assez révélatrice c’est selon, les dépêches annonçant l’accident du B-2 précisent, – en passant, comme si cela allait de soi et rendait inutile toute spéculation à ce propos, ce qui est évidemment une démarche faussaire fort efficace: «the 1.2-billion-dollar radar-evading plane»… Le coût officiel unitaire du B-2 est passé en réalité de $590 millions à $2,2 milliards par exemplaire. Commentant les observations faites par les Français durant la guerre du Kosovo (voir plus haut), une source de haut niveau à l’état-major français affirmait que

«nous avons fait nos propres calculs sur les coûts du programme B-2 et nous sommes arrivés à une évaluation d’un coût du B-2 dans une fourchette de $4-$6 milliards par exemplaire».

Annonçant le crash et analysant le statut et les capacités de l’avion, le site Danger Room observait le 23 janvier en acceptant avec délicatesse le “coût officiel révisé” par les services de communication de l’USAF de $1,2 milliard :

«Some perspective: there were 21 B-2s. Now there are 20 – a roughly 5-percent reduction in an instant. In terms of airframes, that's the equivalent of 30 F-15s crashing at the same time, or 60 F-16s, or 6 F-22s. In terms of money, that's equivalent to 20 F-15s, 24 F-16s or 10 F-22s.»

On peut donc multiplier toutes ces équivalences par deux ou par quatre pour rencontrer la réalité non revue par la présentation officielle.

Un aspect des plus intéressants soulevé par la perte du B-2 a été la discussion de la “théorie de la concentration”, c’est-à-dire la théorie affirmant que les forces US concentrent leur puissance sur un minimum de plates-formes, ce qui rend cette puissance d’autant plus vulnérable. Dans le cas du B-2, c’est la concentration de la puissance de la force de frappe à grande distance pour des objectifs très protégés dans 21 bombardiers. (Dans le cas de la Navy, c’est la concentration de la puissance de frappe aéronavale dans onze porte-avions.) Les critiques de cette “théorie” lui opposent la “théorie de la dispersion”. Il s’agit d’un débat important en cours aux USA, notamment activé par la perspective d’une possible perte importante au cours de telle ou telle opération de la “guerre contre la terreur” et ses filiations diverses. (Hypothèse de la perte d’un porte-avions par attaque suicide au cours d’une opération contre l’Iran.)

Voici par exemple les réflexions sur le site Westhawk.blogspot.com, le 23 janvier.

«The U.S. suffers from excessive concentration with respect to several of its most important power projection platforms. For long range strikes against heavily defended targets, the U.S. leans on its now 20 B-2 bombers. And although many of its ships have land attack cruise missile capability, the U.S. Navy relies on its eleven aircraft carriers for flexible and persistent strike operations.

»There is a danger in having such important capabilities concentrated in so few platforms. As I discussed a few days ago in a post about the limitations of the F-22, such concentration creates an attractive target for the enemy and sometimes a single point of failure for the U.S.

»Will future U.S. acquisition programs address the need for more dispersion? Networked and coordinated fleets of smaller but long endurance unmanned strike aircraft is one method of reducing the vulnerability of excessive concentration. Alas, the Navy seems to be taking a very cautious course with its UCAS-D project, while the Air Force has yet to show that it is serious about a new replacement bomber.

»Training accidents are a normal feature of military air operations. When a B-2 crashes, it’s a $1.2 billion loss of equipment, but more importantly a 4.8% loss in a vital category of strike capacity. Hopefully that fact will be enough to focus some minds at the Pentagon on what the U.S. needs for the future.»

Dispersion versus concentration

Le cas du B-2 est un bon cas de “rationalisation de l’irrationel” effectuée par des automatismes faussaires de communication rencontrant une conformation pathologique de la psychologie. L’intéressant débat de la théorie de la dispersion versus la théorie de la concentration renforce cette démarche qui est une caractéristique essentielle de la perversion de la modernité. Cette perversion implique du côté de ceux qui animent cette sorte de débat un dérangement sérieux de la psychologie, une sorte de pathologie avec le choix sans aucun doute inconscient (nous insistons sur le caractère d’inculpabilité par inconscience du phénomène) d’une réalité déformée à la place de la réalité. Il s’agit bien entendu d’une approche de type virtualiste. Cette perversion est évidente avec le développement des technologies et de la bureaucratie qui “gère” ce développement.

Quel est le socle rationnel du débat dispersion versus concentration? C’est l’argument “le Pentagone n’a pas raison, dans le contexte actuel, de suivre une politique de ‘concentration de puissance’”. Cette critique implique qu’il y a choix rationnel du Pentagone, et l’on supposerait ce choix justifié, notamment pour des raisons d’économie mais aussi pour des raisons techniques objectives (structure des forces, stratégie, etc.). Le cadre reste parfaitement celui de la raison, avec débat à l’intérieur du cadre rationel: faut-il aller dans telle direction ou aller dans telle direction?

L’historique du B-2 fait justice de cette approche. On voit bien que le Pentagone n’a jamais voulu une flotte de 21 B-2 puisqu’au départ le programme est de 132 bombardiers, qu’il est tombé à 100 en phase intermédiaire (début des années 1990) avant de terminer à 21 par décision abrupte de cesser la production pour cause budgétaire. (De même, au départ, le programme ATF qui va déboucher sur le F-22 porte sur plus de 700 avions. Il a été réduit successivement jusqu’aux 183 actuels, non pas volontairement mais suite aux nécessités économiques.)

Dans aucun cas on ne trouve de facteur rationnel essentiel dans toutes ces “décisions”. Même les événements politiques, comme bien entendu la chute de l’URSS entraînant la disparition de la menace centrale, ne jouent qu’un rôle accessoire qui devient éventuellement celui d’un argument après-coup. (Le Pentagone n’a jamais accepté l’idée de disparition de la menace, il n’a jamais accepté l’idée publicitaire des politiciens du début des années 1990 de “dividendes de la paix”. Cette idée impliquait, selon les projections comptables réalisées en 1991, qu’on arriverait à un budget de $120-$150 milliards pour le Pentagone en 1999. En réalité, le budget évolua dans les années 1990 [années de la production du B-2], en dollars compensés et dans sa comptabilité opfficielle, entre $358 et $270 milliards, au niveau des années 1980-1985.) Le phénomène que nous décrivons avec le petit nombre de B-2 est simplement celui de l’abdication forcée de la décision devant les réalités économiques confrontées à l’inflation extraordinaire des coûts. Les réductions sont le produit des moyens budgétaires disponibles devant un coût qui augmente d’une manière incontrôlable. Ce phénomène se développe pourtant, comme on l’a vu, dans le cadre d’un budget du Pentagone qui n’a jamais été structurellement réduit; ce budget a explosé depuis 2002 sans la moindre difficulté, montrant qu’effectivement les structures sont celles de l’expansion budétaire maximale (il atteint officiellement $515 milliards pour la FY2009, et doit être situé de façon plus réaliste autour de $1.000 milliards). On mesure ainsi l’ampleur quantitative du mal, l’impuissance atteinte aujourd’hui au coeur de notre invincibilité technologique, – qui serait plutôt une “invincibilité budgétaire” dans ce cas (constance de l’équivalence “invincibilité-impuissance”).

La “théorie de la dispersion” n’est pas une théorie. C’est une tentative de la raison de maîtriser une situation irrationnelle. La croyance profonde de la psychologie à la raison dans ce cas représente effectivement une pathologie de cette psychologie qui se retrouve dans la plupart des domaines de la modernité. Les conséquences chaotiques de la perversion et du déclin de la modernité sont systématiquement présentés comme des décisions rationnelles et réfléchies de type conjoncturel alors qu’elles sont évidemment les signes de cette tendance structurelle qu’est la perversion et le déclin de la modernité.

Pour retrouver le sens de la réalité, il est nécessaire d’écarter l’argument du spécialiste après l’avoir exploré et pesé, et de faire appel au bon sens. Il devrait apparaître à tout esprit de bon sens que ce phénomène du coût d’un bombardier dépassant largement le coût d’un sous-marin nucléaire d’attaque et coûtant un tiers à presque l’équivalent, – selon la référence adoptée, – du prix d’un porte-avions nucléaire d’attaque constitue le signe certain d’une aberration grave de la réalité, d’une monstruosité épouvantable de l’évolution des affaires publiques. Le fait qu’il n’en soit rien, que le cas du B-2 soit au contraire discuté comme celui d’une réalité technologique et militaire rationnelle qui a toutes ses vertus promues par la publicité initiale toujours intactes, est le signe de la perversion de la modernité et de la pathologie psychologique que cette perversion entraîne. Le fait que le cas du B-2 ne soit en rien un “accident” mais, disons, le sommet de l’iceberg, doit être également reconnu pour renforcer le diagnostic (terme médical employé volontairement) que nous proposons ici.