Le Bon Dieu is in the details

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Il était donc inévitable que l’on en parlât, sinon qu’on l’envisageât : un certain “partage” nucléaire franco-britannique, au niveau des patrouilles des SNLE (ou SSBN), – les sous-marins lanceurs d’engins stratégiques à têtes nucléaires. Les Britanniques en ont quatre, avec des engins Trident (US), les Français en ont quatre également, entièrement de leur fait. Ce sont John Lichfield à Paris et Kim Sengupta à Londres, qui publient un article sur ce thème dans The Independent du 30 septembre 2010. Les deux journalistes, surtout Sengupta, sont en général très bien informés.

Le texte affirme que des discussions préliminaires sont en cours et que le sujet sera abordé entre Sarkozy et Cameron au prochain sommet France-UK, en novembre. Bien entendu, tout cela concerne d’abord les considérables réductions qui touchent les budgets de la défense des deux pays, particulièrement le Royaume-Uni. L’idée serait notamment que, dans certaines circonstances où un seul SNLE (français ou britanniques) serait en station éloignée des deux pays, parce qu’aucun autre ne serait disponible, ce navire assurerait la dissuasion pour les deux pays. L’article signale notamment ceci :

«The idea is believed to have been discussed by Mr Brown and Mr Sarkozy in March this year and ultimately sunk by Mr Brown as politically unfeasible in an election year. Similar discussions on Anglo-French nuclear co-operation are believed to have occurred in the past, going back to the Edward Heath government in the early 1970s.

»Officials in Paris say that new impetus has been given to the idea by the huge budget deficits, and swingeing defence spending cuts, faced by both nations. Other ideas for military “pooling” said to be under discussion before the Franco-British summit include a revised version of a recently rejected proposal for a “shared” use of aircraft carriers and a joint programme for building a new generation of frigates.

»Discussions in the past have been hampered by mutual suspicion and fear of negative domestic political and media reactions. The French did not like America's control over the supposedly independent UK nuclear deterrent. Britain suspected France of wanting to create a European defence policy to undermine Nato. These doubts have now been eased, on both sides of the Channel (and the Atlantic), by President Sarkozy's decision to return France to the joint military command of the Atlantic alliance. Politically, however, it is accepted that the idea might still be difficult to swallow in both countries.

»Could France be relied upon to retaliate against an attack on the UK, if that might then mean nuclear retaliation against France? And vice versa.

»Officials draw attention, however, to an interesting but little-reported comment by President Sarkozy in a speech in Cherbourg in March 2008, just after talks with Mr Brown. “Together with the United Kingdom,” he said, “we have taken a major decision: it is our assessment that there can be no situation in which the vital interests of either of our two nations could be threatened without the vital interests of the other also being threatened.”»

Dans le même Independent du 30 septembre 2010, Tom Peck fait un commentaire s’attachant aux considérables difficultés d’un tel projet. Il s’agit des questions essentiellement politiques, concernant la souveraineté nationale en général, la “souveraineté nationale” très particulière (authentifiée US) des Britanniques, etc. La fin de l’extrait ci-dessous est également croustillante, qui révèle les consignes ultimes d’un commandant d’un SSBN britannique en cas d’affrontement nucléaire, du temps de la Guerre froide, – rappelant un peu un capitaine Folamour sous-marinier.

«Sharing the system with the French would present a number of problems. “Both countries see their independent nuclear deterrent as an important component of national sovereignty,” said Malcolm Chalmers, a professorial fellow in British Security Policy at the Royal United Services Institute and an expert in international burden sharing.

»“Then there's the special relationship. Britain and the US co-operate on several different components of the programme, including warheads and missiles, with a close exchange of information – much closer than either country has with France. If the arrangement were to trespass into areas in which we already co-operate with the US, we would have to have their permission. All these situations are extremely hypothetical, but what if the US and the UK, or even the US and France for that matter, were to engage bilaterally in a war with a nuclear power, and that power were to attack France or the UK while the other's submarine was on patrol. Would the other retaliate on their behalf?”

»During the long years of the Cold War, the prime ministerial letter was believed to have given the commanders four choices: put yourself under US command, if it still exists; go to Australia, if it is still there; fire your nuclear missiles at the enemy; and, finally, use your own judgement.»

@PAYANT Les Anglais disent “The devil is in the details”, les Français “Le Bon Dieu est dans les détails”, – au choix. Mais il faut convenir que ces “détails” ne sont pas rien, et l’idée du partage des patrouilles de SNLE semble être la plus complexe qu’on puisse imaginer, sur la matière la plus sensible qu’on puisse imaginer, dans la situation politique la plus délicate qu’on puisse imaginer. Les liens existant entre les USA et UK dans ce domaine, la position d’indépendance nationale de la France d’autre part, constituent des obstacles si redoutables qu’on croirait qu’on a effectivement choisi la voie la plus encombrée d’obstacles pour l'idée d'une coopération France-UK marquante et exceptionnelle… Mais l’idée, justement, est d'abord un pur produit de nécessités extrapolitiques et extramilitaire, c’est-à-dire de nécessités budgétaires ; et c’est bien la logique des urgences budgétaires qui conduit à un projet de coopération militaire dans son aspect le plus inextricable en l’absence d’une volonté politique structurante fondamentale. En d’autres mots, un tel projet nécessiterait des décisions politiques radicales, de l’un ou l’autre pays, avant qu’il soit envisagé, – et encore, si de telles décisions sont possibles. (Il suffit de songer au contrôle absolu des USA sur les têtes nucléaires britanniques ; ce pourquoi, à notre sens, un tel projet de coopération nucléaire franco-britannique n’aurait de chance véritable d’aboutir que si les Britanniques prenaient d’abord la décision de ne plus dépendre des systèmes US, et donc du contrôle US, pour une coopération avec la France au niveau de la production de nouveaux systèmes nucléaires qui seraient alors le produit d’une coopération France-UK.) Mais il s’agit, là encore, de l’urgence de la trésorerie, ou, dans tous les cas, d’une situation présentée comme telle.

Il est par conséquent plus judicieux d’aborder le sujet par un autre biais, qui concerne essentiellement le Royaume-Uni. On sait que des tensions sont récemment apparues, à propos de la force nucléaire UK sous chaperonnage US, d’une part entre Londres et Washington, d’autre part entre conservateurs et conservateurs à Londres. Une lettre du ministre de la défense Liam Fox au Premier ministre Cameron, obtenue par le Telegraph, a “officialisé” la tension entre les conservateurs pro-US comme Fox et ceux qui ont d’autres préoccupations, comme Cameron, – tension bien réelle malgré la mise au point rassurante de Cameron (voir le Guardian du 30 septembre 2010). Ces péripéties ont montré l’extraordinaire sensibilité du Pentagone à la question du nucléaire britannique et, par voie de conséquence, l’extraordinaire sensibilité des Britanniques pro-US à la même question. C’est d’abord dans ce contexte, nous semble-t-il, qu’il faut considérer les “bruits” de patrouilles communes franco-britannique.

Quelles que soient les difficultés innombrables qui sont évoquées entre Français et Britanniques, y compris, pour les Français, l’éventuelle préoccupation (si la chose, nous voulons dire ce sentiment-là, existe encore dans Sarkoland) de coopérer avec un pays si complètement sous contrôle US, dans un tel domaine spécifiquement, – la plus grande de toutes les difficultés se trouve sans aucun doute à Washington, au Pentagone. Pour les USA, une coopération britannique avec les Français dans le domaine absolument sacro-saint du nucléaire est complètement impensable, quelles que soient les éventuelles paroles diplomatiques arrangeantes qui sont échangées, et cela aussi bien techniquement que politiquement, notamment parce que les Trident sont effectivement des systèmes US sous contrôle US, avec des têtes nucléaires effectivement sous contrôle US.

C’est pourquoi les hypothèses franco-britanniques ont d’abord un intérêt politique, et ont et auront des effets politiques, principalement entre USA et UK, et à l’intérieur du parti conservateur britannique où les tensions sont considérables. (On sait que Fox, l’homme du parti atlantiste et pro-US, met implicitement sa démission dans la balance, dans le cas de la force nucléaire et de son retard de modernisation.) Notre hypothèse est que le Pentagone n’acceptera jamais de plein gré, à son insu ou pas, une solution franco-britannique avec des systèmes stratégiques nucléaires qu’il contrôle lui-même, ayant pour la France, – quelle que soit sa politique, son président, ses ors et ses coutumes, – une méfiance atavique sans retour. La poursuite de cette hypothèse est que l’évocation de “discussions” entre Français et Britanniques au sujet de patrouilles nucléaires communes va d’abord avoir comme effet de considérablement renforcer la tension entre Londres et le Pentagone (et à l’intérieur du parti conservateur, en bonne logique). Comme cet ensemble d’événements dépend essentiellement de questions budgétaires pressantes du côté britannique, devant des perspectives sans grand espoir d’amélioration, la situation apparaît singulièrement délicate. Dans l’immédiat, elle l’est plus, à notre sens, pour les relations USA-UK que pour des relations où la France elle-même serait impliquée. Pour la suite, on verra.


Mis en ligne le 1er octobre 2010 à 19H48