Le BRICS à l’heure du yuan

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La Chine est en train de travailler pour instituer une réalisation en yuan de ses prêts vers les pays du groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Cette mesure est d’une part destinée à unifier la cohésion monétaire de la Chine à l’intérieur du groupe, d’autre part, bien entendu et essentiellement, à accentuer l’éloignement de la Chine de l’usage du dollar pour les relations internationales de type commercial et autres. L’effet devrait être d’une façon générale d’accroître les échanges commerciaux entre les pays du groupe, et des échanges commerciaux décisivement réalisés en monnaies nationales, autres que le dollar.

Le Brésil et l’Afrique du Sud, les deux pays du BRICS les plus concernés par les prêts chinois, ont réagi aussitôt et avec le plus grand intérêt semble-t-il, en demandant que cette mesure soit concrétisée en un accord formel au sommet du BRICS à Delhi, les 28-29 mars. L’accord pourrait porter en fait sur les prêts à effectuer en monnaies nationales et non plus en dollars pour tous les pays du BRICS en général.

C’est Russia Today du 8 mars 2012 qui rapporte la nouvelle, relayant en partie le Financial Times.

«The Chinese Development Bank wants to sign a memorandum of understanding with the country's partners from BRICS group of developing countries on increasing yuan-denominated loans, while partners increase loans in their national currencies, The Financial Times reports, citing people familiar with the talks. The move aims to increase trade volumes between the five nations and diversify from using the US dollar.

»Brazil and South Africa were quick to react to the proposal, saying they expect the lending pledge to be included into a master agreement to be signed in New Delhi on March 29. “We will discuss the creation of structures and mechanisms for lending in local currencies in order to maximize economic and financial transactions between the countries that are members of the accord,” Brazil’s development bank BNDES said.

»China, with 54 per cent of its foreign reserves in US dollars, has been trying to diversify from the currency it believes will weaken soon and for a protracted period. China agreed to use national currencies with Russia, Belarus and Japan for bilateral trade. The country also decreased its foreign reserves in dollars recently in favor of the Australian and Canadian currencies.» (A ces dernières précisions concernant la Chine et son commerce effectué en monnaie(s) nationale(s), on devrait ajouter l’Iran et son pétrole et d’autres situations spécifiques.)

Cette affaire des prêts en yuan au sein du BRICS devrait rapidement conduire à un accord général sur une structure générale de tous les échanges en monnaies nationales et non plus en dollars au sein du même BRICS. L’idée de cet accord se place dans une tendance évidente en Chine depuis la crise de 2008, de diversification de ses réserves monétaires aux dépens du dollar. Le pourcentage donné ici de 54% des réserves chinoises en dollars, sans aucune certitude de la réalité du pourcentage puisque ces chiffres des réserves monétaires de la Chine sont considérés comme “secret d’État”, indique sans aucun doute cette tendance qu’on décrit ici. Comme l’on voit dans Wikipédia, les chiffres données ces dernières années semblaient aller de 70% à 60% des réserves chinoises en dollars, suivant une courbe décroissante depuis 2008, d’ailleurs difficile à déterminer précisément en raison de la multitude de mesures parcellaires en ce sens qui sont prises par la Chine. L’orientation de la tendance est évidente.

Il s’agit surtout de constater un fait qui contredit l’interprétation générale de l’hégémonie en cours d’effondrement du dollar… Cet “effondrement” ne se fait pas, ne se fera pas d’une façon brutale, spectaculaire, qui pourrait permettre de satisfaire la raison adoratrice de la schématisation et du rangement clair et justement rationnel des évènements, qui permettrait de dire un jour ou l’autre : “Voilà ! Aujourd’hui, l’hégémonie du dollar disparaît, selon des décisions concertées et conformes à l’évolution des rapports de puissance, elle est remplacée immédiatement par ceci ou cela…” (C’est naturellement ainsi qu’on envisage d’abord les choses lorsqu’on est confronté à un grave problème qui implique un changement radical ; cela, surtout si l’on entend maîtriser le monde selon un ordre rationnel, l’ordre passant dans ce cas de l’hégémonie du dollar à une situation où une autre unité monétaire est instituée en lieu et place. C’était, d’une façon naturelle, l’idée avancée par les Chinois en mars 2009, lorsqu’ils envisagèrent semi-officiellement la contestation de l’hégémonie du dollar suite à la crise de l’automne 2008. [Voir le 25 mars 2009 et le 27 mars 2009])

L’époque où nous nous trouvons, comme toutes les époques de basculement et de rupture de civilisation, rend impossible une telle démarche, parce que c’est une époque faite par définition de déséquilibres antagonistes et nullement complémentaires, impossibles à organiser en systèmes alternatifs, des déséquilibres négatifs, prédateurs et générateurs de désordres. Il existe des forces, ou plus précisément une force qui est une puissance en cours d’effondrement, qui peut interdire un changement décisif de cet ordre à cause des verrous qu’elle tient encore, et qui ne s’en prive pas ; mais une force qui ne l’est plus assez pour continuer à imposer son ordre, et qui se heurte à une contestation multiple, s’exprimant nécessairement sous des formes parcellaires. Certes, il s’agit des USA et de l’ordre anglo-saxon, ou, plus généralement dit, de l’ordre du bloc BAO, ou ordre-Système. (Même si, dans ce bloc BAO, l’euro a paru pendant un temps être la monnaie concurrente fondamentale du dollar, la cohésion interne et servile par rapport au Système dans le domaine de la politique générale et idéologique tend de plus en plus, au travers des aléas et des remous financiers et monétaires, à réduire dramatiquement cette ambition des Européens. On en a un exemple avec l’Iran qui chercha pendant quelques années à substituer l’euro au dollar pour ses transactions pétrolières et qui, aujourd’hui, abandonne bien entendu l’euro pour des paiements diversifiés [monnaies nationales, or, avec l’Inde, avec la Chine, etc.] ; l’objectif nouveau étant que ces transactions ne soient pas en dollars et en euros. Il s’agit bien d’un cas, non de politique monétaire mais du cadre bien plus large et incluant la politique monétaire de cette politique générale et idéologique qui règle tout ; lorsqu’on mesure ce qu’est l’attitude générale de l’Europe vis-à-vis de l’Iran du point de vue stratégique et de la communication, on comprend l’Iran et le cas est tranché.)

La fin de l’hégémonie du dollar, comme d’autres cas du même acabit impliquant la contestation de l’ordre-Système des USA et du bloc BAO, se fait donc d’une façon subreptice, par l’addition de diverses mesures parcellaires. Le cas de la Chine et du BRICS exposé ici en fait partie. Il ne s’agit pas de l’effondrement spectaculaire d’une hégémonie, et d’une décision ordonnée prenant acte de cet effondrement pour trouver un remplaçant au dollar, mais de la dissolution de cette hégémonie, – les forces antiSystème retournant contre le Système sa méthode favorite. L’effondrement, résultat de la grande crise du Système, ou crise haute, se fait et se fera donc subrepticement, ce qui constitue effectivement une réalité que la raison a du mal à accepter puisque, pour elle, “effondrement” est synonyme de brutalité, de violence et de visibilité spectaculaire de l’évènement. Les crises antiSystème, dans cette époque postmoderniste, ne font pas sentir leurs effets profonds de cette façon. Elles n’agissent pas comme une offensive aériennes de l’USAF contre un quelconque “État-voyou”, selon la doctrine Shock & Awe d’écrasement par les bombes, mais plutôt comme des termites ; c’est d’ailleurs souvent la méthode générale et favorite de la métahistoire, qu’on résume plus tard par l’image d’un “effondrement” avec cette notion de soudaine brutalité, nécessairement tout aussi souvent trompeuse… On dira donc que le BRICS est une termite de taille, et l’on observera, en mesurant l’évolution de la situation depuis 2008, que, pour n’en être pas aussi spectaculaires, les termites sont peut-être plus rapides que les bombes de l’USAF pour le résultat général. (La doctrine Shock & Awe a permis de conquérir l’Irak en trois semaines, mais pour ménager un enlisement de presque une décennie.)


Mis en ligne le 9 mars 2012 à 06H49