Le canal de Suez parle…

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Dans cette époque où règne la puissance du système de la communication, tout est message et symbole… Ainsi, de la décision égyptienne de laisser transiter deux navires de guerre iraniens par le canal de Suez (les deux navires devaient le franchir aujourd'hui, mais ce passage a été repoussé à mercredi, sans explication, à la demande de l'intermédiaire naval qui gère leur déplacement). Le quotidien israélien Haaretz analyse la chose, ce 18 février 2011, et conclut : l’alliance stratégique de l’Egypte avec Israël, fortement renforcée ces dernières années par Moubarak, est morte avec la chute de Moubarak. Si c’est le cas, les événements vont vite…

«A year and a half ago, an Israel Navy submarine crossed the Suez Canal on its way from Haifa to the Red Sea, where it conducted an exercise, and back. The unusual voyage reflected the growing strategic cooperation between Israel and Egypt, which aimed a menacing message at Iran. The submarine's crossing of the waterway demonstrated how quickly Israel could deploy its deterrent near Iran's shores, with the tacit support of Egypt.

»Once more, the canal is being used to deliver a message of deterrence – but this time the direction is reversed. Egypt is allowing Iranian warships to cross the canal, on their way to Syrian ports. Israel was publicly critical of the passage – arguing that it is a provocative move – but Egypt ignored the pressures and granted the Iranian navy permission to pass, symbolizing the change to the regional balance of power following the fall of President Hosni Mubarak.

»Egypt is signaling that it is no longer committed to its strategic alliance with Israel against Iran, and that Cairo is now willing to do business with Tehran. This is precisely what Turkey has done in recent years under Prime Minister Recep Tayyip Erdogan.

»Since the uprising against Mubarak, the cold peace between Egypt and Israel has cooled even further. The delivery of natural gas to Israel, which was cut off after a terrorist attack on a station in northern Sinai, has still not been resumed…»

Effectivement, les événements vont très vite, dans tous les domaines et de toutes les façons. Vis-à-vis de cette affaire égyptienne, dans tous les cas sur la perspective, les dirigeants israéliens n’ont pas montré une grande sagacité. Ils ont tout misé sur Moubarak et son régime, sans plus se préoccuper des circonstances et des surprises possibles. Il est vrai qu’ils ne sont pas seuls à n’avoir rien vu venir et à n’avoir rien prévu de sérieux pour le cas de la chute de Moubarak ; mais ils sont ceux qui ont le plus à perdre en perdant Moubarak, comme on commence à le mesurer.

Les précisions déjà parues sur la position israélienne tendent à montrer que la perception israélienne concernant la position de Moubarak relevait d’une auto-persuasion sans rapport avec les faits. Un article du Los Angeles Times du 11 février 2011 rapportait que le 9 février au soir, après le discours où Moubarak annonçait une fois de plus qu’il resterait président jusqu’en septembre, quelques heures avant sa démission forcée, les officiels israéliens estimaient que Moubarak resterait effectivement en place jusqu’en septembre et que son régime lui survivrait (notamment par le canal de Omar Souleiman) ; un parlementaire israélien téléphona à Moubarak ce soir-là pour le féliciter de sa décision de rester. L’article rapporte les avis sur la position d’Israël de deux experts, Daniel Lévy, de la New America Foundation de Steve Clemons, et George Friedman, de Stratfor.

«“They allowed themselves to go into denial,” said Daniel Levy, a former Israeli Justice Ministry advisor who is now a senior fellow at the New America Foundation in Washington. “Now they've got no strategy and their options just narrowed.” Levy said Israel had relied heavily on Mubarak to defend its regional policies regarding peace talks with the Palestinians and the security cordon around the Gaza Strip, and now will have difficulties adjusting to a more democratic Egyptian government. “You can't be a friend of Arab democracy if you're an enemy of Palestinian freedom,” Levy said. “In that sense, they are as out of touch with Middle East reality as Mubarak was.” […]

»George Friedman, chief executive of Stratfor, a global political research firm, said, “Israel focused on the Mubarak government as if it were eternal.” “Israelis have obsessed over lesser threats like Hezbollah [in Lebanon], Hamas [in the Gaza Strip] and the notional threat of Iranian nuclear weapons, but they took for granted the relationship with Egypt, which is a much greater threat to Israel's survival.” Friedman said Israel has relied too heavily on the United States and the international community to protect its interests. “What is Israel's national strategy to maintain the peace treaty with Egypt?” he said. “There are things they could do, but they don't want to do them.”»

Ces analyses ont rapidement été confirmées, et même dépassées par les nouvelles concernant le passage des deux navires iraniens par le Canal, présentée, comme le fait Haaretz, comme un “retournement stratégique” de la part de l’Egypte. Ce qui est remarquable dans l’événement tel qu’il est interprété, c’est l’éventuelle rapidité du changement des conceptions stratégiques de la direction égyptienne après la chute de Moubarak. Vendredi soir, une source proche de l’armée égyptienne affirmait que la nouvelle direction politique égyptienne avait explicitement approuvé le passage de ces deux navires iraniens, confirmant implicitement la perception qui en serait faite, comme celle du “retournement stratégique” que Haaretz met en évidence. (Dans ce cas, d’ailleurs, on est fondé à juger que cette affaire résulterait d’une entente préalable entre les Iraniens et le nouveau pouvoir égyptien, pour, justement, diffuser ce “message” stratégique impliqué par l’événement.) Il y a dans ces diverses positions et interprétations le sens d’une certaine cohérence et d’une certaine cohésion au sein de cette nouvelle direction, qui fait penser que cette décision a été pesée, qu’elle correspond à une politique élaborée et constitue par conséquent le signe d’une réorientation majeure de la politique égyptienne.

A cette lumière, on trouve la confirmation du sentiment que Moubarak était assez isolé dans sa politique d’accommodement maximal avec Israël (comme on le voit, par ailleurs, dans les supputations à propos du nucléaire égyptien). Dans ce cas, l'attitude israélienne de certitude aveugle concernant la position et la politique de Moubarak relève encore plus de l’auto-suggestion, et elle fait mesurer combien les dirigeants israéliens sont enfermés dans des sentiments extrêmes et des certitudes obsessionnelles à cet égard. S’il se confirme que la direction égyptienne prend cette orientation, et aussi rapidement et radicalement, il devient très logique d’avancer l’hypothèse que les diverses sources de sécurité des différents services israéliens devaient avoir diverses informations concernant le sentiment général démarqué de celui de Moubarak de certains milieux dirigeants égyptiens importants, notamment des militaires, et qu’ils n’ont guère été entendus, et encore moins écoutés, par le pouvoir civil israélien. Cela n’a d’ailleurs rien de surprenant puisqu’une situation assez similaire existe concernant les divers projets d’attaque contre l’Iran, qui sont largement proclamés par la direction civile, alors que la majorité des militaires et des services de renseignement israéliens y sont hostiles.

A la lumière de l’affaire des deux navires iraniens, cette question de la menace israélienne contre l’Iran va devoir faire l’objet d’une réévaluation, et la direction civile israélienne va se trouver plongée dans un profond désarroi. Plus encore, la suggestion de Haaretz selon laquelle l’Egypte pourrait évoluer comme le fait la Turquie confronterait Israël à un enfermement stratégique entre deux très fortes puissances, avec le reste des pays arabes “alliés” ou pro-occidentaux s’effritant comme autant de châteaux de cartes. Ce n’est pas l’isolement qui est à craindre pour Israël, c’est une position intenable, autant politiquement que stratégiquement si ce pays persiste dans sa politique maximaliste actuelle ; cela, alors qu’on peut se demander si Israël pourrait avoir un personnel politique capable d’envisager le changement radical de sa politique qu'imposerait cette évolution, avec évidemment l'hypothèse d'une réponse négative à l’esprit.


Mis en ligne le 21 février 2010 à 05H12