Le capitalisme de l'anéantissement

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Le capitalisme de l'anéantissement

• Il s’agit ici de la présentation d’un texte remarquable et considérable de Gil-Manuel Hernàndez i Martí sur les relations étroites entre le capitalisme et les mythes des Anciens. • On y trouve les “fondements mythiques” du capitalisme, selon la formule résumant l’ampleur du propos et le véritable visage du capitalisme : « des fondements mythiques à l’impossible mythe » du capitalisme. • Le capitalisme se trouve privé de la “vertu” d’être la pure création et le garant de la modernité, pour révéler son destin destructeur du monde et de lui-même.

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Nous nous trouvons devant un texte remarquable du sociologue et philosophe espagnol Gil-Manuel Hernàndez i Martí, qui s’attaque aux « fondements mythiques du capitalisme » pour montrer sa profonde perversion et son irrémédiable destin d’effondrement par autodestruction, en détruisant ses propres structures. Tout est dit à cet égard par la dernière partie du texte qui résume « des fondements mythiques à l’impossible mythe ». Partout en effet se révèle aujourd’hui ce destin que nous suivons depuis des années du lien indissociable et fatal entre la surpuissance et l’autodestruction, la première nourrissant irrémédiablement la seconde ; cette fois, l’on constate que cette malédiction était scellée dès l’origine de notre civilisation, chez les Grecs et les Romains, et qu’elle était perçue, avec l’appui de l’hubris, comme le destin même de la mort ignominieuse de la civilisation.

Nous n’avons repris qu’une partie du texte, – très long et extrêmement ambitieux, et avec succès, – pour donner cette dernière partie après un court extrait de l’introduction. Nos lecteurs pourront se reporter avec profit au texte complet (venu de ‘geostrategica.es’) qu’on retrouve bien sûr sur le site ‘euro-synergies.hautefort.com’, qui constitue toujours une enrichissante promenade de santé intellectuelle. Entre les deux parties que nous donnons, l’auteur passe en revue les principaux mythes anciens auxquels le capitalisme est lié, pour terminer par celui qui le définit complètement (celui que nous citons), le mythe d'Erysichthon, assez peu connu, qui décrit la folie mortifère et littéralement autodestructrice (qui se dévore elle-même), qui est parfaitement la caractéristique du capitalisme.

Nous ne pénétrerons certainement pas dans une appréciation du contenu, qui est d’une si haute érudition à laquelle nous ne pouvons prétendre, et par conséquent ne rien lui apporter. Ce qui nous intéresse est bien de pouvoir jeter sur ce texte un coup d’œil de néophyte pour pouvoir exprimer ce qui nous frappe le plus.

Les racines du capitalisme sont anciennes, aussi anciennes que les grandes cultures des Anciens, et l’on découvre dans cette entité littéralement “diabolique” le désir secret de se constituer en mythe comme si elle voulait acquérir une légitimité métahistorique, devenir une sorte de Symbole fondamental dans l’espace du monde et du royaume des dieux, justement à l’égal de ces dieux que l’on voit en action dans les mythes anciens. Le constat aujourd’hui partout présent est que cette tentative du capitalisme se termine piteusement et dans l’horreur du pire des destins suscité par sa nature absolument “diabolique”. La signification des termes doit être prise tels qu’ils furent créés par les Anciens avant toute annexion théologique, comme signifiants essentiels de la nature humaine telle qu’observée par les dieux de ces temps que nous avons trahis et calomniés.

« C'est pourquoi, si le Symbole était ce qui réunissait à nouveau, le mal devait être par force ce qui divisait et opposait les hommes. D'ailleurs, souligne Marcet, les racines grecques des mots symbole et démon sont éclairantes. Symbole vient de synballein (syn, “un”), qui signifie “jeter ensemble, unir”. En revanche, diaballein (dia, “deux”), du grec diabolos (διάβολος), signifie “jeter séparément, provoquer une querelle (diviser)”. L'opposé du symbole est donc le diable: celui qui divise le “un” en “deux” et initie le conflit irrésolu entre les opposés. De même, le capitalisme n'est pas seulement ambivalent, contradictoire et conflictuel dans ses pulsions, mais il est finalement entraîné dans sa chute par celles d'un rang plus pervers qui provoquent davantage de division, de déstructuration, de fragmentation, de chaos et de perdition. Le capitalisme aspire à être mythiquement dionysiaque, aphrodisiaque et paradisiaque, c'est-à-dire le jardin des délices, mais finit par être sordidement catabolique, hyperbolique et diabolique, c'est-à-dire le Mordor. Tout le contraire du symbole. Bref, l'antithèse même du mythe unificateur du monde que le capital prétend incarner. »

Ce que nous apprécions surtout dans ce travail, c’est la confrontation du capitalisme avec l’origine de ses prétentions, que l’on trouve dans le monde des Anciens qui savait tout ce que nous avons oublié et cherchons désespérément à retrouver sous une forme qui soit de nous-mêmes. Tous les mythes (Icare, Prométhée, Tantale, Narcisse, Midas, le  Minotaure, Sisyphe, etc.) ont quelque chose, le pire d’eux-mêmes, qu’on retrouve dans le capitalisme avec l’hubris omni présent ; mais c’est bien Erysichthon qui résume au bout du compte tout de lui-même...

Et ainsi découvre-t-on combien le capitalisme est né, comme une mauvaise herbe, à l’aube de la civilisation occidentale ; et ainsi mesure-t-on, non sans une certaine satisfaction, que le capitalisme ne peut plus et ne peut pas se réfugier dans la seule modernité, pour proclamer qu’il en est le créateur, et donc le Dieu, et donc qu’il faut le suivre et le vénérer. Il vient de loin, comme toutes choses dans l’humain, et sa tentative fondamentale de simulacre de modernité n’est qu’un simulacre au sens le plus trompeur, et les lendemains qu’il ne cesse de nous promettre tout en accélérant sa chute nous emportent au  Mordor de la Terre du Milieu dans l’univers créé par J.R.R. Tolkien.

Ainsi l’étude de Gil-Manuel Hernàndez i Martí nous permet de débarrasser le capitalisme de tous ses oripeaux prétentieux et trompeurs qui installent la perversion et l’inversion caractérisant la chose. En un tournemain qui est sa visite si exceptionnellement documentée dans l’univers des mythes, le capitalisme se trouve soudain privé de tous ses atours, de tous ses arguments impératifs, de toute son irrésistible vertu moderniste qui sont précipitées aujourd’hui avec un fracas terrible dans le chaos d’une révolte généralisée du monde.

Ce démontage symbolique et métahistorique du capitalisme lui interdit de se replier derrière sa carapace économique du TINA (‘There Is No Alternative’) ni sous son vernis vertueux et idéologique de porteur des libertés. Il donne un sens nouveau et des armes nouvelles au combat qui est mené contre lui et explique cette révolte généralisée dans la mesure où il agresse tous les aspects de la civilisation qu’il a investie. Considéré comme il est au travers des mythes qui le définissent par tous ses travers et ses tromperies, il montre effectivement qu’il touche tous les domaines, qu’il est à la fois le moteur et l’inspirateur du monde, ou plutôt de la catastrophe du monde. Quel honneur que nos peuples anciens et que nous avons oubliés soient capables de nous fournir un tel arsenal et de nous ouvrir les yeux sur l’essence même du Mal qui nous accable et que nous adorons aveuglément, c’est-à-dire en aveugles.

dedefensa.org

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Les fondements mythiques du capitalisme

 « Ceux qui ont perdu leurs symboles historiques et ne peuvent se contenter de “substituts” se trouvent aujourd'hui dans une situation difficile: le néant s'ouvre devant eux, devant lequel l'homme détourne le visage avec effroi. Pire encore, le vide est rempli d'idées politiques et sociales absurdes, toutes spirituellement désertées. » (Carl G. Jung : Sur les archétypes de l'inconscient collectif, 1934).

Le pouvoir du mythe

Le capitalisme, en tant que système économique et social prépondérant dans le monde, a exercé et continue d'exercer une influence significative sur nos vies et sur la formation des sociétés de manière profonde, complexe et durable. Cette formation historique, enracinée dans des théories et des pratiques économiques et politiques, fonctionne comme un mode de production matérielle, une machine à générer et à concentrer les profits, et un mécanisme de contrôle social qui repose sur une logique d'exploitation englobant diverses dimensions telles que la classe, le sexe, la race et l'espèce. Il s'agit également d'une force puissante pour façonner les subjectivités et d'un dispositif hégémonique pour la reproduction culturelle. En tant que tel, il se manifeste comme une structure intégrale de domination et de transformation du monde, avec la capacité d'influencer toutes ses sphères, et même de conduire l'humanité vers un état d'effondrement civilisationnel, en raison de sa nature écocide....

[...]

Le mythe d'Erysichthon et le capitalisme catabolique

Mais s'il est un mythe, par ailleurs peu connu, de la dérive actuelle vers un capitalisme catabolique et autolytique, c'est bien celui d'Erysichthon. Mais avant de l'aborder, il faut rappeler que le capitalisme catabolique désigne un capitalisme assoiffé d'énergie et sans possibilité de croissance, le catabolisme étant entendu comme un ensemble de mécanismes métaboliques de dégradation par lesquels un être vivant se dévore lui-même. Comme le souligne Collins (2018), à mesure que les ressources énergétiques et les sources de production rentables s'épuisent, le capitalisme est contraint, par sa soif continue de profit, de consommer les biens sociaux qu'il a autrefois créés. Ainsi, en se cannibalisant lui-même, le capitalisme catabolique transforme la pénurie, les crises, les catastrophes et les conflits en une nouvelle sphère de profit. En d'autres termes, la marchandisation de l'apocalypse finit par générer des perspectives commerciales lucratives (Horvat, 2021). Par conséquent, le processus d'effondrement déclenché par la contradiction même entre la logique expansive capitaliste et les limites naturelles de la planète s'intensifie.

La condition catabolique de ce capitalisme crépusculaire est renforcée par sa dérive autolytique. En biologie, l'autolyse est un processus par lequel les enzymes présentes dans les cellules d'un organisme mort commencent à décomposer la structure cellulaire. Cependant, l'autolyse peut également se produire dans des corps vivants mais malades, de sorte que dans certaines conditions pathologiques, telles que les maladies dégénératives ou les blessures graves, les cellules peuvent activer des mécanismes d'autolyse, conduisant à la dégradation des tissus et des structures cellulaires au sein de l'organisme vivant. Une comparaison qui illustre de manière frappante la décomposition et la désintégration du tissu social, déjà malade, sous l'action du capitalisme historique, qui à son tour intensifie le capitalisme catabolique. Ce dernier définit un système en phase terminale, en passe d'être remplacé par un système émergent potentiellement plus pernicieux, éventuellement de nature néo-féodale ou techno-féodale (Varoufakis, 2024).

Pour en revenir au mythe d'Erysichthon, il raconte l'histoire d'un roi thessalien connu pour son appétit brutal et son ambition débridée. Nous savions que le capitalisme a un caractère cannibale, qui le conduit à tout engloutir sur son passage pour continuer à croître (Fraser, 2023). Mais le mythe d'Erysichthon va plus loin, et Anselm Jappe (2019) le sauve dans son ouvrage ‘La société autophage’. Capitalisme, démesure et autodestruction, qui traite du caractère auto-cannibalisant du capitalisme contemporain. Selon Jappe, le mythe d'Erysichthon, jadis recueilli par le poète grec Callimaque et le romain Ovide, raconte l'histoire d'un personnage devenu roi de Thessalie après avoir expulsé ses habitants autochtones, les Pélasgiens, qui avaient consacré une magnifique forêt à Déméter, la déesse des récoltes. En son centre se dressait un arbre gigantesque, et à l'ombre de ses branches dansaient les Dryades, les nymphes de la forêt. Mais Erysichthon, désireux de transformer l'arbre sacré en planches de bois pour construire son palais, se rendit dans la forêt avec ses serviteurs dans l'intention de l'abattre. La déesse Déméter elle-même tente de l'en dissuader, mais le roi répond par le mépris. Devant le refus des serviteurs d'accomplir le sacrilège, Erysichthon abattit lui-même l'arbre, alors que du sang en coulait et qu'un châtiment était annoncé. Dans ce cas, l'abattage dans la forêt sacrée représente un affront direct aux dieux et à la nature elle-même. L'histoire illustre comment des actions imprudentes et égoïstes peuvent conduire à la dégradation et au désastre, tant au niveau personnel qu'environnemental.

En effet, Déméter a envoyé la faim personnifiée dans Erysichthon, pénétrant son corps par son souffle. Le roi fut pris d'une faim insatiable, et plus il mangeait, plus il avait faim. Il engloutit et consomme tout ce qui se trouve à sa portée, vendant sa fille pour obtenir plus de nourriture. Mais comme rien ne pouvait apaiser son incroyable appétit, il commença à s'arracher ses propres membres, de sorte que son corps, en se dévorant, s'amenuisa jusqu'à ce qu'il meure. Pour Jappe, il s'agit d'un des mythes grecs qui évoque l'hybris, qui finit par provoquer la némésis, c'est-à-dire le même châtiment divin que Prométhée, Tantale, Sisyphe, Icare, Midas ou Phaéton, entre autres, subiraient également. Un mythe étonnamment actuel, puisqu'il fonctionne comme une anticipation archétypale de ce qui se passe lorsque la nature n'est pas respectée, car un tel manque de respect attire nécessairement la colère des dieux, ou de la nature elle-même. Pour Jappe, seule la disparition presque complète de la familiarité avec l'antiquité classique peut expliquer pourquoi la valeur métaphorique de ce mythe a échappé jusqu'à aujourd'hui aux porte-parole de la pensée écologique.

Selon Jappe, la faim d'Erysichthon n'a rien de naturel, et donc rien de naturel ne peut l'apaiser. Il s'agit d'une faim énorme qui ne peut être satisfaite. Sa tentative désespérée de l'atténuer pousse le roi à consommer sans relâche, dans une allusion mythique claire à la logique de la valeur, de la marchandise et de l'argent. Mais le besoin et l'avidité ne cessent pas :

« Ce n'est pas simplement la méchanceté des riches qui est en jeu ici, mais un enchantement qui fait écran entre les ressources disponibles et la possibilité d'en jouir » (Jappe, 2019:13).

La déesse punit Erysichthon à la hauteur de son crime : incapable de se nourrir, il vit comme si toute la nature avait été transformée en un désert qui refuse de fournir un support naturel à la vie humaine.

Pourtant, souligne Jappe, l'aspect le plus remarquable du mythe d'Erysichthon est sa fin. Une rage abstraite qui ne contient pas seulement la dévastation du monde, mais qui se termine par l'autodestruction et l'autoconsommation. Le mythe ne parle donc pas seulement de l'anéantissement de la nature et de l'injustice sociale, mais aussi du caractère abstrait et fétichiste de la logique marchande et de ses effets destructeurs et autodestructeurs dans le cadre du capitalisme catabolique. C'est comme l'image d'un bateau à vapeur qui continue à naviguer tout en consommant progressivement ses propres composants, ou la fameuse scène des Marx Brothers à bord d'une locomotive en marche, où pour la faire fonctionner il faut démonter les wagons et les utiliser comme combustible, jusqu'à ce qu'ils finissent par être consumés par le feu.

Mais, comme le suggère Jappe, le mythe rappelle aussi la trajectoire des toxicomanes en manque, comme cette soif constante d'argent qui caractérise la logique capitaliste et qui n'est jamais pleinement satisfaite. Erysichthon est un narcissique pathologique, qui nie l'objectivité et la sensibilité du monde extérieur, qui à son tour lui refuse l'aide matérielle. L'hybris d'Erysichthon reflète la tendance à l'autodestruction implicite dans le capitalisme catabolique, animé par une pulsion suicidaire « que personne ne veut consciemment mais à laquelle tout le monde contribue » (Jappe, 2019:15).

En effet, à ce stade, il est crucial de mentionner le lien profond entre le mythe de Mars (Arès), dieu de la guerre, et le capitalisme, étant donné que ce dernier fonctionne comme un régime de guerre permanente contre la vie. Dans cette perspective, le « terrible amour de la guerre », archétype universel évoqué par le psychologue jungien James Hillman (2010), est fortement amplifié par la logique capitaliste. En effet, cet “amour de la guerre” dévastateur, capable de générer un sens, un but et une transcendance dans son action destructrice, est particulièrement sacralisé par les présupposés existentiels du capitalisme. Par conséquent, en raison de la convergence mythique-archétypale entre l'hybris et l'amour de la guerre, le capitalisme tend inévitablement vers la dévastation du monde.

Des fondements mythiques à l’impossible mythe

Comme nous l'avons vu, le capitalisme possède des fondements mythiques attestés par les grands mythes de l'antiquité classique occidentale, qui à leur tour traduisent et incarnent des archétypes universels. Ces fondements mythiques parlent de l'hybris, cette arrogance qui défie les dieux, et malgré leurs avertissements de ne pas dépasser certaines limites, celles-ci sont ignorées, avec les graves conséquences que cela implique, comme cela s'est produit et continue de se produire avec les excès inhérents au fonctionnement du capitalisme. Mais, paradoxalement, bien que le capitalisme cherche à devenir un mythe pour améliorer sa reproduction, en acquérant une aura d'authenticité et d'unicité qui lui donne une apparence de transcendance, il lui est impossible d'y parvenir. En effet, le mythe communique à travers le symbole, qui est inaccessible au capitalisme en raison de sa nature “diabolique”.

Ceci nécessite une explication. Le capitalisme, surtout dans sa forme la plus contemporaine de société de marché consumériste, appelée aussi “capitalisme libidinal” (Fernández-Savater, 2024), utilise abondamment un désir perpétuellement inassouvi, cherchant à définir, à consacrer et à renforcer sa propre condition mythique. Il se présente comme l'incarnation moderne des anciens héros classiques, particulièrement propulsés par toutes sortes de pulsions prométhéennes. En outre, il cherche à incorporer et à réinterpréter laïquement le paradis terrestre biblique comme une terre d'abondance et de bonheur. Elle exploite divers moyens pour tenter d'y parvenir, comme en témoignent les grands blockbusters artistiques de l'industrie culturelle, les parcs à thème, les récits médiatiques sur les avancées en matière de conquêtes, d'innovations, d'inventions, de progrès scientifiques et technologiques, ainsi que sur la connaissance des secrets du macrocosme et du microcosme. L'attention est outrageusement attirée par l'exploration spatiale, la découverte d'énergies miraculeuses, les développements perturbateurs de l'économie de l'attention, les algorithmes sophistiqués, les possibilités de consommation immédiate à la demande, l'informatique quantique, les crypto-monnaies, le cybermonde, la robotique de nouvelle génération, l'intelligence artificielle. Cependant, malgré les efforts du capitalisme pour se constituer en mythe avec tout cela, c'est un faux mythe, juste un feu d'artifice, parce qu'en fin de compte, la désolation causée par le capital progresse, l'effondrement écosocial s'intensifie, l'extinction de la nature s'étend, les dommages causés à l'humanité prolifèrent, et tout cela ne décrit pas un mythe, mais son avortement. Le capitalisme mythique devient une impossibilité.

Le monde des mythes authentiques remet les choses à leur place :

« Le capitalisme libidinal est un monstre, un centaure en particulier, tiraillé entre une pulsion de conservation, de stabilisation, de normalisation, et une pulsion désordonnée de conquête, de pillage et de saccage. Un double régime, la promesse et le poison, la productivité et la dévastation, le bien-être et la guerre, qui traverse toutes les institutions et tous les dispositifs, tous les objets de consommation et chacun d'entre nous ». (Fernández-Savater, 2024:6-7).

Il en est ainsi parce que le mythe renvoie au symbole et que le symbole renvoie à l'union, à ce qui unit, relie, lie et crée. L'opposé du symbole est le diabolique, c'est-à-dire ce qui sépare, ce qui divise, ce qui contredit, ce qui est destructeur. Comme le souligne Marcet (2023), le mal ne peut être que l'antonyme du Symbole. Pour les anciens chrétiens, comme pour les Grecs classiques, le Symbole constituait l'essence de leurs mythes, de leur poésie et de leur religion, ce qui vertébrait et religiosait tout. C'est pourquoi, si le Symbole était ce qui réunissait à nouveau, le mal devait être par force ce qui divisait et opposait les hommes. D'ailleurs, souligne Marcet, les racines grecques des mots symbole et démon sont éclairantes. Symbole vient de synballein (syn, “un”), qui signifie “jeter ensemble, unir”. En revanche, diaballein (dia, “deux”), du grec diabolos (διάβολος), signifie “jeter séparément, provoquer une querelle (diviser)”. L'opposé du symbole est donc le diable: celui qui divise le “un” en “deux” et initie le conflit irrésolu entre les opposés. De même, le capitalisme n'est pas seulement ambivalent, contradictoire et conflictuel dans ses pulsions, mais il est finalement entraîné dans sa chute par celles d'un rang plus pervers qui provoquent davantage de division, de déstructuration, de fragmentation, de chaos et de perdition. Le capitalisme aspire à être mythiquement dionysiaque, aphrodisiaque et paradisiaque, c'est-à-dire le jardin des délices, mais finit par être sordidement catabolique, hyperbolique et diabolique, c'est-à-dire le Mordor. Tout le contraire du symbole. Bref, l'antithèse même du mythe unificateur du monde que le capital prétend incarner.

Comme nous l'avons vu, le capitalisme, dans sa quête d'expansion et de croissance illimitées, s'accorde, traduit et actualise l'énorme énergie des archétypes qui, à travers les mythes, expriment l'hybris et ses conséquences. Dans tous les mythes, nous trouvons le motif ou le mythologème des avertissements divins/naturels contre les effets des excès de l'hybris, ainsi que le motif ou le mythologème de l'ignorance délibérée de ces effets. Dès les débuts de la révolution industrielle capitaliste, de nombreux avertissements ont été lancés sur les conséquences désastreuses du développement du système pour la nature et l'humanité. Malgré cela, les responsables de l'expansion capitaliste ont fait et continuent de faire le choix conscient de la destruction (Riechmann, 2024).

Un capitalisme mythique est donc irréalisable, car il ne peut se construire sur des symboles réels, c'est-à-dire sur des constructions ayant la capacité unificatrice de représenter quelque chose qui est reconnu, compris et assumé par un groupe ou une collectivité. Si les mythes authentiques tendent à synchroniser les peuples à travers des symboles partagés, dans la mesure où ils sont susceptibles d'une compréhension universelle en raison de leur caractère archétypal, les faux mythes, comme le capitalisme qui prétend devenir un mythe, sont construits sur la division, l'inégalité et l'exclusion, sur la négation même du mythe. Et s'ils traduisent un archétype, c'est celui du diable, entendu comme une énergie de l'inconscient collectif synonyme de séparation, d'incompréhension, de déviation ou d'erreur.

Le capitalisme, malgré ses promesses renouvelées et toujours trahies de progrès, d'abondance et de prospérité, perpétue l'exploitation, la division et le malheur. Son incompétence mythico-symbolique et son inévitable tendance à l'effondrement deviennent visibles dans cette “apocalypse” qui fonctionne comme une “révélation” de ses limites, comme une terrible convergence de ces “tournants eschatologiques” (Horvat, 2021) qui certifient l'échec existentiel du capital. Archétypiquement lié aux configurations mythiques de l'hybris, il est condamné à faire face aux conséquences de ses excès. La question est de savoir si d'autres mythes puissants, avec leurs symboles authentiques, pourront empêcher le capitalisme d'entraîner le monde dans sa chute.

Gil-Manuel Hernàndez i Martí