Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
83813 décembre 2010 — Parmi les divers câbles diplomatiques rendus publics par Wikileaks, on trouve ceux qui concernent les plans de défense de l’OTAN des trois pays baltes (avec la Pologne dans le dispositif). (Voir, par exemple, le Guardian du 6 décembre 2010.)
Avant la divulgation de ces plans, les Russes avaient observé le développement de Cablegate d’un œil mi-serein mi-ironique. De toutes les façons, il n’était pas question que cette affaire changeât quoi que ce soit aux relations entre les USA et la Russie, et aux relations internationales en général. Les choses furent, à cet égard, affirmées avec une vigueur sans nuances, par Lavrov, presque badin («Concernant les fuites émanant de WikiLeaks, elles sont amusantes à lire, mais nous définirons notre politique en fonction des actes concrets de nos partenaires»), le 29 novembre 2010 ; par la porte-parole de Medvedev, presque méprisante sinon franchement moqueuse («Parmi les révélations publiées sur le site de WikiLeaks et reprises par des journaux, il n'y a rien d'intéressant qui soit digne de commentaire. Il n'y a pas de quoi faire des commentaires sur des personnages de fiction hollywoodiens»), le même 29 novembre 2010… Puis ce furent les fameux plans, et le ton changea. Nous passions des studios d’Hollywood à la sécurité nationale russe.
• Le Guardian signala aussitôt (le 7 décembre 2010) la mauvaise humeur russe…
«A source in Russia's foreign ministry said the information disclosed by WikiLeaks and detailed in the Guardian caused “a lot of questions and bewilderment with us”. The Nato-Russia summit in Lisbon last month had adopted a statement that “clearly says the security of Nato countries and Russia is intertwined, and the NRC [Nato Russia Council] member states will refrain from any use or threat of the use of force against each other,” the source told Interfax.
»“Russia has repeatedly raised the question about the need to ensure that there is no military planning aimed against one another,” the source added. “Obvious facts” demonstrated that “Russia is not building up its military presence near the borders of the countries mentioned in the release, but on the contrary it is coherently reducing heavy weaponry in the Kaliningrad region,” the source said. Kaliningrad is the exclave bordering Poland and Latvia where Russia's Baltic Fleet is based.»
• Le même jour, le 7 décembre 2010, Dmitri Rogozine, ambassadeur russe auprès de l’OTAN, intervenait comme on pouvait attendre qu’il fit.
«L'Alliance atlantique doit réviser son plan de protection militaire des pays baltes (l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie), estime le représentant permanent de la Russie auprès de l'OTAN, Dmitri Rogozine. […] “Nos partenaires devraient revenir sur cette décision qui ne manque pas de provoquer un vif retentissement dans mon pays, a affirmé M.Rogozine dans une interview à RIA Novosti, ajoutant que le parlement russe “avait déjà entamé un examen de cette information”. Selon le diplomate, la partie russe veut savoir quel élément elle doit privilégier dans ses relations avec l'OTAN: les décisions de Lisbonne visant à bâtir un partenariat stratégique avec Moscou ou “les informations qui, même si elles ne sont pas officielles, attestent néanmoins l'intention de protéger les pays baltes et ce non pas en général, mais concrètement contre la Russie”.»
• Le 9 décembre 2010, Lavrov est encore plus précis : «Les informations sur l'adoption par l'Otan d'un plan de défense des pays baltes contre une éventuelle attaque russe ont suscité des interrogations en Russie et Moscou compte obtenir les réponses, a déclaré jeudi aux journalistes le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. “Une question se pose: quand est-ce que l'Otan a été sincère avec nous: au moment de nous mettre d'accord sur le développement du partenariat ou lorsqu'ils résolvaient entre eux à huis clos d'autres problèmes? Nous avons posé cette question et on attend une réponse. J'estime que nous en avons le droit.”»
• Enfin, nous avons déjà signalé (le 10 décembre 2010) ce que nous définissons comme “une nouvelle phase” de la part des Russes, qui est d’élargir la riposte à des commentaires acides, voire provocateurs, concernant le comportement “démocratique” des USA, qui tentent de lancer une procédure de harcèlement, voire d’extradition judiciaire de Julian Assange. Il s’agit clairement d’un passage à un plan diplomatique nettement plus polémique que tout ce qui avait été dit auparavant.
@PAYANT Un premier aspect de notre commentaire concerne le comportement de Moscou. Il semble qu’il y ait eu au départ une erreur d’évaluation des Russes, qui furent selon certaines sources induits justement en erreur par des assurances US selon lesquelles rien d’important concernant les relations entre les USA et la Russie, et la sécurité nationale russe, ne se trouvait dans les fuites. Les Russes minimisèrent donc les fuites, selon l’assurance US, sans réaliser combien le cloisonnement et le désordre de l’appareil de communication du Système (du gouvernement US) empêchent toute évaluation sérieuse des dégâts causés, c’est-à-dire des documents “fuités”. (Car notre sentiment, dans cette hypothèse évoquée, est qu’il n’y a nulle duplicité de la direction US, qui veut à tout prix préserver les bonnes relations avec la Russie.)
D’autre part, des sources washingtoniennes donnent une autre version. La fuite sur les plans OTAN avait été identifiée par la bureaucratie US, mais les USA ne la signalèrent par aux Russes selon l’argument, incroyablement bureaucratique, que cela ne concernait pas les relations USA-Russie, sur lesquelles on leur avait ordonné des recherches, mais les relations OTAN-Russie. Enfin, d’une façon générale, – et, dans ce cas, l’argument US est juste, – les plans ne portent que sur des projets dépendant du département d’Etat et non du Pentagone, donc non activées en planification opérationnelle… Mais les Russes, mis de très mauvaise humeur par le reste, estimèrent à ce propos : “non (encore) activés opérationnellement”, ce qui impliquait une intention inamicale qui rompait les règles tacites de bonne entente des nouvelles relations USA-Russie.
Quoi qu’il en soit de la version véridique, qui doit d’ailleurs emprunter aux uns et aux autres, à moins qu’il y ait eu plusieurs canaux de contacts entre USA et Russie et la confirmation parallèle des différentes versions effectivement données, quoi qu’il en soit le fait est qu’on a sous les yeux l’étonnante et spectaculaire évolution de l’appréciation russe de Cablegate. Au début, il s’agit d’une plaisanterie sans intérêt, et le Kremlin suit à cet égard sa ligne fondamentale de non-ingérence dans les affaires d’un autre pays, surtout quand il s’agit du partenaire US : Cablegate est une affaire US, la Russie ne se permet pas d’en dire quoi que ce soit. Puis, ce sont les câbles sur les plans de l’OTAN, et le ton change du tout au tout. La Russie, du coup, s’estime complètement impliquée et elle le fait rudement savoir. S’il le faut, elle entre dans la polémique Assange et donne des leçons de démocratie aux USA, jugeant qu’un Assange vaut bien un président des USA ou un dissident chinois pour recevoir le Prix Nobel de la Paix. La proposition est à peine une plaisanterie, peut-être même ne l’est-elle pas du tout.
Résultat net : une brusque poussée de fièvre diplomatique due aux traquenards du système de la communication et à ses voies impénétrables, à ses tours de passe-passe, à son caractère complet d’incontrôlabilité, – car c’est bien de cette façon qu’il faut apprécier l’affaire Cablegate, de Wikileaks à la “cyber-insurrection”, comme un artefact du système de la communication, ou bien dit autrement, un de ces “systèmes antiSystème” (selon notre appréciation). Pour les Russes, l’épisode est une leçon de plus qui renforce un jugement fondamental qu’ils avaient écarté pendant un certain temps, le temps de croire que Barack Obama pouvait être un président capable d’initiatives novatrices, voire un grand président. Ce jugement fondamental qui commence à prendre une tournure définitive est que le système de l’américanisme est aussi incontrôlable que peut l’être le système de la communication dans une affaire comme Cablegate, – qui, d’ailleurs, en bonne part, est le résultat des incroyables faiblesses du système de l’américanisme, comme l’a observé le ministre australien des affaires étrangères.
Dans de telles conditions, qui ont notablement évolué depuis le temps où Moscou voyait dans Cablegate une “farce hollywoodienne”, nous croyons que l’effet de Cablegate sur les relations entre les USA et la Russie sera non négligeable, voire important. Les dirigeants russes ont subi un nouveau choc psychologique qui va de nouveau, ou plutôt un peu plus pousser leur jugement vers la méfiance (méfiance plus à l’encontre des USA qu’à l’encontre de l’OTAN).
Certes, le fait même du “plan” de l’OTAN n’est pas en soi une agression. Alexei Fenenko, un expert moscovite cité par le Guardian, observe : «I don't see anything sensational in this news that Russia is seen as a potential military threat to the Nato states.» Ilia Kramnik, l’un des commentateurs de Novosti, fait une analyse, le 8 décembre 2010 où il minimise cette affaire, proclamant que tous les bords et toutes les puissances ont toujours fait des “plans de défense” et qu’il est temps que les puissances euro atlantiques (Russie comprise) cessent de se chamailler pour se garder des guerres potentielles qui rôdent dans leurs vastes périphéries : « Aujourd’hui, les processus incontrôlables dans le Tiers monde représentent la principale menace à la stabilité de la planète dans l’ensemble. Ils dépassent largement en termes de réalisme la menace hypothétique d’une guerre entre l’OTAN et la Russie. La rhétorique belliqueuse dans l’esprit de la guerre froide ne fait que détourner l’attention de Washington, de Bruxelles et de Moscou des affaires concrètes.»
Tout cela, toute cette rationalité des experts, n’est pas fausse sauf qu’elle est complètement, définitivement d’un autre monde. C’est leur fameuse “raison humaine”, qui fait considérer les cartes, les arsenaux et la puissance du technologisme, qui fait croire que les vertus de la civilisation occidentale suffisent à nous protéger de la folie alors que c’est en général le contraire, qui leur font établir des graphiques dont on espère qu'ils seront suffisants pour rassurer nos pauvres âmes. (Il est rassurant de se dire que des guerres terribles rôdent autour de nous, mais pas “chez nous”.) La raison humaine, et les experts par conséquent, est toujours asservie à sa vanité et au Système. Sa rationalité résonne comme un cri dans le désert, – et le désert, certes, créé par le Système qu’elle a si bien servi… Tout cela, pour conduire à notre observation que ces affirmations rationnelles ne rendent compte en rien de l’avenir, et nous disent beaucoup par contre sur les illusions des experts.
Ce “plan de l’OTAN” sorti juste après le sommet de Lisbonne où avaient été proclamées la coopération et la confiance entre l’OTAN et la Russie, opérera comme la rupture d’un charme bien maigrelet et bien laborieux. Pour la Russie, il contribue d’une part à faire reculer d’éventuelles ambitions sur une coopération euro atlantiques (avec l’Europe et avec les USA à la fois, c’est-à-dire avec les USA et avec l’OTAN dans l’ordre), d’autre part à achever la destruction du peu de confiance qu’elle avait mise dans les USA avec l’arrivée d’Obama. Les Russes admettent sans aucun doute que les reproches qu’ils font aux USA dans cette circonstance ne s’adressent pas au président, mais alors que la critique alternative est vraie : que chacun dans le gouvernement de ce président fait ce qu’il veut, selon ses intérêts, et qu’il n’existe plus “une seule parole” des USA. Il y a ainsi la perception que les fuites massives elles-mêmes montrent et démontrent, et démontrent encore, mais cette fois d’une façon si spectaculaire qu’on ne peut plus l’ignorer, combien l’appareil de sécurité nationale US est devenu un bateau ivre (comme l’observe Pfaff) et un panier percé (comme l’affirme furieusement Kevin Rudd, le ministre australien des affaires étrangères). Il faut bien entendu ajouter cet épisode à d’autres, aussi peu glorieux, comme les réticences pour la ratification de START-II et l’offensive attendue à cette occasion des partisans US du réseau antimissiles en Europe.
Cet épisode Cablegate nous paraît un tournant psychologique extrêmement important (d’autant que nous ne savons pas ce que nous réserve l’avenir en fait de gracieusetés US sur les Russes, avec les fuites toujours en cours). Il nous paraît un fait essentiel sur la voie de la perte de “confiance” des Russes quant aux possibilité d’une entente sérieuse avec les USA (et avec l’OTAN telle qu’elle continue à être). Certes, on répliquera à ce constat en arguant de l’argument sur le soi disant “réalisme” des Russes, qui ne sont pas des sentimentaux (ce qui se discute), et qui s’arrangent des réalités. Sans aucun doute… Mais quelle est la réalité, aujourd’hui ? C’est l’effondrement des USA et, pour le cas particulier, l’effondrement du crédit et de l’influence des USA. Dans ce contexte, leur fameux “réalisme” ne poussera certainement pas les Russes à être particulièrement arrangeants avec les USA.
Au contraire, nous les verrions beaucoup plus l’être, arrangeants, avec quelques grands pays européens et, également, avec les Polonais, malgré les retombées du “plan secret de l’OTAN”. C’est plutôt à ce niveau que s’exprimera le “réalisme” en question.
Forum — Charger les commentaires