Le cas du général (hispanique) qui ne voulait pas de sa quatrième étoile

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Le cas du général (hispanique) qui ne voulait pas de sa quatrième étoile


5 janvier 2006 — Voici le cas étonnant du général Sanchez (Lieutenant Général Ricardo S. Sanchez), l’homme qui commanda les forces américaines en Irak pendant la première phase de l’occupation (notamment lorsque Saddam fut arrêté), de la mi-2003 à la mi-2004. Sanchez semble avoir refusé une nomination glorieuse avec sa quatrième étoile et il semble préférer prendre sa retraite l’été prochaine. Cette quatrième étoile aurait fait de Sanchez le premier Américain d’origine hispanique à atteindre un tel grade, le grade suprême de l’armée américaine. (Il existe la dignité des cinq étoiles de General of the Army [ou General of the Air Force, ou Admiral of the Fleet], correspondant à notre maréchalat. Il s’agit bien d’une dignité conférée pour situations et faits exceptionnels [les derniers cinq étoiles remontent à 1944-45 avec Marshall, MacArthur, Eisenhower, Bradley, Arnold, et les amiraux King et Nimitz]. Elle n’ajoute aucune prérogative ni pouvoir que n’ait un général plein à quatre étoiles.)

Le New York Times annonce la nouvelle en ces termes, expliquant de façon révélatrice la décision de Sanchez: « General Sanchez has told senior Army officials that he plans to retire, probably this summer, rather than face a bruising Senate confirmation fight over any new assignment, said two senior officials who were granted anonymity because General Sanchez has not made his decision public. As recently as last summer, Defense Secretary Donald H. Rumsfeld was considering elevating General Sanchez to the four-star command overseeing the military's operations in Latin America. The general's promotion would have showcased the nation's highest-ranking Hispanic officer and his compelling personal story of growing up poor in southern Texas and using the military as a bootstrap out of poverty.

» But the legacy of Abu Ghraib and its photographs of prisoner mistreatment that prompted worldwide outrage dogged General Sanchez and ensured that any promotion would ignite a political storm on Capitol Hill over holding senior military officers and top Pentagon officials accountable for the misconduct.

»  “It's a question of simply not being able to get by Senate confirmation,” said one Army general, adding that Pentagon officials feared that nominating General Sanchez for a new job would “stir up too much political bad news in an election year.” »

A la lumière de ces quelques informations teintées de l’habituel et automatique commentaire pro-américaniste qui caractérise le grand journalisme indépendant US, on peut mesurer le caractère exemplaire de la mésaventure du général Sanchez : exemplaire du fonctionnement de l’américanisme autant que des habitudes du temps historiques. On ignore la réelle valeur de soldat du général Sanchez et l’on ne se prononcera pas là-dessus. Il suffit, pour notre propos, de constater que les ressorts de cette affaire renvoient tous à des considérations directement liées au monde virtualiste où nous vivons.

• La nomination de Sanchez d’abord. Elle est présentée sans vergogne comme directement liée à sa nature (son ethnie?) d’Hispano-Américain dans la mesure implicite mais bien entendue où la circonstance peut servir d’argument promotionnel (American Dream et le reste) pour l’américanisme. Lorsque vous lisez cette phrase, en effet, comment pourriez-vous vous retenir de vous écrier : “Mon Dieu, comme l’Amérique est grande, généreuse et si bien intégrée, comme l’American dream fonctionne au quart de tour!”: « The general's promotion would have showcased the nation's highest-ranking Hispanic officer and his compelling personal story of growing up poor in southern Texas and using the military as a bootstrap out of poverty. »

• Pourquoi le refus probable d’une telle promotion? A cause de l’écho public, du “lynchage” probable, psychologique et médiatique, qui attendraient Sanchez lors de ses auditions au Congrès (toute nomination au grade de général plein doit être sanctionnée par une audition et un vote en Commission au Congrès). Sanchez est l’homme qui commandait en Irak lorsque ont été mises à nue les divers cas de torture d’Abou Ghraib et les procédés US systématiques en la matière. Sanchez a lui-même approuvé ces procédures, il peut être tenu pour responsable. C’est dans ce domaine que Sanchez craint les auditions. Il faut bien insister sur ce point : l’attitude de Sanchez n’a rien à voir avec un éventuel cas de conscience concernant ce scandale des tortures, mais l’écho public qu’on peut en attendre.

Le cas du général Sanchez, tout déplorable et/ou attristant qu’il soit, est surtout un reflet remarquablement fidèle de nos temps et de nos mœurs. Sanchez est un favorisé des “quotas”, ou de ce qu’on nomme la discrimination positive, cette réponse forcée et nécessairement mauvaise à une situation elle-même forcée et mauvaise, — comment veut-on donner valeur exemplaire et pédagogique à une mesure inégalitaire et discriminatoire, même si cette inégalité et cette discrimination sont faites pour compenser une inégalité et une discrimination originelles? Il est, comme un Powell avant lui pour les Noirs, l’exception nécessaire par ces temps de vertu virtualiste ; comme on savent les esprits avisés, l’exception ne fait que confirmer la règle. Ces mesures de discrimination positive n’ont jamais résolu une situation fondamentalement dommageable, — le racisme discriminatoire reste en bonne partie l’enfant de l’impossibilité de réaliser l’intégration de communautés et ethnies différentes. Par contre, elles permettent de faire la promotion de l’américanisme. Le Pentagone et Rumsfeld agissent donc comme CNN (qui nomme des correspondants “couleurs locales” pour ses reportages exotiques : un Asiatique-Américain pour un reportage en Corée du Sud, un Africain-Américain pour un reportage en Afrique du Sud, etc.). Le latinos Sanchez proposé à quatre étoiles pour prendre le Southern Command qui contrôle l’Amérique Latine, c’est le Pentagone géré comme une entreprise de relations publiques…

Il n’empêche, le général qui a réussi grâce à l’American Dream, aura raté le couronnement de sa carrière à cause de ce même American Dream. Les torturés d’Abou Ghraib sont l’issue inéluctable de l’American Dream qui s’accomplit dans ses ambitions d’hégémonie recouverte du manteau de plus en plus suspect de la vertu américaniste. La façon choquante dont elles ont été d’abord dissimulées et ensuite mises à jour illustre la perversité des méthodes du système confronté à la réalité. Le général Sanchez est, dans ce processus, aussi bien complice que victime.