Le cas troublant du général Tommy Franks

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Le cas troublant du général Tommy Franks

Nous présentons ici deux informations publiées le 26 mars, venues de deux journaux. Elles n'ont pas été démenties. Elles présentent la particularité d'annoncer exactement le contraire.

• La première est publiée dans le Daily Telegraph de Londres, le 26 mars. Elle annonce que Donald Rumsfeld est de moins en moins satisfait du général Tommy Franks, le commandant en chef du Central Command. Le Telegraph écrit notamment ceci :

« Donald Rumsfeld, the United States defence secretary, is becoming increasingly anxious at the ''too cautious'' approach being taken by the general leading the anti-terror campaign in Afghanistan. Mr Rumsfeld and other US defence chiefs have ''growing dissatisfaction'' with Gen Tommy Franks, the commander-in-chief of Central Command, who is responsible for fighting the war in Afghanistan and would also be in charge of any attack on Iraq, according to Washington officials close to the Pentagon. »

• Un autre journal, le St Petersburg Times (un journal de Floride, de la ville de St Petersburg, proche de Tampa où se trouve le quartier-général de Central Command) écrit que le général Franks est maintenu dans ses fonctions un an de plus, jusqu'en juin 2003.

« Army Gen. Tommy R. Franks, the Tampa-based commander of U.S. forces in Afghanistan, has agreed to a request by President Bush to stay on the job until next year, White House and Pentagon officials said Monday 25. [...] Franks' extended assignment will expire in July 2003. The Pentagon could offer the general another posting after that -- in the Joint Chiefs of Staff, for example -- but it is widely believed he will then retire. The extension was agreed on late last year, according to Adm. Craig Quigley, the chief Central Command spokesman. President Bush made the move in response to a recommendation from Secretary of Defense Donald Rumsfeld, he said. »

On comprend que nous intéresse une contradiction aussi flagrante alors qu'aucun des deux journaux ne puisse devoir être démenti sur une réputation ou par la simple réalité. Le St-Petersburg Times ne fait que rapporter un fait et le Daily Telegraph est un journal sérieux, qui a déjà montré la qualité de ses informations. Enfin, il y a d'autres références pour renforcer l'information du Daily Telegraph : Le 15 octobre 2001, le Guardian rapportait de graves désaccords entre la direction civile du Pentagone (Rumsfeld) et les généraux de Central Command, Tommy Franks en tête, sur la conduite de la guerre. Ces désaccords ont, depuis, été largement (quoique officieusement) confirmés.

L'U.S. Army figée dans ses structures de la Guerre froide

D'une façon générale, dans ces rapports qui sont faits sur ces dissensions, c'est toujours la même critique qui revient, – et c'est un signe de plus du crédit qu'on peut accorder à cette appréciation officieuse : Rumsfeld, d'ailleurs bien connu pour être un fonceur, reproche à ses généraux d'être trop prudents.

Cette dernière critique est reprise et amplifiée par certains analystes indépendants. On peut citer l'un des plus intéressants d'entre eux, qui a fait paraître dans le numéro daté du 8 avril de la revue Prospect le condensé d'une longue analyse critique des opérations en Afghanistan. Il s'agit de Jason Vest, et l'on peut trouver son texte complet sur l'excellent site des réformistes de Defense & National Interest. (Pour nous, ce site, organisé autour d'un des plus fameux réformistes du Pentagone, Frank Spinney, est une référence de qualité et d'intégrité dans le marais des commentateurs spécialisés américains. C'est, par conséquent, une référence pour témoigner de la qualité de l'analyse de Jason Vest.) Dans le texte de Vest paru dans Prospect, on peut lire notamment :

« In recent weeks, I spoke again with some of the same military personnel. Naturally, all are in favor of eliminating the scourge of al-Qaeda, and all are confident that the United States and its allies will eventually prevail. But they're also concerned that some segments of the military chain of command -- particularly the Army's -- are engaging in wishful thinking about resources, capabilities, and political realities. They talk of an operational myopia creating a situation that's quite the opposite of the post-Vietnam ''transformation'' in military affairs that some have been proclaiming.

» In this view, toppling the Taliban was the easy part. Echoing his comments from a late September interview, Major Donald Vandergriff -- an Army officer who is the author and editor of several books on military strategy, tactics, and personnel -- recounted: ''The Taliban was fighting from fortified trench positions that were equipped to deal with direct ground fire, but not air attack. You bring in air power, with Special Forces guys designating targets and pushing the Northern Alliance to really attack, [and] a collapse is a given.'' A CIA veteran of the mujahideen days I interviewed on October 1 saw it the same way. ''The Taliban is not that strong of a force,'' he said, ''and it's not going to take much to kick them over.''

» But in the view of Vandergriff and others, a crucial U.S. mistake occurred after the Taliban retreat. While the number of bombing sorties had increased, and there were Special Forces teams advancing with the Northern Alliance, there weren't any conventional ground forces to cut off the Taliban retreat. ''There should have been at least two air assault brigades on standby,'' Vandergriff said, ''units that could have swept in and assumed blocking positions at key points.'' Others I talked to at the time took the same view, including the ex-CIA officer who noted that, while sending in more U.S. troops is never easy, it would have been better to maximize Taliban prisoners and casualties than to let large numbers flee to higher ground. Granted, such an operation wouldn't have been easy, given the lack of U.S. bases in neighboring countries. But according to a number of Army officers, the fact that there were no regular Army units ready to go -- coupled with the fact that the first ground forces into Afghanistan were Marines -- highlights some serious institutional problems the Army has yet to fix... »

Ce type d'analyse tend à confirmer les éléments du malaise. (Le reste de l'analyse de Jason Vest refait pour l'opération Anaconda les mêmes observations que celles qu'on lit ici, toujours à propos de l'U.S. Army : lenteur, pusillanimité, crainte d'essuyer des pertes, inadaptation, etc.) Ce malaise se réfère aussi bien au fait, notoirement connu, que l'U.S. Army est le service des forces armées US le plus “figé” dans ses structures de Guerre froide. Vest mentionne l'échec de l'actuel chef d'état-major, le général Eric Shinseki pour transformer les structures de l'U.S. Army, notamment ses lourdes divisions en brigades légères d'intervention (Vest : « It's not that the Army is unaware of them; the force's top officer, General Eric Shinseki, has spoken at length about making the Army into a lighter and more maneuverable force of smaller units that could be quickly deployed. Alas, Shinseki's overhaul seems to be moving about as quickly as an Abrams tank stuck in a bog. »)

Ce qui nous ramène à notre problème initial et nous conduit à faire crédit au Telegraph (et au Guardian, in illo tempore) et à prendre pour assez juste l'affrontement entre Tommy Franks, qui applique les conceptions figées et dépassées de l'U.S. Army, et Donald Rumsfeld. (Répétons-le, pas étonnant de la part de Rumsfeld, très bouillant, réformateur, fonceur, etc.) Pourtant, demeure le fait que Franks est reconduit dans ses fonctions avec des commentaires officiels extasiés, et sur proposition de Rumsfeld. Ici intervient une théorie, ou plutôt une hypothèse, que nous avançons.

On ne change pas une équipe dont la “com” dit qu'elle gagne

Nous avons consulté une source américaine indépendante sur cette question et nous avons obtenu ces précisions : « Il y a deux faits. D'une part, la guerre d'Afghanistan est une victoire. Quelle que soit la réalité, et celle-ci est bien différente, cette interprétation d'une victoire est un impératif de la communication de l'administration Bush, et aussi de la politique de communication de Rumsfeld au Pentagone. D'autre part, c'est Central Command, c'est-à-dire le général Franks, qui a conduit l'armée américaine à cette victoire auto-proclamée. Il serait inconcevable qu'on change un général qui gagne, parce que cela dévaloriserait la présentation du conflit d'Afghanistan en une victoire importante. Cet aspect des choses est d'autant plus essentiel qu'on se trouve à huit mois des élections, alors que le parti républicain fonde toute sa campagne sur la guerre victorieuse qu'il mène, ce qui permet de faire oublier le scandale Enron et tient les démocrates à terre. »

Traduisons, tout en disant notre complet accord avec cette analyse : à la formule classique d'“on ne change pas une équipe qui gagne”, nous substituons la formule postmoderne “on ne change pas une équipe dont les services de la communication disent qu'elle gagne”. Donc, le général Tommy Franks restera en place. Plus encore, on le prolonge d'un an (au-delà de juin 2002), confirmant pour les électeurs de novembre 2002 que la guerre de Tommy Franks en Afghanistan est une grande victoire.

Bien entendu, tout cela (victoire, équipe qui gagne, etc) est faux, – mais est-ce vraiment le propos ? Qui a suggéré que nous parlions de vérité ou de réalité ? Nous parlons de politique et de communication. Durant un certain temps encore, l'administration GW a les moyens de faire prendre ce qui se passe en Afghanistan pour une victoire, et Franks pour un héros aussi brillant que Patton ou Schwarzkopf. GW a au moins retenu cette leçon de Bush-le-père : c'est pour avoir abandonné trop tôt l'argument-Schwarzkopf que le 41e président des États-Unis a été battu, d'une façon infamante, en novembre 1992.

Voilà pour le constat tactique, et l'explication du maintien à son poste, avec tous les honneurs, du pusillanime général Tommy Franks. Pour autant, l'avenir n'est pas écrit. On a, pour les forces armées US en campagne, l'attelage le plus calamiteux qu'on puisse imaginer : deux hommes, Rumsfeld et Franks, qui, quelles que soient leurs qualités réelles, se détestent et sont d'un tempérament opposé. Pour mener une guerre, c'est la combinaison la plus détestable. Il ne s'agit pas d'une image théorique mais d'une situation pratique : si l'hypothèse qu'on propose ici est la bonne, il ne sera évidemment pas question d'écarter Franks en douceur mais, au contraire, de lui donner toutes ses attributions. Par exemple, c'est lui qui mènera l'offensive contre l'Irak, quand elle aura lieu. (Si elle a lieu et si elle a lieu avant juin 2003, – au fait, la présence de Franks et le peu de confiance de Rumsfeld dans son chef de théâtre auraient-ils une influence sur les décisions politiques concernant la guerre, comme, par exemple, celle de repousser une décision d'attaque tant que Franks est là ?)

Nous pourrions avoir une situation historique (on veut dire : pour les historiens plus tard, s'il y en a encore) assez ironique : on maintiendrait à son poste un chef qui ne fait pas l'affaire pour maintenir sans bavure l'image d'une guerre victorieuse imposée par la communication ; on risquerait ainsi, à cause de ce chef qui ne fait pas l'affaire et des rapports avec son ministre, de mettre en péril d'autres campagnes militaires et de mettre en cause d'éventuelles décisions politiques. Comme écrit Peter Preston, dans le Guardian du 18 mars : « Cette guerre est une farce mais cela ne fait rire personne. »