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237811 mai 2018 – Il m’est arrivé, dans ce Journal-dde.crisis, de m’emporter dans la description d’un cauchemar ou l’autre ; l’un et l’autre d’ailleurs, puisqu’il y en eut deux, le 11 octobre et le 6 novembre, tous deux de l’année 2015. Depuis, il y en eut d’autres, que je laissai aller ou que je n’avais pas l’esprit d’aussitôt les résumer, puisque l’on sait que le souvenir des rêves vous quitte très vite, comme une grâce un in seul court instant accordée... Enfin, “une grâce”, c’est à voir.
C’est tout vu sur celui-ci, qui va suivre, que j’ai immédiatement décrit sur une page entière de mon agenda de poche (celui de la Pléiade, on a son snobisme), dévorant trois jours d’une fine écriture serrée, sans jamais aller à la ligne, et avec un marqueur fin de couleur violet, – pour la première fois, moi qui n’utilise que du brun d’habitude. Bref, cela se passe dans la nuit du 4 mai. Je suis en voiture, mais c’est une sorte de forme qui est peut être un ami qui conduit, dont je distingue si mal les traits que je ne le reconnais pas, qui disparaîtra bientôt d’ailleurs, qui n’était peut-être pas là. Derrière, se trouve ma chienne, ce noble animal, l’encore jeune et un peu Miss-Catastrophe, Marie, qui a pris la place de l’inoubliable Klara. Pourquoi donc l’ai-je prise avec moi ?
Nous allons à Marseille, à une grande réception que donne mon frère ainé, je me demande bien pourquoi. Dans ma jeunesse, c’était mon modèle, mon mentor, de onze ans mon ainé, mon héros, celui que j’aurais voulu être avec sa force, sa puissance exceptionnelles ; notre rupture, en 1983 à cause de ma séparation d’avec ma première femme, fut d’autant plus cruelle, et quels que soient mes torts s’il y en a, je ressentis son attitude et ses mots, ses mimiques et ses regards furieux, sa lâcheté inttendue pour une telle force de la nature, comme une blessure profonde et une trahison affreuse, comme si l’on vous ôtait une partie de votre jeunesse. Il est mort en septembre 2016 et je n’en ressentis me sembla-t-il nulle émotion, rien qui ne m’affecta vraiment sur l’instant, mais peut-être pas intérieurement... Quelques heures après commencèrent plusieurs heures d’affreuses souffrances qui me conduisirent aux urgences à cinq heures du matin le lendemain ; une innocente hernie inguinale, transformée en hernie engouée menaçant d’étrangler, tout cela conduisant à une intervention d’urgence en début d’après-midi. Plus tard, mon gastro me dit que l’émotion contenue et non exprimée était sans doute la cause de contractions internes brutales qui avaient causé l’incident.
Mais au diable tous ces détails, je maintiens le vrai : ce 4 mai 2018, j’arrive à Marseille pour aller à cette réception que donne mon frère aîné, bien vivant pourra-t-on donc supposer. Cela m’ennuie horriblement, je n’ai aucune envie de le revoir, ma blessure s’étant transformée en indifférence fatiguée et gêne un peu méprisante ; moi, fermé à double-tour quand je pense à lui, le temps a fait son office... Curieusement, je sais où se trouve sa maison alors qu’aux dernières nouvelles il habitait à Aix-en-Provence, dans la maison de mon père dont il avait racheté nos parts à un prix très fraternel, et nullement à Marseille. Pourquoi cette invitation et qui sait comment elle m’est parvenue ? La voiture se gare presque d’elle-même dans une rue qui paraît si vieillotte, je veux dire si chaleureuse, comme le Marseille que j’ai connu dans les années 1950, au 120 rue Consolat, petite rue débouchant sur le haut de la Canebière où mon grand’père avait sa maison ; il y exerçait son métier d’artisan des cuirs et peaux et je me rappelle de lui comme d’un si brave homme à l’extrême gentillesse, contrairement à ma grand’mère, cette peste morte après avoir achevé son mari dans sa folie de la persécution.
Je sors de la voiture en chapitrant Marie : je serai vite de retour, ne crains rien. Qu’est-ce qu’il m’a pris de l’emmener, et puis qu'est-ce qu’il me prend de la laisser seule dans cette voiture ? Il n’y a personne d’autre, on dirait que la voiture est venue sans pilote, comme un drone, comme une machine de monsieur Tesla... Je descends la rue vieillotte et chaleureuse qui est en pente douce, un instant avec comme seul bruit le chant des oiseaux, moi bordant un jardin luxuriant et charmant (là, différence avec la rue Consolat), tout cela dans un calme superbe, une sérénité à ne pas croire, une vie apaisée et presque le bonheur de l’éternité. Ce sont d’autre temps car seuls les autres temps ont de ces calmes, je tourne enfin sur la gauche, entre comme dans un trou noir dans une galerie marchande qui semble vide de tout et aux parois incertaines, avec ces magasins tous mis en faillite et abandonnés, tant imbriqués dans le flou qu’on ne les reconnait en rien comme magasins, et je débouche sur une immense avenue, ou une place en forme d’avenue je ne sais, bordée d’immenses immeubles, à la fois jaillissant vers le ciel comme pour en libérer la lumière éclatante qui inonde le monde et nous illumine, et en même temps, simulacre dissipé, nous écrasant de tous côtés, comme pour rendre cette lumière inopérante et d’un éclat immense, complètement assombrissant, productrice d’obscurités sans fin. Les immeubles sont des tours folles et obscènes, prétendant au baroque et dansant comme dansent sur un mode sabbatique les travestis d’un cabaret à la mode déguisés en derviches tourneurs, des tours je veux dire comme on en voit à Doubaï par exemple, torturées par leurs formes étranges d’architectes fous ; et des tours qui semblent caoutchouteuses à force d’avoir de ces formes, qui s’agitent lascivement ou furieusement je ne sais, qui dansent en vérité la tarentelle comme si un dieu bienveillant tentait de les débarrasser du poison qui, comme celui de l’araignée, les soumet à leur propre folie ... Tout est clinquant, puissant, écrasant, arrogant, complètement artificiel et presque translucide à force de simulacre. Voilà Marseille ! Tiens-toi, Marseille, tu cries trop fort !
Cela, cette chose, est donc le Marseille auquel le cauchemar me conduit, après l’avoir imaginé à sa convenance ?
Car jamais Marseille, cette vieille ville phocéenne, ne fut telle ... Un instant j’aperçois le bord de mer, là-bas sur ma droite, et c’est une vision singulière sur un segment très étroit de la vision, apaisé, calme, aux petites maisons vieillottes de marin-pêcheur, sentant la sardine, avec les filets déployés pour sécher – et le bruit transformé dans la mélodie des cris des mouettes (à Marseille ! C’est dire) effaçant un instant le grondement terrible des tours caoutchouteuses... A cet instant affleurent les souvenirs des solitudes enchantées de ma jeunesse algéroise, lorsque, dans la solitude de la cour d'un lycée (le lycée Bugeaud) où une punition m'avait assigné un dimanche entier d'une journée éblouissante de la lumière de la fin d'un printemps, et d'où je contemplai le front de mer de cette même jeunesse-là... Je ne sais que penser et ne suis pas là pour penser.
Écartant les tours folles pour me frayer ma route, je refais de ce côté du monde le trajet fait tout à l’heure en sens inverse dans ma vielle rue chaleureuse en pente douce, je remonte vers la maison de mon frère. Très vite je m’y trouve : elle est massive, luxueuse d’un certain point de vue, avec nombre d’agencements et signes de modernité, et pourtant semblable à un bunker, sans grâce ni architecture, et surtout elle se trouve dans un immense terrain assez vague et très sordide, à la fois sous un soleil et une lumière écrasante et comme plongé dans une ombre sinistre, et tout cela désertique, et tout le reste de la ville a disparu. Rien, pas une voiture ni le moindre carosse, pas âme qui vive, vu de l’extérieur, l’abandon épuisée de la fin du monde. J’y entre, la foule est compacte, on se dit “Le Tout-Marseille est là” ; quelle remarque stupide, moi qui n’ai plus vu Marseille depuis des décennies je ne reconnais personne, je veux dire aucun être humain, rien de ceux que je connaissais, et d’ailleurs j’y connaissais si peu de gens qui ont disparu depuis, et enfin j’erre dans cette foule compacte comme dans un désert. Je croise mon frère qui me toise sans me voir, regardant au travers de moi comme si je n’existais pas et disparaissant, indifférent ou bien n’ayant jamais existé, et je décide aussitôt et assez logiquement de m’enfuir. Je n’ai nul souvenir du retour sinon de m’être trouvé comme dans une jungle sauvage et hostile jusqu'à être méchante comme on est diabolique, dans un entrelacement de ces immeubles de plus en plus caoutchouteux, comme des lianes de verre sans teint et de plaqué or, des tentacules d'aluminium serti de diamant, de carbone stealth et de béton habillé d'or-noir et brut qu’il me faut franchir, tout cela un peu comme dans le livre d’Alfred Kubin, L’Autre Côté ; et je me presse, je cours presque, de plus en plus vite, rejoins enfin ma petite rue toujours aussi vieillotte et tranquille avec son jardin qui la borde et où chantent les oiseaux, un instant rasséréné, un court instant jusqu’à approcher la voiture où je vois des policiers déguisés en Robocop en train de fracasser les vitres et qui s’apprêtent à abattre Marie ... Je décide que c’est plus que je n’en peux supporter et je décide, je dis et répète ce mot à dessein car c’est le vrai, de me réveiller. Il est l’heure, il est temps.
Fin du cauchemar.
Les cauchemars n’ont plus rien à cacher, ils ne dissimulent plus rien, ils nous parlent pour ce qu’ils disent, presqu’avec effronterie et insolence, comme les immeubles baroques-postmodernes et caricaturaux de Doubaï. Ce constat me vient aussitôt. Symbolisme certes mais nul symbolisme hermétique, tout s’y retrouve, et celui qui fait ce cauchemar ne fait que restituer une réalité à peine transformée. Ce cauchemar que j’ai fait, tant d’autres pourraient le faire, ou plutôt je pourrais le faire au nom de tant d’autres. Il est devenu phénomène collectif, je le fais au nom de toute une communauté de résistants et de révoltés, au nom de tous mes semblables, même au nom des crétins soumis et zombies-enchaînés au Système qui jurent être libres dans la modernité. Voilà une nouveauté : le cauchemar reflète le réel cosmique que nous vivons sans autre artifice.
Le cauchemar désormais, c’est le monde que nous vivons avec quelques traits personnels parce qu’il le faut bien, directement rendu par l’inconscient qui intervient comme s’il était une conscience parfaitement assurée. Le cauchemar, “ce n’est pas les autres”, c’est l'ensemble qui malgré vous vous englobe, c’est le Grand Tout catastrophique ; le cauchemar, c’est la déstructuration sociale, sociétale, architecturale, déconstruction de la famille, des souvenirs, des gens, de la ville, de la lumière, du monde lui-même répandu en un cosmos pulvérisé. Le cauchemar ne rend plus compte de celui qui le fait mais du monde tel qu’il est devenu et de l’époque telle que le monde l’a faite. Il est devenu le symptôme courant d’une psychologie collective face à une crise qui la menace des pires destinées si elle ne décide pas de se réveiller.
Le cauchemar n’a plus besoin de psychanalyste.
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