Le choix de Ségolène

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Le choix de Ségolène


21 novembre 2006 — Le premier pas en avant de la candidate Ségolène Royal est intéressant. Il porte sur l’Europe (relayé par le Daily Telegraph du 21 novembre, que nous signale un lecteur dans notre Forum, au 20 novembre 2006, avec reproduction du texte de l’article auquel on se reportera). Il nous indique une direction française naturelle, qui devrait s’imposer au centre de la campagne présidentielle, en même temps que d’autres thèmes de politique extérieure.

Il est curieux, ou bien révélateur de la tendance à faire des apparences le fond des choses, que les Britanniques aient d’abord accueilli Royal avec chaleur, comme une admiratrice de Tony Blair, une “Tony Blair à la française”. Pour la méthode médiatique, peut-être ; pour l’orientation politique, c’est une autre affaire. Les grandes lignes de la politique européenne de Ségolène Royal telles qu’exposées dans l’article sont claires et s’inscrivent directement contre la politique extérieure blairiste :

• Une Europe politique indépendante réduite d’abord aux pays qui acceptent ce projet. Les quatre pays déjà nommés sont cités : Allemagne, Espagne, France, Italie. C’est la formule du “noyau dur” dans toutes ses conditions et ses conséquences.

• Cette Europe politique réduite au “noyau dur” est définie d’abord par le choix fondamental de politique extérieure, au travers du choix exigé de l’Angleterre : l’indépendance ou la vassalité américaniste. (Le reste va avec : une Europe renforcée, protectionniste à l’instar des USA, etc.)

Les déclarations faites au Telegraph viennent du député Gilles Savary, porte-parole de Ségolène pour la politique extérieure. Elles ont la marque d’une orientation fondamentale d’un programme électoral conçu comme une politique cohérente, appuyée sur l’exigence d’un nouveau traité européen proposant une orientation souveraine, radicalement différente de celle qui est suivie aujourd’hui. C’est du super-Chirac (le Chirac non-dit, lorsqu’il se débarrasse de la gangue du conformisme), revu à la sauce gaullienne originelle et accordé aux conceptions souverainistes.

«Britain would be asked to sign up to the new treaty, but if it rejected calls for increased protectionism, an EU foreign minister, convergence on tax rates and moves to create a European army, then France and her allies would agree a treaty among themselves, [Savary] said.

(…)

»Nicolas Sarkozy, the centre-Right favourite for the presidency, recently set out his own plans for reviving Europe after the failed constitution, involving a “mini-treaty”, extracting elements from the defunct text. Miss Royal, who has no foreign policy experience and has only ever held junior ministerial posts, will seek the immediate support of Angela Merkel, the German chancellor, for her plans, and believes Spain and Italy can also be signed up.

»Although Miss Royal “does not want a two-speed Europe,” Mr Savary said, he admitted her plans could lead to a “quartet” of nations leading the way, with others scrambling to catch up. He complained that Britain currently led an “ultra-Atlanticist” bloc within the EU.

»“Great Britain is absolutely indispensable to the European Union. It is great nation, a global power. But the question the English have to answer is – do the English consider the English Channel to be wider than the Atlantic? We on the continent have the right to deplore the fact that Great Britain appears to consider the Channel is wider,” he said.

»Miss Royal was confident that “Europe can be relaunched with Germany, Italy and Spain. It is perfectly possible to have treaties within the treaty, among four nations,” he said. “If other nations want to sign up, that's good. But we cannot have a Europe where one part goes to war in Iraq, another part does not, and we all end up paying the bill.”

»He demanded efforts to integrate foreign policy and cast that struggle in searingly anti-American tones. Mr Savary said: “The question that needs to be asked is – do we want to be vassals of the United States, do we want to be a 51st state?”»

Est-ce une “voie royale” vers l’élection?

Il est intéressant de noter que Royal et son équipe ont choisi :

• L’Europe comme premier acte de “déclaration de programme” de la campagne électorale de la candidate socialiste.

• L’Europe prise dans son acceptation la plus politique et la plus volontariste, c’est-à-dire l’Europe considérée comme un thème de politique extérieure fondamental impliquant une affirmation souveraine.

• Un journal britannique pour relayer ce premier acte de la campagne, élargissant par là le débat européen vers ses choix fondamentaux au travers du choix demandé à l’Angleterre : une Europe politique, indépendante (essentiellement des USA), si nécessaire réduite à des acteurs actifs, comme choix fondamental et nécessaire ; et c’est, implicitement, cette Europe-là ou rien.

L’approche est intéressante parce qu’elle élève le débat, l’élargit et transcende en un coup les frontières politiques. Avec ce projet européen, Royal, appuyée sur son électorat socialiste, lance un appel à l’électorat souverainiste français (de gauche comme de droite, de Chevénement à de Villiers et dépassant largement les rassemblements des deux hommes) tout en satisfaisant une partie des revendications des “altermondialistes”. Elle dénonce aussitôt, de façon implicite mais assurée, la grande faiblesse (ou l’incertitude) du programme de Sarkozy et de la droite libérale : l’Europe libérale de Sarkozy peut-elle être également politique et souveraine? (Critique valable si Sarkozy confirme son choix libéral, alors qu’il a tendance à évoluer ces derniers temps. Mais la prise de position très rapide de Ségolène tend à l’enfermer dans ce choix par antagonisme électoral, ce qui est d’une bonne habileté.) Enfin, cette approche tend à poursuivre le 29 mai 2005 en allant au-devant du vœu implicite des partisans du “non” (adversaires de la forme actuelle de l’Europe plus que de l’Europe per se.)

Stratégiquement, le choix se justifie. Il est évidemment radical sur un point fondamental de politique extérieure qui entraîne tout le reste, créant une cohérence bienvenue. (Une telle Europe ne peut être qu’anti-américaniste dans toutes les manifestations essentielles des relations internationales aujourd’hui ; elle a la vertu de l’affirmation européenne forte, par conséquent pose l’Europe comme acteur fondamental de la vie internationale, nécessairement contre la politique américaniste ; elle pose l’Europe comme adversaire de la déstructuration de la globalisation, par conséquent comme pôle de rassemblement contre la politique américaniste. C’est la définition de l’“Europe-puissance”.)

Tactiquement, le choix de Royal et de son équipe est également justifié. On peut même dire qu’il s’agit, le jeu de mots est tentant, d’une “voie royale” vers une possible élection et le seul choix possible pour une campagne de rupture débarrassant la candidate socialiste de sa “gangue médiatique” (candidate peu sérieuse, inexpérimentée, etc.) qui est son principal handicap.

• Ce choix tend à faire monter les enchères de l’élection vers un paroxysme, à maintenir la mobilisation de l’électorat (socialiste et bien au-delà des socialistes, vers les souverainistes de droite et de gauche, vers les “altermondialistes”) sur le thème de l’identité européenne protégeant l’identité française. On retrouve le tempo du référendum de mai 2005.

• Il tend à contenir la montée aux extrêmes (Le Pen) en mobilisant l’électorat (droite et gauche) sur le seul thème capable de combattre l’effet mobilisateur extrémiste des thèmes “sécuritaires” et autres.

• Il tend à susciter la mise à nu des contradictions (entre volontarisme et libéralisme) de son probable adversaire principal.

D’une certaine façon, ces choix radicaux rendent plus probable le schéma envisagé actuellement (Royal versus Sarkozy) parce qu’ils renforcent radicalement la substance de la candidature Royal. Si ces conditions de départ prévues (Royal versus Sarkozy) sont réalisées au deuxième tour et les choix radicaux de Ségolène Royal confirmés, on pourrait se retrouver avec une situation inédite, rappelant celle de 1995 et de la complicité Mitterrand-Chirac. Chirac pourrait se découvrir plutôt favorable à Royal, par choix politique autant que par hostilité fondamentale à Sarkozy. On pourrait même imaginer que Chirac “aide” objectivement Ségolène contre Sarko en mettant en place, dans les six mois qui viennent, les premiers éléments de la politique de la candidate socialiste. (Encore un peu d’audace et de haine anti-sarkozyste et l’on peut aller jusqu’à l’hypothèse d’événements de rupture, de surprises inédites, comme une proclamation chiraquienne au terme de la campagne dans le sens des propositions européennes de Ségolène, “au nom de l’intérêt national et de l’intérêt européen”. C’est l’hypothèse de la rupture sarkozyste retournée contre Sarkozy.)

Si cette “voie royale” est poursuivie loyalement et fidèlement, si les obstacles et les pressions en sens inverse ne l’emportent pas (le “parti de l’étranger” est puissant en France), si le débat français se fixe sur la question européenne et la politique extérieure qui en découle, — et il faut mesurer le poids restrictif des “si” — on peut aller à un bouleversement intérieur français impliquant une recomposition de la droite (avec l’opposition implicite entre libéraux et souverainistes mise à jour), enchaînant sur un bouleversement européen. Mai 2007 deviendrait une vraie rupture et cette rupture serait la digne continuatrice et l’accomplissement de la première rupture de mai 2005.

(Mais c’est un tout ou rien, à notre sens. Si, au contraire, Royal abandonne cette voie radicale et compromet cette annonce de départ dans des concessions, voire des changements importants d’orientation, sa candidature risque de voler en éclats. C’est l’enjeu des candidatures inédites. Pour se justifier d’exister, elles doivent nécessairement être radicales et affirmer avec fermeté cette radicalité jusqu’à imposer leur propre continuité. Il faut du souffle.)