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1300Pour l’américanisme, le civil de la nation ennemie est-il un ennemi ? — La question de l’individualisme
Les considérables pertes civiles causées par le conflit irakien — le chiffre de 655.000 morts depuis 2003 est désormais assuré d’être une référence — conduisent à s’interroger sur la question des pertes civiles causées par la guerre dans l’esprit américaniste. Ces 655.000 victimes ne sont pas à mettre sous la seule responsabilité de l’action américaniste mais elles indiquent bien la tendance des conflits déclenchés par les USA aujourd’hui, et inspirés par leurs méthodes sans aucun doute ; elles l’indiquent d’autant plus lorsqu’on compare ces pertes civiles aux pertes militaires US en Irak de près de 3.000 morts depuis 2003.
(Le terrorisme et la guérilla, qui sont également impliqués dans ces conflits, frappent également les civils, ce qui alourdit évidemment les pertes. Mais leurs intentions sont différentes. Nous analysons ici une attitude américaniste éventuelle, débarrassée de toute contrainte technique et opérationnelle à l’égard du problème considéré.)
On sait par ailleurs que l’action sur (et non “contre”) les civils joue un rôle important dans les plans stratégiques US. L’idée est à la base de la violence des offensives aériennes que privilégient les Américains, selon une doctrine qui vise autant les psychologies que les objectifs matériels.
On cite ici le journaliste du New Yorker Seymour Hersh, dont nous signalions la déclaration dans un récent (15 août) ‘Bloc-Notes’ (Hersh parle des Israéliens mais, en l’occurrence, nous considérons les Israéliens comme totalement “américanisés” dans leur façon de faire la guerre) :
« Il y avait un autre élément, et vous l'avez mentionné dans votre introduction et également dans votre reportage. Une des choses qui m'a tout de suite frappé, dès que j'ai vu comment Israël bombardait, et mon instinct m'a dit qu'il y avait quelque chose là-dedans, parce que dans l'un des plans de l’USAF que je connaissais mais sur lequel je n'ai pas écrit, l’une des options de l’USAF pour éliminer l’Iran a été, bien sûr, la doctrine ‘Schock & Awe’, un bombardement massif, massif, bien au-delà de toutes les installations nucléaires. Allez frapper durement le pays pendant 36 heures, conduisez les gens dans des bunkers souterrains. Ne ciblez pas nécessairement les civils, mais frappez leurs infrastructures, frappez les routes, frappez les centrales électriques, frappez les installations d’approvisionnement en eau.
» Alors, quand ils sortent de leurs bunkers après 36 heures, ils regardent autour d'eux. Dans la vision néo-conservatrice américaine, ils allaient se dire : “Oh, mon Dieu, ce sont les mollahs qui nous ont fait ça, les mollahs religieux qui dirigent le pays. Nous allons les renverser et installer un gouvernement laïc”. C’était la réflexion de l’année dernière. C'est la réflexion menée l'année dernière au sein de certains éléments du Pentagone, du côté civil, ainsi que dans l’équipe Cheney. »
Dans la description que fait Hersh, le civil n’est pas considéré comme un “ennemi” mais comme un “individu dans l’erreur” (volontairement ou pas, peu importe) qu’il s’agit de “convaincre”, par le choc de la violence, de rectifier son erreur. On peut penser qu’il s’agit d’une nuance et rien d’autre.
Dans la conception implicite de l’américanisme, l’“ennemi” est un “individu dans l’erreur” puisqu’il n’est pas américanisé. Le sort qui lui est réservé dépend de la fortune des armes, et aussi de leur sophistication. Aujourd’hui, on est incliné à prétendre le convaincre de son erreur sans avoir à le tuer puisqu’on dispose en principe d’armes suffisamment précises pour lui faire subir une violence qui le convaincra, sans devoir le tuer — tout cela en théorie, selon la précision sophistiquée des armes. (Il est évident, pour la suite, qu’ayant renversé le pouvoir usurpateur, l’individu ainsi “converti” en installera un autre dont la mission sera de coordonner l’américanisation générale — la sienne propre et celle de son cadre de vie.)
L’idée n’est donc pas du tout différente de celle qui présidait aux bombardements stratégiques de la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’on en confie l’exposé à celui qui fut l’architecte de cette sorte d’action militaire. Il s’agit du général Curtiss LeMay.
Dans son House of War, James Carroll cite LeMay, déclarant (d’après Sherry, The Rise of American Air Power) à propos des campagnes de bombardement stratégique — au Japon dans ce cas mais il est évident que chaque cible fait l’affaire :
«Nous avions l'intention de rechercher et de détruire l'ennemui où qu'il ou qu'elle se trouve dans le plus grand nombre possible, dans le temps le plus court possible. Pour nous, il n'y avait pas de civils au Japon, mais que des ennemis qu'il fallait détruire jusqu'au dernier.. .»
Ou, dit en d’autres termes : le “civil” n’est pas moins un “ennemi” que le soldat. Là encore, on nuancera le mot “ennemi” en fonction de ce qui a été dit plus haut : “celui qui est en attente d’être américanisé”. Avec LeMay, pas de chance — “l’ennemi” était en général tué avant d’être américanisé. (A moins que — hypothèse gratuite — le tuer revient à l’américaniser ?)
Pourquoi l’individu civil est-il englobé sans restriction dans la vindicte guerrière de l’Amérique? La durée et la constance de cette perception nous assurent qu’il y a bien autre chose que les sentiments nés des excès de tel ou tel conflit.
(Même le conflit central de l’histoire américaniste a montré cette même vindicte : la destruction du Sud par le Nord dans la dernière partie de la Guerre de Sécession impliquait expressément, selon les ordres de Lincoln et de Grant à leurs généraux, une attaque directe contre les civils sudistes. Il y a toujours eu des pertes civiles dans les conflits, par vengeance, colère, volonté d’élimination systématique, etc. Dans le cas de Lincoln-Grant, comme en témoignent leurs consignes, il y a une consigne systématique qui ne comporte aucune vindicte mais un projet constructif : détruire une culture pour permettre une nouvelle culture qui sera américaniste. Une “creative destruction” avant l’heure. Peut-on rapprocher cette consigne du “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens” de Simon de Montfort ? Peut-être, sauf que Montfort parlait en fonction de l’accession au Royaume de Dieu et que dans le cadre de cette logique la mort n’est pas vraiment destructrice.)
On propose l’hypothèse qu’il existe dans cette démarche une logique répondant à la psychologie américaniste et aux conceptions qu’elle engendre — une sorte de “raison américaniste” si l’on veut, née d’une psychologie complètement spécifique. Nous proposons une explication dans la notion fondamentale d’individualisme qui caractérise le système ; une notion si radicale, si extrême que nous aurions tendance à l’habiller d’un atour idéologique en la qualifiant de “fondamentalisme individualiste”.
L’individualisme américain est une notion identifiable non par rapport à l’individu seul, sa culture, sa psychologie, etc., — comme cela est fait d’habitude — mais en fonction essentiellement des rapports ou/et des liens entre l’individu et les structures où il vit, et notamment la structure soi-disant politique du gouvernement. L’individu est déclaré entièrement responsable dans la mesure contraire où le gouvernement et les autres structures où il évolue n’existent qu’au regard de son attribution et sa fonction, et n’ont aucune existence substantielle.
Cette idée s’appuie sur l’absence complète, dans l’esprit américaniste conformé par sa psychologie, de l’idée du bien public, de la fonction régalienne, de la transcendance qui caractériserait une nation dans sa définition historique, qui donneraient aux représentations de l’autorité, par la légitimité représentant la souveraineté de l’ensemble, une capacité de transcender une vocation collective qui serait en substance différente (et sans doute supérieure) de l’addition des vocations des individus formant la collectivité. L’idée américaniste est que la “nation” n’a pas de substance, d’être propre.
Cette responsabilité exclusive et fondamentale de l’individu s’entend d’abord dans son rôle dans le cadre du respect des termes du contrat qui le lie aux structures où il évolue. Le conformisme américaniste a un aspect utilitariste complètement fondamental : tout le monde a intérêt à ce que le système subsiste dans sa forme. Tout le monde agit dans ce sens. Les plus riches sont capables de donner une partie de leurs avoirs pour susciter des organisations collectives (fondations) qui formeront des individus pour devenir des “cadres” du système. La fameuse charité américaine est la fonction de l’individu substituant, dans les états de crise, aux fonctions régaliennes de protection des citoyens qui n’existent pas aux USA une fonction d’aide temporaire à l’individu démuni pour l’aider à redevenir un individu conforme à l’américanisme.
Cette position de responsabilité individuelle contractuelle confirme par ailleurs la tradition protestante comme son extension moderniste élargie aux domaines divers de la vie publique. Elle se nourrit à cette tradition et la nourrit en retour (le “contrat” est rempli, là aussi). On retrouve dans la démarche décrite ici le rejet protestant de toute autorité et de toute hiérarchie par où transiteraient les rapports de l’individu-croyant avec Dieu. Dans ce cas également, la responsabilité individuelle est entière.
Poussant cette logique, on est conduit à constater qu’il n’y a pas de “citoyen d’une nation” pour l’américaniste. Il n’y a pas de citoyens ou/et de patriotes en tant qu’individus transformés par l’appartenance à une nation, qui sont ce qu’ils sont devenus, notamment mais puissamment, parce que leur psychologie les attache à la nation préexistante à eux, du point de vue spirituel, par transcendance. Ils ne sauraient être parties d’un Grand Tout terrestre (la nation au sens régalien) qui aurait une existence spirituelle propre. Il n’y a que des individus, dont chacun d’eux est unique par lui-même. Ces individus acceptent par contrat de se regrouper en une nation. Ils sont créateurs de la nation, laquelle n’est faite que de l’addition des individus et n’est rien sans eux.
La conception que chaque individu est totalement responsable se retrouve fortement et naturellement au travers de ces constats. Les individus assument également les engagements de la partie à laquelle ils sont contractuellement rattachés, la nation en l’occurrence. (Le système américaniste ne peut être à cet égard que démocratique, d’un point de vue technique plus que vertueux.)
L’américaniste projette cette idée chez l’“autre” (le soi-disant et pas pour longtemps non-américaniste) parce qu’il est incapable d’en concevoir une autre (principalement l’idée du citoyen comme partie d’un tout transcendé) ; parce que les conditions de formation de l’Amérique sont exceptionnelles et assurent que le contrat signé est lui-même exceptionnel et le seul désirable et acceptable.
L’américaniste déduit de ces conceptions :
• que le civil d’une autre nation qui s’est révélée être une ennemie (toutes le sont potentiellement puisque l’Amérique est le seul contrat “désirable et acceptable”) est autant ennemi que le contractant principal, et contractant exclusif de la guerre, sa nation. L’américaniste ne fait pas de différence entre la nation et ses outils de guerre (le gouvernement, l’armée, l’armement) d’une part, et les citoyens civils qui sont d’habitude considérés comme en dehors des fatalités de la guerre d'autre part ;
• que ce civil est d’autant plus responsable et donc justement soumis aux pressions de l’américaniste qu’il est manifeste qu’il ne peut désirer longtemps rester dans un contrat si peu intéressant par rapport à celui que lui offre l’américanisation ;
• que le sort du civil devra donc être d’accepter l’américanisation avec empressement ou de subir le sort de la nation “ennemie” (quand elle s’est révélée telle) ;
• que la guerre contre une nation “ennemie” devra être dans un premier temps l’élimination maximale, avec tous les moyens de la puissance aveugle, de tout ce qui fait partie de cet “ennemi”, et, dans un deuxième temps, la soumission éducatrice et vertueuse à un processus d’américanisation de ce qui aura échappé à la destruction.
Pour autant, il n’y a pas nécessairement de “responsabilité collective”, comme certains forment l’accusation de “responsabilité collective” dans le cas de l’Holocauste des juifs, à l’encontre du peuple allemand. Dans la perception US, l’individu est responsable de tout ce qui est fait au nom de sa communauté mais cette communauté qui n’a pas d’être propre n’est pas capable de produire un phénomène collectif et, par conséquent, une “responsabilité collective”.
Une fois la communauté punie au maximum et soumise sans condition (cette rengaine de la “capitulation sans conditions” qui caractérise toutes les guerres américanistes), vient le temps de la rédemption, qui n’est rien d’autre que l’américanisation. C’est la raison du retournement extraordinaire des Américains vis-à-vis des Allemands. Avant la victoire, ils envisageaient les pires châtiments (le “plan Morgenthau” de transformation de l’Allemagne en un pays uniquement agricole, avec liquidation de toute son industrie qui aurait entraîné des millions de morts par famine). Aussitôt après la victoire, l’américanisation commença (y compris chez nombre de fonctionnaires nazis), qui pouvait s’appeler aussi bien “dénazification” que “démocratisation”. L’Allemagne fut transformée en alliée-vassale la plus sûre de l’Amérique en Europe.
Dans ce nouveau contexte, on n’accorda guère de crédit à l’accusation de “responsabilité collective” contre les Allemands. Cette accusation fut reprise plus tard par intermittence, lorsque l’Allemagne, redevenue puissante, s’avéra un concurrent économique, voire politique (Schröder sur l’Irak). En un sens, tout parut alors avoir évolué comme si l’Allemagne s’était émancipée en partie de l’américanisation initiale, qu’elle l’avait trahie, au moins en partie.
Il va de soi que tout cela implique une mise en cause radicale du concept de “nation”. Il faut songer à écarter pour définir l’Amérique le mot “nation” selon la désignation classique qu’en donnent les Français au profit d’un autre mot tel que “pays”, — ou“nation par contrat”.
Cette idée, autant que celle de l’individu seul responsable, explique l’inéluctable antagonisme entre Amérique et France, la France représentant l’archétype de la nation (la “Grande nation” disent les Allemands avec une ironie furieuse) qui appuie l’idée d’un destin collectif sur la transcendance.
Dans ce contexte, on comprend que l’individualisme apparaît comme une notion centrale de l’américanisme. Cette notion explique, dans la logique qu’elle implique, l’absence de différence entre civils et militaires chez l’ennemi. Elle explique le comportement américaniste vis-à-vis des civils, qui ne varie dans l’Histoire qu’au fil des capacités technologiques. Les conceptions de LeMay sont nuancées aujourd’hui par l’affirmation que la technologie (précision des armes) permet de soumettre les civils à des pressions décisives sans devoir nécessairement les tuer — ce qui n’est pas contradictoire puisque le but est d’américaniser et non de tuer.
Bien entendu, on connaît les limites de cette théorie, à la mesure des illusions qu’on se fait concernant les armes de haute précision. La sophistication et la technologie étant ce qu'elles sont, la tentative d’américanisation continue à aboutir souvent à tuer. Dans tous les cas, c’est toujours la même conception fondamentale : les civils sont d’abord des individus, au même titre que les soldats, et ont, durant le conflit inévitable et nécessaire, une part égale de responsabilité individuelle dans l’action ou la posture hostiles contre l’américanisme.