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3627J’ai vécu en Amérique du sud six ans, de 2003 à 2009, voyageant et explorant – mais aussi séjournant, à La Paz, Arequipa, Mendoza, Olinda. Ce furent les plus belles années de ma vie. Je vivais une époque très heureuse de ce contient continuellement martyrisé par le gringo (celui qui parle grec, littéralement) et le triomphe indigène et socialiste accompagnait une généreuse liberté et une belle prospérité. La Bolivie fut formidablement heureuse sous Evo et regrettera de ne pas l’avoir mieux défendu. Oh servitude volontaire…
Dans le recueil de contes que je publiais en 2009 (Ed. Michel de Maule, mais les contes se lisent çà et là sur le réseau), j’insérai cette vision apocalyptique, le nazisme (fût-ce à la sauce sociétale) et le libéralisme ayant toujours fait là-bas bon ménage.
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J’avais entendu parler du commando Bariloche bien avant que ses funestes exploits fussent connus du public ou même des professionnels de l’information. Moi-même ai sans doute quelque part de responsabilité dans leur avènement pour ne pas avoir su mesurer leur degré de nuisance, et pour n’avoir pas averti les autorités compétentes. Il est vrai qu’elles-mêmes ont su, ont vu venir, et laissé faire. Il me reste à laisser ce maigre témoignage, à l’heure où les plans presque cosmiques de ces trois garnements sont prêts de se réaliser, au nez et à la barbe d’un monde débordé par ses folies matérielles et sa servitude volontaire.
Les trois compères du commando s’étaient connus à Bariloche, près de San Carlos dans un collège privé réservé aux enfants de militaires et de puissants patrons. Sous couvert de catholicisme, on y professait des croyances païennes et des vertus guerrières germaniques. La mère d’Osvaldo était d’origine chilienne, et son grand-oncle d’origine allemande avait navigué le long des fjords avec le jeune Canaris. Les parents d’Augusto avaient abrité leur famille autrichienne au lendemain de la défaite de 1945 ; nul ne savait comment ils étaient arrivés jusque-là. Certains témoins évoquaient les fameux sous-marins de la péninsule de Valdez, venus du Nord du monde comme d’une autre planète, comme pour redécouvrir notre continent dépeuplé. Quant à Maurizio, il garda jusqu’à une date très récente de très nombreux contacts avec l’Italie qui lui permirent de se livrer à ses si lucratives activités. Plusieurs membres de sa famille exercèrent de hautes fonctions avant et après la guerre, dans le cadre des loges qui se sont partagé le destin de cet étrange pays.
Tout était réuni pour que ces trois héritiers de grandes fortunes féodales accomplissent de grands exploits. Dès leur plus jeune âge, ils se distinguèrent par leur intelligence, leur force et leur courage. Ils dominaient les autres sans effort, quand ils ne les maltraitaient pas. Ils voyaient les vains efforts du vieux continent pour se sortir de l’ornière et du crépuscule historique, et ils le dédaignèrent. Je crois qu’ils méprisaient l’Europe, sauf ce qui venait des Alpes, alémaniques pour l’essentiel. Ils rêvaient d’un nouvel empire de conquistadores, et en même temps, dans leur mépris foncier du gringo, ils se voyaient aussi reconstructeurs de l’empire inca, une fois que le Tahuantinsuyo se serait débarrassé des inconvenants étrangers.
Un jour pourtant, leur destinée bascula inexplicablement. Ils se perdirent au cours d’un trekking en haute montagne, et on ne les retrouva qu’au bout de trois jours d’intenses recherches. Ils avaient changé; ils avaient souffert, maigri, ils regardaient le monde d’un air amer et ironique. Ils avaient bravé de terribles dangers, dont ils ne parlèrent pas. Certains pensent qu’ils avaient trouvé un trésor au fond d’un lac : on savait la richesse de leur famille, mais leur puissance et leur prodigalité crût beaucoup depuis ce temps. D’autres disent qu’ils s’étaient perdus après le refuge Otto et avaient connu le bunker, un lieu mystérieux et dément où de terribles secrets leur avaient été confiés. Mais d’eux nous ne sûmes rien. C’est après cette escapade que leur comportement devint différent : ils :étaient brutaux, ils défiaient les autorités, ils refusaient d’assister aux offices. Ils se voulaient par-delà le bien et le mal, créateurs de mondes et d’empires nouveaux. Inquiets, leurs parents les envoyèrent dans le nord. Osvaldo fut même envoyé au Brésil. C’est là qu’il accomplit le premier de leurs grands exploits.
J’avais perdu leur trace. Au cours d’une attaque de bus dans l’état du Paranà, près de Curitiba, trois malandrins entrèrent dans le véhicule et commencèrent à dérober leurs possessions aux passagers. Les trois furent tués par Osvaldo, sans que l’on pût savoir si lui-même était armé ou s’il avait pu arracher son arme à l’un des nocifs idiots. Toujours est-il qu’il les exécuta et les acheva froidement de plusieurs balles dans la nuque. La police ne l’arrêta pas, les passagers et l’opinion le fêtèrent comme un héros.
— S’il y avait plus d’hommes comme lui dans le continent, disait-on, nous serions vite débarrassés de tous nos maux. Pendant ce temps Maurizio et Augusto étudiaient et séjournaient à Corrientes, où ils s’amusaient à attaquer et piller de riches villas. On dit même qu’ils revendaient au Paraguay des limousines volées dans cette province aussi renommée pour ses filles. Mais les autorités ne les menaçaient guère : l’un était d’une famille de militaires, l’autre de juges, alors… mais toujours ils exerçaient ce talent étrange d’aller défier une autorité supérieure ; et de la même manière ils maintenaient une grande activité physique qui les faisait resplendir dans la presse des sports de l’extrême. Ils pratiquaient déjà couramment quatre langues.
On décida de les envoyer en Europe, estimant que la vieille civilisation-continent pourrait tempérer leur ardeur latine. Ce fut l’inverse qui se produisit. Ils arrivèrent en pleine déliquescence du communisme, au moment où ce petit cap qui se targue de discipline et de modération livrait des peuples entiers aux trafics de toutes sortes. Leur audace, leur brutalité, leurs dons des langues et je ne sais quelle grâce leur assura un grand succès. Ils revinrent d’Europe avec trois épouses superbes venues de l’est, des diplômes et plus d’argent. Ils étaient pour prendre le pouvoir à leurs parents. C’est ici qu’une autre fois leur histoire se brouille.
Je les imaginais avocats d’affaires ou riches entrepreneurs, profitant du mercosur 1 naissant et de leur savoirfaire. Mais ils disparurent encore, au cours cette fois d’une navigation dans les Caraïbes. Les prometteurs affairistes étaient promis à un avenir plus brillant encore d’aventuriers du poker géostratégique qui se produit en ces temps de la Fin. Un de nos maîtres avait célébré des théories venues d’Europe, de Haushofer à Parvulesco et un autre maître dont j’ai oublié le nom. C’est Patricio Ravarino, un de mes anciens camarades de classe, qui me révéla les dessous de l’affaire des années plus tard, dans le café Ewers, à Rio de Janeiro. Avec le mystère qui seyait à leur vocation, les trois Tigres, comme ils s’étaient eux-mêmes baptisés, avaient été enlevés près des îles Cayman. Là, ils avaient contacté des puissances, ils s’étaient instruits aux forces noires de la finance, destinée plus qu’aucun monstre de la terre, à détruire ce pauvre monde. Et on leur avait demandé – un certain Melqart, je crois, mais est-ce un nom si utile – de participer à un projet continental nommé Erinnya. Notre commando – que je peux maintenant nommer le commando Bariloche – était invité, avec l’appui d’une branche encore plus secrète des services secrets américains à répandre la peur, dans le but de désorganiser les états et de diviser les esprits. Mais Ravarino m’ajouta que le projet avait une autre facette, plus secrète et plus monstrueuse peut-être et désignée du nom de code Mitmac.
C’est là que j’arrive à ce dont je doute moi-même: des hommes riches et puissants, craints et célébrés se lancent dans la pire des aventures, aux confins de théories impériales : celle du déplacement inca de population (le mitmac, précisément), et celle bien sûr de l’espace vital hérité de leurs sombres ancêtres. Voyant le développement économique venir, la concentration des populations qui facilite leur exploitation, voyant surtout la crise climatique venir, ils se mirent à déclencher ici des attentats, là des épidémies (c’est du moins ce que j’en ai déduit), et à acheter de la terre. Leur fortune terrienne, leur fortune féodale, leur fortune foncière fut leur plus grand objectif. Il fallait vider le continent ou du moins une de ses grandes portions, pour établir un embryon d’empire destiné, le moment venu, à remplacer un vieux monde.
La crise financière arriva, qui précipita la redistribution des terres et de la richesse dans maints pays. Eux qui avaient initié à l’art de la spéculation dans ces îles flibustiers y furent tout à leur avantage. Se peut-il même qu’ils aient accéléré certains processus ? Dans ce monde dominé par la main invisible, on sait que la main se cache surtout. La décennie suivante, qui décida du sort du monde, avec ses attentats extraordinaires et si mal expliqués, ses guerres incertaines, ses croissances folles et son abêtissement veule, les vit croître en richesse et sans doute en folie. Osvaldo devient un le directeur administratif d’un laboratoire pharmaceutique spécialisé dans la recherche des virus et des épidémies. Ils restaient des sportifs consommés, et je sus qu’ils pratiquaient l’alpinisme et l’aviation, sur de vieux appareils de la guerre qu’eux n’avaient pas oubliés. La providence leur donna même une descendance de patriarches. Les Tigres semblaient rassasiés. Ils se constituaient même des zoos privés, mieux des réserves comme s’ils avaient pensé qu’il valait mieux sauver des animaux que des humains. Mais toujours demeurait en eux cette nostalgie de l’empire inca, puisqu’on ne les surprit jamais maltraitant les tribus d’Indiens qui traversaient leurs terres sans le savoir.
J’avais atteint un haut poste dans un grand journal de Buenos Aires. Je dépêchai quelques journalistes enquêter sur leur puissance ; plusieurs n’en revinrent pas. Je fus moi-même averti, non sans humour (n’étais-je pas un condisciple après tout ?), et j’en restai là. Et puis se produisit l’incroyable, cette chaîne de catastrophes climatiques insensées ces épidémies à répétition, cet affolement des marchés financiers puis de sociétés tout entières, l’humanité ayant compris un peu tard, et confusément, qu’elle allait à sa fin. Et c’est là que le commando Bariloche déclencha son offensive terminale : en quelques semaines, ils chassèrent avec leur aviation et leurs milices privées les riches propriétaires européens et américains qui les avaient défiés sur leurs terres patagoniques, magellaniques comme nous disions à l’école. On retrouvait des familles massacrées, des estancias incendiées qu’ils rachetaient ou occupaient. Le monde avait trop à faire par ailleurs, avec les différentes opérations de diversion que menaient certaines puissances de par le monde, pour s’opposer à leurs menées. Et l’on vit en quelques mois où était la vraie puissance, et que la quatrième guerre mondiale se mènerait à coups de terres et de matières premières, à la recherche de l’eau et du bois, de la forêt et des espaces.
Nos gouvernements ruinés par leurs dettes et des monnaies avilies, et des armées de pacotille, ne pouvaient résister à cet assaut ultime des forces du désordre. Il leur était facile d’acheter ou d’éliminer un adversaire, un opposant: n’en étais-je pas moi-même un vibrant témoin?
J’ignore où les mènera leur folle puissance. Ils s’étaient sentis, à l’invitation de ce mystérieux professeur d’histoire de notre vieille école, venu avant la guerre d’Allemagne, le grand devoir de dépeupler. Et le projet Mitmac qu’ils menaient à bien en terrorisant les rares landlords qui s’étaient crus un temps maîtres de nos terres, révélait ses terribles desseins. Je reste moi-même sur ma faim, n’ayant que des échos de leur formidable aventure: ces trois monstres que j’avais côtoyés sans les connaître se révélaient les maîtres du nouveau cycle à venir, qui verrait une humanité réduite et choisie, par l’argent et par les laboratoires, les services secrets et les noyaux durs des armées, renaître des cendres de notre civilisation décatie. À l’heure où je prends tard la parole, et où un mal mystérieux me ronge, comme il ronge tant de gens innocents, je ne peux me retenir de sourire en pensant que les trois Tigres seront les divinités fondatrices ou les héros civilisateurs du prochain monde. Et je regrette presque de n’avoir fait partie de l’épopée du commando Bariloche.
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