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2382• L’extrait est en fait un article paru dans Le Figaro en février 1945. Pour un accès plus récent, le texte a été repris dans Situations, III, Gallimard, Paris 1976.
• L’auteur, Jean-Paul Sartre, philosophe français, auteur dramatique, chroniqueur et activiste politique. Sartre s’est beaucoup intéressé à l’Amérique et a été, notamment après la guerre, l’un des moteurs de l’anti-américanisme de gauche en France, avec Simone de Beauvoir, Claude Roy, etc.
• Les circonstances de ce texte, d’abord paru sous forme d’article, renvoient à un voyage que Sartre vient d’effectuer aux USA à la fin de 1944. Il rapporte des impressions de voyageur, plutôt du pris-sur-le-vif avec les réflexions que cela suscite, qu’une réflexion théorique.
• La situation de cet extrait permet d’aborder le problème du comportement individuel aux USA, de la façon dont il est à la fois conditionné et orienté. Sartre esquisse une observation remarquable : comment la société US établit des bornes infranchissables pour le comportement de la plupart des individus (conformisme), et comment, ensuite, à l’intérieur de l’espace social délimité par ces bornes, elle autorise la liberté du comportement (individualisme).
Comment parler sur 135 millions d'Américains? Il faudrait avoir vécu dix ans ici et nous y passerons six semaines. On nous dépose dans une ville où nous piquons quelques détails, hier Baltimore, aujourd'hui Knoxville, après-demain la Nouvelle-Orléans, et puis nous nous envolons, après avoir admiré la plus grande usine ou le plus grand pont ou le plus grand barrage du monde, la tête pleine de chiffres et de statistiques.
Nous aurons vu plus d'acier et d'aluminium que d'êtres humains. Mais peut-on parler sur l'acier? Quant aux « impressions », elles viennent quand elles veulent.
Les uns nous disent : « Tenez-vous-en aux faits ! »
Mais quels faits? La longueur en pieds de ce chantier de constructions navales ou le bleu électrique du chalumeau oxhydrique dans là lumière pâle de ce hangar ? Si je choisis, je décide déjà de ce qu'est l'Amérique.
Et les autres, au contraire : « Prenez du recul ! » Mais je me méfie de ces reculs qui sont déjà des généralisations. Je décide donc de livrer mes impressions et mes constructions personnelles, sous ma propre responsabilité. Cette Amérique peut-être que je la rêve. En tout cas, je serai honnête avec mon rêve : je l'exposerai tel que je le fais.
Et, aujourd'hui, je voudrais vous donner mon impression à propos de ces deux « slogans » contradictoires qui courent les rues de Paris : « L'Américain est conformiste » et « L'Américain est individualiste ».
J'avais entendu parler comme tout le monde du fameux « creuset » américain qui, à des températures de fusion diverses, transforme un Polonais, un Italien, un Finlandais en citoyens des États-Unis. Mais je ne savais pas très exactement ce que cela voulait dire.
Or j'ai rencontré un Européen en voie de fusion dès le lendemain de mon arrivée. On m'a présenté, dans le grand hall du Plaza, à un homme brun, de taille assez modeste, qui, comme tout le monde ici, parlait en nasillant un peu et sans qu'on vit bouger ses lèvres ni ses joues, qui riait de la bouche, mais non des yeux, par accès brusques, qui s'exprimait en bon français, mais avec un fort accent, en truffant ses discours de barbarismes et d'américanismes.
Comme je le félicitais de sa connaissance de notre langue, il me répondit avec étonnement : « Mais c'est que je suis français. » Il est né à Paris, n'habite l'Amérique que depuis quinze ans et, avant la guerre, retournait en France tous les six mois.Pourtant, l'Amérique le possède déjà jusqu'à moitié. Sa mère n'a jamais quitté Paris ; lorsqu'il parle de « Paname », avec un accent volontairement canaille, il ressemble beaucoup plus à un Yankee qui veut montrer sa connaissance de l'Europe qu'à un Français exilé qui se rappelle son pays. Il se croit obligé, par instant, de m'envoyer des clins d'œil coquins en me disant : « Ah ! Ah ! La Nouvelle-Orléans, belles femmes ! » Mais il obéit plutôt, ce faisant, à la représentation qu'on se fait du Français en Amérique qu'au désir de se créer une complicité avec un compatriote. « Belles femmes », et il rit, mais à froid, le puritanisme n'est pas loin, je me sens glacé.
J'avais l'impression d'assister à une métamorphose d'Ovide : le visage de cet homme est encore trop expressif, il a gardé ce mimétisme un peu agaçant de l'intelligence qui fait reconnaître partout une tête française. Mais bientôt il sera arbre ou rocher. Je me demandais avec curiosité quelles forces puissantes devaient entrer en jeu pour réaliser si sûrement et si rapidement ces désintégrations et ces intégrations.
Or ces forces sont douces et persuasives. Il suffit de se promener dans les rues, d'entrer dans un magasin, de tourner un bouton de radio pour les rencontrer, pour en sentir l'effet sur soi comme un souffle chaud.
En Amérique — du moins celle que je connais — vous n'êtes jamais seul dans la rue : les murs vous parlent. A droite, à. gauche, ce sont des affiches, des réclames lumineuses, d'immenses vitrines qui contiennent simplement un grand panneau avec un montage photographique ou des statistiques. Ici c'est une femme au visage bouleversé qui tend ses lèvres à un soldat américain; là, c'est un avion qui lance des bombes sur un village et, sous l'image, ces mots : « Plus de bombes, des bibles. » La nation marche avec vous, elle vous donne des conseils et des ordres. Mais elle le fait à mi-voix et elle a souci d'expliquer minutieusement son injonction : pas un commandement qui ne s'accompagne d'un bref commentaire ou d'une image justificative, qu'il s'agisse d'une .réclame pour un produit de beauté (Aujourd'hui plus que jamais vous devez être belle. Soignez votre visage pour son retour; achetez la crème X) ou de la propagande en faveur des War Bonds.
Hier, je déjeunais au restaurant de Fontana, un village artificiel qui s'est construit autour d'un grand barrage du Tennessee.
Le long de la route qui mène à ce barrage et que parcourent sans relâche des camions, des autos, des wagonnets, une grande affiche reproduit sous forme de dessins sans parole une parabole sur la solidarité dans le travail : deux ânes attachés l'un à l'autre s'efforcent de s'approcher de deux tas de foin assez éloignés. Chacun tire sur le licol en sens inverse. Les voilà qui s'étranglent à demi. Mais ils ont compris : ils se rapprochent et se mettent à brouter gentiment tous les deux ensemble le premier tas de foin ; lorsqu'ils l'ont mangé, nous les voyons entamer de concert le second.
Visiblement c'est à dessein qu'on a banni tout commentaire, il faut que le passant tire de lui-même la conclusion. On ne lui fait pas violence, bien au contraire, l'image est un appel à son intelligence. Il est obligé de l'interpréter, de la comprendre, on ne la lui assène pas comme faisait la propagande nazie avec ses affiches criardes. Elle reste en demi-teinte, elle réclame son concours pour être déchiffrée. Et quand il a compris, c'est comme s'il avait formé la pensée lui-même, il est plus qu'à demi persuadé.
Dans les usines, on a installé des haut-parleurs partout. Ils ont mission de lutter contre l'isolement de l'ouvrier en face de la matière.
Si vous parcourez cet immense chantier naval, aux environs de Baltimore, vous retrouvez d'abord cette dispersion humaine, cette grande solitude des travailleurs que nous connaissons bien en Europe : les hommes masqués penchés sur des plaques d'acier manoeuvrent tout le jour le chalumeau oxhydrique. Mais, dès qu'ils mettent leur casque, ils peuvent entendre la musique. Et la musique, c'est déjà un conseil qui s'insinue sournoisement en eux, c'est déjà du rêve dirigé. Et puis la musique cesse et on leur donne des informations sur la guerre ou sur leur travail.
Lorsque nous avons quitté Fontana, l'ingénieur qui s'était aimablement dévoué à nous promener partout nous conduisit dans une petite pièce vitrée où un disque de cire vierge tournait, déjà prêt à enregistrer notre voix. Il nous expliqua que tous les étrangers qui avaient visité le barrage avaient, à leur départ, résumé leur impression au micro. Nous n'avons eu garde de refuser à un hôte si bienveillant; ceux d'entre nous qui savaient l'anglais ont parlé et on a enregistré leur discours. Demain, il sera retransmis au chantier, à la cafeteria, dans toutes les maisons du village et les ouvriers seront incités à poursuivre leur travail en apprenant avec joie l'excellente impression qu'ils ont faite sur des étrangers.
Ajoutez à cela les conseils de la radio, des correspondances dans les journaux et surtout l'action des innombrables associations dont le but est presque toujours éducatif.
Vous voyez que le citoyen américain est bien encadré.
Mais ce serait une erreur de voir là une manoeuvre oppressive du gouvernement ou des grands capitalistes américains.
Sans doute le gouvernement actuel fait la guerre, il est obligé d'user, pour la propagande de guerre, de semblables méthodes. Sans doute aussi un de ses soucis principaux est-il éducatif.
Par exemple, dans le Tennessee, où les fermiers ruinaient la terre en semant chaque année du maïs, il s'efforce de leur apprendre peu à peu à laisser reposer le sol en variant d'année en année les cultures ; et pour atteindre son but il a entremêlé les dons (électricité à bas prix, irrigation gratuite) et les raisonnements. Mais il s'agit ici d'un phénomène beaucoup plus spontané et beaucoup plus diffus.
C'est vraiment du cœur de la collectivité que jaillit cette tendance éducative : chaque Américain se fait éduquer par d'autres Américains et il en éduque d'autres à son tour. Partout à New-York, dans les collèges et hors des collèges, il y a des cours d'américanisation.
On y enseigne tout : à coudre, à faire la cuisine, à flirter même. Il y a un cours, dans un collège new-yorkais, sur la façon dont une jeune fille doit s'y prendre pour se faire épouser par son flirt. Dans tout cela, il s'agit moins de former un homme qu'un Américain pur. Seulement l'Américain ne distingue pas entre la raison américaine et la raison tout court. Tous les conseils qui émaillent sa route sont si parfaitement motivés, si pénétrants qu'ils se sent bercé par une immense sollicitude qui ne le laisse jamais seul et sans recours.
J'ai connu de ces mères de famille « modernes » qui ne commandaient rien à leurs enfants sans d'abord les persuader d'obéir. Elles s'assuraient sur eux un prestige plus total et peut-être plus redoutable que si elles avaient usé de menaces et de coups. De la même façon l'Américain, dont on sollicite, à toute heure du jour, la raison et la liberté, met son point d'honneur à faire ce qu'on lui demande : c'est en agissant comme tout le monde qu'il se sent à la fois 1e pas raisonnable et le plus national, c'est en se montrant le plus conformiste qu'il se sent le plus libre.
Car, autant que je puis juger, les traits qui caractérisent la nation américaine sont à l'inverse de ceux qu'Hitler a donnés à l'Allemagne, que Maurras a voulu donner à la France.
Pour Hitler (ou pour Maurras), un raisonnement est bon pour l'Allemagne si d'abord il est Allemand. Toujours suspect s'il a une petite odeur d'universalité.
Au contraire, la spécialité de l'Américain c'est de tenir sa pensée pour universelle. On reconnaît là une influence du puritanisme que je n'ai pas à démêler ici. Mais surtout il y a cette présence concrète, quotidienne, d'une Raison de chair et d'os, d'une Raison qu'on voit. Aussi ai-je trouvé chez la plupart de mes interlocuteurs une foi naïve et passionnée dans les vertus de la Raison. Un Américain me disait un soir : « Enfin, si la politique internationale était l'affaire d'hommes raisonnables et sains, est-ce que la guerre ne serait pas supprimée pour toujours ? » Des Français qui étaient présents lui dirent que la chose n'allait pas de soi et il se fâcha. « Allez, leur dit-il, avec un mépris indigné, allez construire des cimetières ! » Pour moi, je ne dis rien, la discussion entre nous n'était pas possible : je crois au mal et il n'y croit pas.
C'est cet optimisme à la Rousseau qui l'écarte de notre point de vue lorsqu'il s'agit de l'Allemagne nazie. Pour admettre les atrocités, il lui faudrait admettre que l'homme peut être tout entier mauvais. « Croyez-vous qu'il y ait deux Allemagnes ? », me demanda un médecin américain. Je lui répondis que je ne le croyais pas.
— Je comprends, me dit-il. Vous ne pouvez pas penser autrement, parce que la France a beaucoup souffert. Mais c'est dommage.
Ici intervient la machine : elle aussi est un facteur d'universalisation. De l'objet mécanique, en effet, il n'est généralement qu'une façon de se servir ; celle qui est indiquée sur le prospectus qui l'accompagne. Du tire-bouchon mécanique, du frigidaire ou de son automobile, l'Américain se sert en même temps que tous les autres Américains et de la même façon qu'eux. D'ailleurs, cet objet n'est pas fait sur mesure ; il s'adresse à n'importe qui, il obéira à n'importe qui pourvu qu'on sache l'utiliser comme il faut.
Ainsi l'Américain, dans le tramway, quand il enfonce son nickel dans la fente, dans le métro, au bar automatique, se sent n'importe qui. Non pas une unité anonyme, mais un homme qui a dépouillé son individualité et qui s'est élevé jusqu'à l'impersonnalité de l'Universel.
C'est cette liberté totale dans le conformisme qui m'a frappé d'abord : aucune ville n'est plus libre que New-York ; vous pouvez y faire ce que vous voulez. C'est l'opinion publique qui fait la police elle-même. Conformistes par liberté, dépersonnalisés par rationalisme, identifiant dans un même culte la Raison universelle et leur Nation particulière, tels me sont d'abord apparus les quelques Américains que j'ai rencontrés.
Mais presque aussitôt j'ai découvert leur profond individualisme. Cette liaison du conformisme social et de l'individualisme est peut-être ce qu'un Français aura, de France, la plus grande peine à comprendre. Pour nous, l'individualisme a gardé la vieille forme classique de « la lutte de l'individu contre la société et singulièrement contre l'État ». Il n'est pas question de cela en Amérique. D'abord, l'État n'a longtemps été qu'une administration. Depuis quelques années, il tend à jouer un autre rôle, mais cela n'a pas modifié les sentiments des Américains à son égard. C'est « »leur État, c'est l'expression de « leur » Nation : ils ont pour lui un profond respect et un amour de propriétaire.
Pour peu que l'on se soit promené quelques jours à New-York; on ne peut manquer de percevoir la liaison profonde du conformisme américain et de l'individualité. Prise dans sa longueur et dans sa largeur — à plat —, New-York est la ville la plus conformiste du monde. A partir de Washington Squard et si l'on excepte l'antique Broadway, pas une rue oblique ou tournante : une dizaine de longs sillons parallèles remontent tout droit de la pointe de Manhattan vers la rivière Harlem ; ce sont les avenues, elles sont traversées par des centaines de sillons plus petits que leur sont rigoureusement perpendiculaires.
Ce quadrillage, c'est New-York : les rues se ressemblent tant qu'on ne leur a pas donné de nom, on s'est borné à leur assigner, comme aux soldats, un numéro matricule.
Mais si vous levez le nez tout change : en hauteur, New-York est le triomphe de l'individualisme. Les buildings échappent par le haut à toute réglementation urbaniste, ils ont vingt-sept, cinquante-cinq, cent étages, ils sont.gris, bruns, blancs, mauresques, médiévaux, Renaissance ou modernes. Dans le bas Broadway ils se pressent les uns contre les autres, écrasant de minuscules églises noires et puis ils s'écartent, tout à coup, et laissent entre eux un trou béant de lumière. Vus de Brooklyn ils m'ont semblé avoir la solitude et la noblesse des bouquets de palmiers prés des rivières dans le Souss marocain : des bouquets de gratte-ciel que l'oeil cherche toujours à réunir et qui se défont toujours.
Ainsi l'individualisme américain m'est apparu d'abord comme une troisième dimension.
Il ne s'oppose point au conformisme, il le suppose au contraire; mais il est, au sein du conformisme, une direction nouvelle, en hauteur ou en profondeur.
D'abord il y a la lutte pour la vie — et elle est très âpre. Chaque individu veut réussir — c'est-à-dire gagner de l'argent. Mais il ne faudrait pas y voir l'avidité ou seulement le goût du luxe. L'argent n'est aux États-Unis, me semble-t-il, que le signe nécessaire mais symbolique de la réussite. On doit réussir parce que la réussite prouve les vertus morales et l'intelligence et aussi parce qu'elle indique qu'on bénéficie de la protection divine.
Et puis on doit réussir parce que, seulement alors, on pourra se poser, en face de la foule, comme une personne. Voyez les journaux américains : tant que vous n'avez pas réussi, il est vain d'espérer que vos articles paraîtront comme vous les avez remis. On coupera, on taillera. Mais si vous avez un nom qui fait de l'argent, alors tout est changé : on passera sans coupures ce que vous écrivez, vous avez acquis le droit d'être vous-même.
De même au théâtre : une dame très versée dans la littérature française et connue dans les milieux d'édition, me demandait si, éventuellement, j'aurais plaisir à ce qu'une pièce de moi fût jouée aux États-Unis. Je lui répondis que j'en serais heureux, si à ce qu'on m'avait dit, les metteurs-en-scène n'avaient pas l'habitude de remanier d'eux-mêmes le texte qui leur était soumis. Elle parut fort étonnée et « s'ils ne le font pas, dit-elle, qui le fera ? Ce que vous avez écrit est fait pour être lu. Mais ils doivent travailler dessus pour qu'on puisse l'entendre. »
Ainsi l'individualisme en Amérique, dans la lutte pour la vie, est surtout l'aspiration passionnée de chacun vers l'état d'individu. Il y a des individus comme il y a des gratte-ciel en Amérique, il y a Ford, il y a Rockefeller, il y a Hemingway, il y a Roosevelt. Ils sont des modèles et des exemples.
En ce sens les buildings sont des ex-votos à la réussite, ils sont, derrière la statue de la Liberté, comme les statues d'un homme ou d'une entreprise qui se sont élevés au-dessus des autres. Ce sont d'immenses entreprises publicitaires construites par des particuliers ou par des collectivités, en grande partie pour manifester leur triomphe financier. Leurs propriétaires n'occupent qu'une faible partie des locaux et louent le reste. Aussi n'est-ce pas à tort qu'ils m'ont paru symboliser l'individualisme new-yorkais. Ils marquent tout simplement que l'individualité, aux États-Unis, se conquiert. C'est pour cela, sans doute, que les New-Yorkais m'ont paru si passionnément attachés à une économie libérale.
Pourtant chacun connaît la puissance des trusts aux États-Unis — ce qui représente en somme une autre forme d'économie dirigée. Mais le New-Yorkais n'a pas perdu le souvenir de cette époque où un homme pouvait gagner une fortune par ses propres moyens. Ce qui lui répugne dans l'économie dirigée c'est lé fonctionnarisme. Ainsi, assez paradoxalement, cet homme qui se laisse si docilement conduire dans sa vie publique et privée est intransigeant lorsqu'il s'agit de son « job ». C'est qu'il place là son indépendance, son initiative et sa dignité de personne.
Pour le reste, il y a les « associations ». On comptait en 1930 que Washington contenait plus de cent cinquante agences centrales d'associations et de groupements. Je n'en citerai qu'une : la Foreign Policy Association.
A quelque 17e étage, nous avons rencontré « autour d'une tasse de thé » quelques-unes de ces grandes femmes à cheveux gris, aimables, un peu froides, intelligentes comme des hommes, qui, depuis la guerre, représentent la majorité dans ces associations. Elles nous ont raconté comment, en 1917, un certain nombre de personnes, intimement persuadées que les États-Unis entraient dans la guerre sans .sien connaître de la politique extérieure, avaient décidé de consacrer leur temps libre à donner au pays la culture qui lui manquait.
La Ligue a 26.000 adhérents aujourd'hui, 300 sections dans les différents États. Plus de 600 journaux reçoivent sa documentation. Les hommes politiques consultent ses publications. Elle a d'ailleurs renoncé à informer le grand public : elle informe les informateurs (savants, professeurs, prêtres, journalistes). Toutes les semaines, elle publie un bulletin comportant l'étude d'une question internationale et un commentaire des événements de Washington; une fois par quinzaine elle envoie aux journaux une documentation qu'ils reproduisent ou utilisent partiellement.
Imagine-t-on dans la France de 1939, une association de cette espèce documentant Bonnet où Daladier et envoyant ses périodiques à Maurras pour l'Action Française et à Cachin pour L'Humanité ?
Mais ce qui m'a frappé surtout, ce sont les derniers mots de notre hôtesse : « Ce qu'il y a, m'a-t-elle dit, c'est que nous protégeons l'individu. Hors des ligues, un homme est seul ; dans les ligues, il est une personne; et il se protège contre chacune en appartenant à plusieurs. » On voit le sens de cet individualisme : il faut d'abord que le citoyen s'encadre et se protège, il faut qu'il passe un contrat social avec d'autres citoyens de son espèce. Et c'est cette collectivité réduite qui lui conférera sa fonction individuelle et sa valeur de personne. A l'intérieur de l'association il prendra des initiatives, il pourra mener une politique personnelle et influencer, s'il en est capable, l'orientation collective.
Autant le solitaire éveille de méfiance aux États-Unis, autant on y favorise cet individualisme dirigé, encadré. C'est ce que montrent, sur un tout autre plan, les tentatives que font les chefs d'industrie pour encourager l'auto-critique chez leur personnel.
Lorsque l'ouvrier est syndiqué, lorsque la propagande gouvernementale et celle du patronat l'ont suffisamment intégré à la communauté, alors on lui demande de se distinguer des autres et de faire preuve d'initiative. Nous avons rencontré plus d'une fois, à l'entrée des usines, des kiosques aux couleurs vives où sont exposés, derrière une vitre, les perfectionnements proposés par des membres du personnel et les photos de leur inventeur, qu'on prime fréquemment.
J'en ai dit assez, j'espère, pour faire comprendre comment le citoyen américain est soumis, de sa naissance à sa mort, à une force d'organisation et d'américanisation intense, comment il est d'abord dépersonnalisé par un appel constant à sa raison, à son civisme, à sa liberté et comment, lorsqu'il est dûment encadré dans la nation, par des organisations professionnelles et par les ligues d'édification morale et d'éducation, il récupère soudain sa conscience de lui-même et son autonomie de personne ; libre à lui de s'échapper alors vers un individualisme presque nietzschéen que symbolisent les gratte-ciel dans le ciel clair de New-York. De toute façon, ce n'est pas, comme chez nous, l'individualisme, mais le conformisme qui est à la base : la personnalité doit se conquérir, elle est une fonction sociale ou l'affirmation de la réussite.
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