Le Congrès a pris le pouvoir

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 539

Le Congrès a pris le pouvoir

5 octobre 2006 — La situation se développe comme une marée pernicieuse, disons une “marée noire” inarrêtable qui envahit une côte sablonneuse et accueillante. Il s’agit des pouvoirs du Congrès qui s’affirment à Washington de jour en jour, à mesure que grandit le désordre de Washington. Le Congrès se nourrit du désordre pour affirmer sa puissance, et crée le désordre en retour, comme paiement des avantages ainsi acquis. Une machine infernale ? Si l’on veut, la machine américaniste tournant à plein régime. Le moteur de ce désordre est essentiellement la matière dont le Congrès a le plus la maîtrise : l’argent.

Jamais les conditions objectives n’ont été aussi favorables à l’installation de ce désordre général. L’autorité centrale (l’administration) est affaiblie dans une mesure incroyable, avec la parcellisation des pouvoirs qui s’ensuit, et la concurrence effrénée de ces différents pouvoirs pour obtenir de l’argent du Congrès. Le centre de la puissance se déplace irrésistiblement vers le Congrès et, avec lui, vers le désordre toujours plus grand, vers une paralysie toujours plus affirmée. Le monstre semble devoir se vautrer de plus en plus immodérément dans ses travers les plus caricaturaux.

Deux exemples concernant les conséquences indirectes de cette mise en avant du Congrès. Aucun dossier, fût-il stratégique et d’importance essentielle, n’est jugé sur ses valeurs propres. Tout dépend, dans le détail — “The devil’s in the detail”, bien sûr — des retombées locales et régionales, et des intérêts immédiats de chaque parlementaire. (Ces deux exemples complètent l’affaire du durcissement des sanctions contre l’Iran, dont nous avons présenté hier un commentaire. Là aussi, les circonstances sont celles d’un “accident”, d’un acte de piraterie au Congrès.)

• Le premier exemple est militaire, avec ce commentaire de Jane’s Defense Weekly du 29 septembre :

«Differences between first, the Congress and the US Department of Defense (DoD), and second, between the House of Representatives and the Senate, created a number of decisions for the joint conference committee of appropriators. Despite growing budget pressures, the lawmakers backed funding for weapon systems in each case where a life-or-death decision was required.

»Against the wishes of the DoD, the joint committee settled on a FY07 defence spending bill that saves the Boeing C-17 strategic transport aircraft and the General Electric/Rolls-Royce F136 F-35 alternate engine programme from the threat of extinction.

»The bill provided a surprise fund of USD2.1 billion to purchase 10 C-17s, using a portion of the USD70 billion for operations in Iraq and Afghanistan. The debate about keeping the C-17 production line is certain to return in 2007, as US Air Force leaders again stated in late September that purchasing new tankers is a higher priority than buying C-17s. For its part, Congress directed the DoD to continue funding C-17 production in 2007.

»The compromise bill also provides USD340 million to continue the F136 alternate engine programme, but the power plant's future was left undecided. The conferees directed the DoD to perform a cost/benefit analysis about the value of funding two engine programmes for the F-35, but noted the analysis should not be construed by the DoD as an excuse to not request funds for both engine programmes in 2007.»

• Le second exemple concerne le traité nucléaire USA-Inde. Ce traité, d'une importance stratégique considérable, devait être finalement ratifié sans problème excessif après un lobbying intensif, avant les élections. Aucun obstacle politique ne s’y opposait plus. Le traité n’a pas été ratifié. Le commentateur Praful Bidwai expose les circonstances de cet échec (sur le site Antiwar.com). Passage caractéristique :

«Both the Bush administration and the Indian government had invested a great deal of effort into lobbying for a quick passage of the bill (S.3709) through the Senate. The House has already passed a broadly similar legislation. The two chambers are later meant to reconcile the two bills and produce a single unified law.

»This law would implicitly recognize India as a nuclear weapons-state and permit civilian nuclear commerce with it although India has not signed the Nuclear Nonproliferation Treaty (NPT) of 1970 and has become a nuclear power in violation of it.

»However, the Senate bill first ran into numerous procedural complications and then got tied up with the extraneous or unrelated agendas of some senators.

»For instance, Senate Minority Leader Harry Reid of the Democratic Party moved an amendment that would prevent all spent fuel coming to his native Nevada for storage at the Yucca Mountain Repository. This would presumably include fuel burned in reactors supplied to India by the U.S. or from plants that use materials traded under the India-U.S. nuclear cooperation deal.

»On Saturday, the Democrats listed as many as 19 amendments to S.3709 and rejected a proposal by Senate Majority Leader Bill Frist to have the bill passed in its present form through a “unanimous consent” procedure, with the promise of some changes to be considered and discussed later.

L’usine à gaz à plein régime

Par pitié, ne parlons pas de stratégie. Les programmes du Pentagone ou le traité USA-Inde le mériteraient pourtant, mais là n’est pas le sujet — là n’est plus du tout le sujet. Nous sommes dans la basse-cour de la politique, avec incursions garanties au-dessous de la ceinture.

Il se trouve également que cette basse-cour, aujourd’hui, dirige la politique de l’“hyperpuissance”, ce Gulliver empêtré dans ses tares et dans ses vices. Il est très probable désormais que les urnes, même trafiquées, nous donneront un Congrès à majorité démocrate (encore plus avec le scandale Foley, qui pulvérise les arguments de la vertu conservatrice et républicaine). Ce nouveau Congrès s’installera en janvier 2007. Il va inaugurer une période encore plus surréaliste, si cela est possible. Les plus formidables crises qui pullulent aujourd’hui sur la planète vont être systématiquement confrontées à l’hyper-provincialisme décadent et vicieux du Congrès, aux luttes sordides d’influence au cœur d’une énorme usine à gaz complètement figée dans sa paralysie. Les citoyens de la Grande République vont pouvoir observer, “en temps réel” comme on dit, la confrontation des grands principes de leurs rêveries idéales à la sordidité extraordinaire du système devenu incontinent.

L’exemple du traité entre l’Inde et les USA, qu’on l’apprécie ou pas du point de vue stratégique, est en passe de devenir une référence de cette évolution s’il n’est pas voté in extremis lors de la réunion-express du Congrès en bout de mandat, après les élections de novembre. Dans ce cas, tout le processus effectué jusqu’ici sera à refaire. «“It's clear that the fate of the nuclear deal now depends on the arcane processes and parochial concerns that mark U.S. domestic politics, rather than on the dynamics of the burgeoning India-United States strategic relationship,” argues Achin Vanaik, professor of international relations and global policies at Delhi University. “Various senators' preferences and sectional interests will influence the way the agreement is shaped. The initiative is no longer in India's hands.”»

Certains imaginent Armageddon comme issue de la période actuelle, l’apocalypse nucléaire d’une Grande République devenue folle et utilisant ses dernières cartouches, par exemple, dans une attaque nucléaire contre l’Iran. Pour l’instant, il s’agit plutôt des bas-fonds d’une histoire cochonnée, de la chute, de la médiocrité et du vice d’une petite bourgeoisie puritaine, conformiste, bornée et inculte, totalement privée de la grâce et de la culture des Anciens régimes décadents. Nous nous ébattons dans la décadence des comptables pris au piège du vertige d’une ivresse carabinée mais temporaire.

9/11, l’Afghanistan, l’Irak, Guantanamo, les vicissitudes et tromperies extraordinaires de l’administration GW Bush, jusqu’à Constant Denial de Woodward-le-traître et “les pédophiles au Congrès”. On s’épuise à comptabiliser les explosions successives de la décadence surréaliste de la capitale de l’américanisme. Les deux années à venir pourraient marquer l’Histoire. En cas de victoire démocrate, l’“hyperpuissance” sera entièrement aux mains d’un système définitivement figé, gouverné d’une main de fer par le désordre d’un “Congrès ingouvernable” qui utilisera au maximum ses capacités de blocage de l’action de l’exécutif.

L’ironie sinistre de l’évolution est que tout ce qui faisait la vertu originelle du système de l’américanisme, et dont les juristes nous rebattaient les oreilles, semble aujourd’hui se manifester dans son double négatif. Le système fameux dit de “check and balance” est devenu l’instrument principal de la paralysie. Il limite décisivement les actions de la présidence et du gouvernement dans certains domaines importants tandis qu’il autorise tous les excès de ces mêmes autorités dans d’autres. La puissance régulatrice du Congrès, notamment au niveau des allocations de budget, est devenue une toute-puissance déstructurante, permettant tous les abus, tous les détournements légaux de fonds publics vers des intérêts provinciaux, locaux, etc. On ne parle même plus de corruption vénale — laquelle, bien sûr, fonctionne à toute vapeur. On parle de décisions arbitraires concernant des dépenses non réclamées par les services qui en bénéficient (les C-17 supplémentaires imposés à l’USAF), pour des arguments simplement électoraux. La pratique a toujours existé mais, aujourd’hui, elle est hors de tout contrôle et alimente le gaspillage et la paralysie par étouffement.

Ainsi en est-il aujourd’hui de tout acte politique à Washington. Il a perdu ses vertus initiales et ses effets n’ont qu’une seule orientation : participer au renforcement du paradoxal mélange de désordre et de paralysie qu’est devenu le pouvoir américaniste.