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81212 mars 2010 — Dans un article publié le 8 mars 2010 sur le site du Center of Defense Information, Winslow Wheeler, l’un des chefs de file des “réformateurs du Pentagone”, posait la question dans le titre: «Will Congress Get Serious About F-35 Oversight?» Il est difficile de répondre d’une façon claire. L’on peut par contre avancer que, oui, le Congrès a découvert que le F-35 (le JSF) est une affaire diablement “sérieuse”, et qu’il l’a désormais sur les bras.
Les auditions du 11 mars devant la Commission des forces armées du Sénat, convoquée pour une session spéciale sur l’affaire, ont montré l’étendue de la catastrophe qu’est devenu ce programme. Elles ont montré que la catastrophe ne se trouve pas dans le seul constat du passé jusqu’ici soigneusement camouflé, mais aussi bien dans l’avenir du programme.
• Tony Capaccio, de Bloomberg.News, écrit pour le Fort Worth Telegram du 11 mars 2010, que certains des personnes interrogées durant cette session recommandent des mesures immédiates de ralentissement du programme pour tenter d’en reprendre la contrôle: «The program “continues to struggle with increased costs and slowed progress,” problems that “were foreseeable,” Michael Sullivan, the U.S. Government Accountability Office’s top F-35 analyst, told the Senate Armed Services Committee. Sullivan recommended the Pentagon consider reducing its annual planned purchases of the plane unless the program shows “progress in testing and manufacturing.”»
• Il est maintenant officiel que le programme JSF viole la loi Nunn-McCurdy (effective à partir d’un dépassement de 25% du budget d’un programme), avec un dépassement officiel du budget du programme d’au moins 50%, – mais plutôt 62%, selon Bill Sweetman. Ou bien, avec le New York Times du 12 mars 2010, une vision encore plus sombre: «The projected cost of Lockheed Martin’s new Joint Strike Fighter has increased 60 to 90 percent in real terms since 2001, blowing well past a level requiring the program to be revamped, Pentagon officials said Thursday.» La violation sera officiellement notifiée au Congrès le 1er avril, le bien nommé aux USA “the Fool’s Day” plutôt que “poisson d’avril”.
• Dans un premier rapport sur l’audition, le 11 mars 2010, Bill Sweetman, sur Ares (le blog d’Aviation Week), met en évidence le désarroi et l’impuissance des dirigeants du Pentagone, avec ces réponses répétées de Ashton Carter (le n°3 du Pentagone et chef des acquisitions) répondant à des questions délicates : “Je ne sais pas, je n’étais pas encore en fonction”… «[Senator] Chambliss asks Carter why it took the DoD so long to validate the first JET report. “It came a year later and said that it had been going on for two years, not one year” Carter says, adding that he “became aware of the JET report soon after I took this position”. (He clearly wasn't reading this blog.)
»Chambliss returns to the attack on the F-22 issue, noting that the F-35 is now within $28 million of the F-22 cost, according to the GAO: $112 million average procurement, versus $140 million, and wants to know why the Senate wasn't told about this during the debate over the termination of the F-22. “I can't talk about that, since I wasn't in office at the time.”»
• Effectivement, à la lumière de la catastrophe du F-35, le F-22 qu’on abandonna il y a un an en grande fanfare commence à apparaître comme un succès par comparaison.. «McCain, in his first question for Fox, asked directly whether increased unit costs would result in lower production numbers – Fox had quoted the C-17 and F-22. “This will result in dramatically higher unit production numbers if precedent holds true.” So far, though, nobody's making this connection on the record.» Et Colin Clark, de DoDBuzz.com, le même 11 mars 2010, rapporte: «“The cost is really a tremendous problem,” Fox said under pressure from Sen. John McCain, top SASC Republican, who expressed disbelief that Fox could point in her testimony to the C-17 and the F-22 as “successes” for the Pentagon.»
• Effectivement (suite), le prix “officiel” du JSF, selon des sources proches de la commission, serait quasiment à égalité avec celui du F-22, alors que le JSF a devant lui une longue route d’autres catastrophes (avec augmentations à la clef) tandis que le F-22 était à peu près fixé à $140 millions l’exemplaires. Ceci, de Colin Clark: «Unit costs will climb from $50.2 million to as much as $95 million a copy, Christine Fox, director for Cost Assessment and Program Evaluation, said in her testimony. The Government Accountability Office’s director of acquisition and sourcing management testified that the GAO unit cost estimate is about $112 million. A congressional aide who follows the program told DoD Buzz that the unit costs were likely to be even higher. “You are looking at least $112 million JSFs, with estimates as high as $137 million – average unit procurement costs.”»
• Dernière exclamation à noter, celle de McCain rapportée par Sweetman, à l’ouverture de l’audition, qui va sonner méchamment aux oreilles de Gates: «A critical hearing on JSF […] …with an openly frustrated Sen John McCain and Senate Armed Services Committee chair Sen Carl Levin introducing the proceedings by recalling the optimism expressed by Defense Secretary Gates back in August. “It's a bit frustrating to hear the Secretary tell us that everything is OK,” McCain said, “and then read in media reports that it's not.”»
@PAYANT Donc nous ignorons si Winslow Wheeler sera satisfait, – sans doute pas, car aucune décision, aucune orientation décisive ne sont sorties de cette audition. Par contre, l’audition a commencé à montrer l’énormité de la catastrophe, – le poisson, fût-il d’avril, est vraiment trop gros pour continuer à se dissimuler derrière l’offensive virtualiste de Lockheed Martin qui commence à apparaître comme pathétique, sinon comme très dangereuse pour l’énorme société d’armement. Une catastrophique gestion, la constante dissimulation, le virtualisme comme façon d’être de ce programme ont été mis en évidence par l’évaluation du dépassement du budget par rapport à la loi Nunn-McCurdy, – alors que le dépassement “autorisé” est de 25%; et l’on parle au mieux de 50%, ou bien de 62%, ou bien de 90%; et, il y a cinq mois encore, le Pentagone annonçait avec confiance que le JSF échapperait à Nunn-McCurdy…
L’audition d’hier a montré que le programme va très mal, qu’on a dissimulé sciemment cette évolution pendant des années sans rien faire pour la redresser, que rien ne montre qu’on parviendra à en reprendre le contrôle, qu’au contraire tout montre qu’il va continuer à aller de plus en plus mal… Tous les “pires” sont là pour faire de la chose le “mère de toutes les catastrophes industrielles, technologiques et budgétaires” pour le Pentagone, – malgré sa besace déjà bien remplie dans ce domaine. A côté du F-35, le F-22 voué aux gémonies il y a un an et abandonné à grands fracas, apparaît désormais, seulement en termes comptables, comme un étonnant “succès”. Encore ne compare-t-on pas les capacités des deux avions, alors qu’il apparaît que celles du JSF, déjà bien amoindries, ne cessent de se dégrader.
Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en veuille, l’audition d’hier a permis de simplement soulever le pansement et de reculer d’horreur devant l’odeur pestilentielle qui s’échappe de ce programme. Le Congrès est désormais en place pour tenir son rôle d’attaquant critique du JSF. Cela implique, dans un premier temps, une force de plus dans l’énorme pression de communication, dans le sens négatif, qui écrase le programme comme, pendant des années, l’énorme pression virtualiste en a fait la merveille du XXIème siècle et l’a tenu hors de toute approche critique sérieuse, – ceci expliquant en partie cela, certes, par effets de montées aux extrêmes opposées propre au processus de la communication. Le Congrès va donc devoir se déchaîner, ce qui ne lui déplaît pas d’ailleurs, parce que la proie est de l’ampleur qu’on sait et que le programme F-35 est la poutre maîtresse de l’équipement des forces, une poutre maîtresse de la sécurité nationale.
…Et la poutre est pourrie, tout le monde le sait. Les auditions d’hier ont montré que la nouvelle administration ne l’ignore plus et que, malgré le temps si court qu’elle a passé aux affaires, elle est déjà prise elle-même dans le désordre de ses propres contradictions, de ses manœuvres dilatoires, de ses demi-mesures de protection du programme ou de critiques contre ceux qui en ont la charge dans les échelons intermédiaires. Le programme JSF est comme une pieuvre qui prend dans ses tentacules de contradictions et de montages virtualistes tous ceux qui l’approchent.
L’équipe de direction du Pentagone est à l’image de son président, finalement, au point qu’on pourrait penser que cette position est moins due à Obama lui-même, à son caractère et à sa politique, qu’aux contraintes du système. Cette position se définit en une recherche de compromis divers entre les parties en présence, un refus de décisions de rupture ou de décisions fondamentales, un penchant pour les mesures de circonstance et sans lendemain, de semi-dissimulations et de quart de révélations de demi-vérités, tout cela devant une catastrophe dont chaque jour mesure mieux les contours gigantesques. Cela aboutit très vite à la construction d’une complète irresponsabilité et à des pièges sanglants où l’on se débat. Affirmer à l’automne 2009 que le programme JSF dans son entièreté (donc, son évolution budgétaire au moins depuis 2001) ne contrevient pas à la loi Nunn-McCurdy (pas plus de 25% de dépassement du budget) et affirmer cinq mois plus tard que ce dépassement est officiellement d’au moins 50%, voire qu’il serait de 60%, ou bien 62%, ou bien pourquoi pas, de 90%... Ne pas le savoir encore ou bien s’en dissimuler en partie en évoquant de telles hypothèses, dont même la plus basse qui est la position officielle ridiculise la même position officielle, vieille d’à peine cinq mois, sur l’évaluation du coût d’un programme considéré sur neuf années ! Ou bien, il s’agit d’un aveuglement complet et d’une incompétence totale, ou bien il s’agit de manœuvres dilatoires vaines, sans aucun espoir du moindre effet constructif, du bricolage de menteurs à la petite semaine. On préférait encore le virtualisme gargantuesque des équipes précédentes qui vous parlait du JSF version-Walt Disney.
C’est dire qu’on voit mal comment cette équipe pourra contenir le problème JSF, sans parler de le résoudre. Cela est d’autant plus vrai qu’au sommet de tout cela se trouve la pure merveille, le plus applaudi et le plus respecté des ministres, célébré pour son autorité, – dont Wheeler lui-même écrit: «Today's Pentagon is led by its most widely respected secretary of defense in decades, one more in control and feared by the generals than any since the much-hated Robert McNamara….» Pourtant, c’est lui qui porte la responsabilité suprême, Robert Gates, depuis sa visite du 31 août 2009 à Fort-Worth, où il était allé applaudir le JSF. McCain ne s’en est pas privé : «It's a bit frustrating to hear the Secretary tell us that everything is OK and then read in media reports that it's not.» Il aurait pu dire que “it’s a bit frustrating” d’avoir un secrétaire à la défense aussi crédule ou aussi complice, c’est au choix, dans une affaire aussi pourrie, dans un espace de temps aussi réduit… Comment le brillant Gates a-t-il pu se faire balader, ou a-t-il pu croire qu’il baladerait les autres, dans une affaire de cette importance, au degré de pourriture qu’elle a atteint? Au mieux, ce devrait être la démission pour incompétence, au pire la mise en accusation pour forfaiture.
Que vont-ils faire? La crise JSF est devenue brûlante et le programme JSF tient tout l’avenir de la puissance aérienne US, puisque les uns et les autres (le secrétaire à l’Air Force, également devant la même commission) continuent à ânonner qu’“il n’y a pas d’alternative au JSF”. Tous veulent éviter la rupture mais, bientôt, le piège sera si serré qu’il faudra une rupture, contrainte et forcée, pour les en dégager.
Que vont-ils faire? Relancer le programme F-22? (Discrètement, l’USAF a demandé la semaine dernière à Lockheed Martin d’agir pour préserver les outils de production de la chaîne, – au cas où…) Aujourd’hui, on ne se cache plus pour affirmer que le F-22, programme catastrophique à sa manière, est tout de même “un succès” par rapport au F-35… Les sénateurs, qui avaient voté triomphalement la liquidation du F-22 déglutissent, pour le coup.
La crise va bon train et nous ne sommes pas au bout des épisodes, toujours plus spectaculaires les uns les autres. Il ne peut plus faire de doute que la crise du JSF est la crise centrale du Pentagone, la crise centrale de tout l’édifice de soutien et d’alimentation de l’architecture de la sécurité nationale du système de l’américanisme. Il faudrait même aller au-delà (nous y reviendrons évidemment nous-mêmes): la crise du JSF est une crise si exemplaire, si impérative par son énormité et les enjeux stratégiques et politiques qui s’y rattachent, qu’elle est en train de devenir l’illustration formidable de la crise centrale du technologisme, celle du développement de la modernité par la puissance technique confronté à une impasse totale. La crise du JSF est une illustration in vivo de notre crise de civilisation.
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