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178924 mars 2018 – Le fondement de la brève mais essentielle interrogation qui sous-tend cette courte réflexion est que, voyez-vous, je pense et crois de toutes les fibres de mon être qu’Emil Cioran n’a pas tort, et même qu’il décrit une vision fondamentale et fondamentalement véridique lorsqu’il écrit les quelques lignes qui suivent. (Il faut savoir qu’elles sont extraites de son Précis de décomposition publié en 1949, – son premier livre écrit en français ; cité ici à partir du volume de La Pléiade, « Cioran, Œuvres », p. 61.)
« Nous sommes en droit d’imaginer un temps où nous aurons tout dépassé, même la musique, même la poésie, où, détracteurs de nos traditions et de nos flammes, nous atteindrons à un tel désaveu de nous-mêmes, que, las d’une tombe sue, nous traverserons les jours dans un linceul râpé. Quand un sonnet, dont la rigueur élève le monde verbal au-dessus d’un cosmos superbement imaginé, quand un sonnet cessera d’être pour nous une tentation de larmes, et qu’au milieu d’une sonate nos bâillements triompheront de notre émotion, – alors les cimetières ne voudront plus de nous, eux qui ne reçoivent que des cadavres frais, imbus encore d’un soupçon de chaleur et d’un souvenir de vie.
» Avant notre vieillesse, viendra un temps où, rétractant nos ardeurs, et courbés sous les palinodies de la chair, nous marcherons mi-charogne mi-spectre... Nous aurons réprimé – par peur de complicité avec l’illusion, – toute palpitation en nous. Pour n’avoir pas su désincarner notre vie en un sonnet, nous traînerons en lambeaux notre pourriture, et, pour être allés plus loin que la musique ou la mort, nous trébucherons, aveugles, vers une funèbre immortalité... »
Ce “nous sommes en droit” qui commence la citation à la fois me terrifie si je le perçois hors du temps et à la fois, songeant que la chose est écrite en 1949, il me confirme dans le jugement sur Notre-Temps. A ce “nous sommes en droit”, j’ajoute alors, moi qui suis de 2018 pour cet écrit, “...et c’est notre devoir”, parce que ce que Cioran nous offre comme vision est bien entendu celle de Notre-Temps. (Le passage cité est intitulé L’ombre future.) La « funèbre immortalité » correspond si parfaitement aux délires obscènes et médiocres des petits esprits pétris de formules soi-disant kabbalistiques, fabricants de l’Intelligence Artificielle qui travaillent avec acharnement sur les robots qui vont nous remplacer. Dans ce tableau que trace Cioran, la place est toute faite, la voie est triomphale pour le morne et crépusculaire défilé des zombies-Système de Notre-Temps, si bien incarnés dans la recette du « mi-charogne mi-spectre ».
Emil Cioran est cet homme qui a publié un livre sous le titre De l’inconvénient d’être né, qui résumait parfaitement son sentiment qui est au-delà du suicide puisqu’il préconise la nécessité pour l’être de ne pas être, c’est-à-dire la néantisation de la conception même, quand et puisque l’être est cette chose à laquelle nous sommes parvenus (« mi-charogne mi-spectre »). Son sentiment est au-delà, à la fois pessimisme sans retour et désespoir, avec comme seule issue insoumise au diktat du temps et de la logique la néantisation prénatale. Pourtant, cet homme a vécu, écrit, laissé une œuvre qui vaut considération et ridiculiserait aujourd’hui quelque chose comme 97% ou 98% (j’aime la précision) des insupportables artefacts imprimées que fabriquent à la chaîne nos usines productrices de “culture” comme d’autres produisent des déchets permettant aux usines de recyclage de déchets de produire des choses qui constitueront à leur tour des déchets, – une sorte de circuit fermé en cercle vicieux des poubelles reliées entre elles par des égouts où la production de “culture” constitue une des poubelles.
Cioran, donc, mérite notre estime et notre considération pour avoir consenti à vivre malgré ce terrible sentiment qui l’habitait, et contribué par ses écrits à ce que l’on nommait “civilisation” et que l’on ne connaît plus... Ce désespéré complet fait partie de la chaîne de la confiance qui habitent les rebelles à ce monde qu’ils nous ont fabriqués, la Fides des rebelles, tout autant honneur, bonne foi et “foi” tout court.
Ce qui me réconforte jusqu’à m’exalter véritablement, c’est mon complet accord avec ces écrits absolument visionnaires que je viens de citer, c’est-à-dire mon extrême proximité de Cioran, et en même temps mon absence de la prédominance chez moi, bien que je le comprenne et parfois sois proche de l’éprouver, de son sentiment de “pessimisme et [de] désespoir, avec comme seule issue insoumise au diktat du temps et de la logique la néantisation prénatale”. Comme si, la marche catastrophique du monde ayant accompli ce qu’il prévoyait, qui prévaut aujourd’hui en toutes choses dans le pire des accomplissements, il s’avérait qu’il est impossible que “toutes ces choses” continuent sans provoquer l’événement cosmique catastrophique que “nous sommes en droit” d’attendre (plus que d’“imaginer” désormais), et que c’est même “notre devoir” de l’attendre avec la plus grande confiance et éventuellement quelque ironie pour ceux qui croient avoir bâti le meilleur des mondes.
(Je réserve cette ironie particulièrement aux bâtisseurs de l’AI, cette “funèbre immortalité” : les robots qu’ils vont fabriquer seront si complètement excédés par leur arrogance et leur sottise qu’ils les liquideront aussi vite. N’est pas Faust qui veut.)
Nous avons dépassé le pessimisme et le désespoir de Cioran après en avoir mesuré le bien-fondé. Il est impossible que cela se poursuive au-delà et les diverses catastrophes que nous avons suscitées au cœur même de la structure du monde y veilleront. Je ne suis pas là pour vous dire que ce sera une sinécure ou qui sait, autre chose encore, mais pour proclamer que tout bien entendu vaut mieux que ce “futur de l’ombre” qui est une complète et diabolique trahison de l’avenir.
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