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28 janvier 2007 — L’article de Andrew J. Bacevich, le 26 janvier dans le Boston Globe et l’International Herald Tribune représente une petite révolution. La personnalité de l’auteur permet de donner une telle interprétation.
(Ancien officier [il quitta l’U.S. Army au début des années 1990 avec le grade de colonel], professeur de relations internationales à l’université de Boston, Bacevich est un historien militaire réputé pour ses conceptions “avancées”. Il est très critique du système militaro-industriel et de la politique militariste que celui-ci permet, facilite ou impose, — c’est selon — à l’establishment washingtonien.)
La thèse qu’expose Bacevich concerne l’échec du volontariat militaire, de l’armée professionnalisée, — ou “armée de métier”. C’est une thèse destinée à devenir classique et d’un intérêt général dans la mesure où elle porte sur une situation universelle ; il y a eu effectivement évolution générale (universelle) vers l’armée professionnalisée, à l’image du “modèle américain”, après la fin de la Guerre froide. D’autre part, cette situation de professionnalisation de l’armée est d’une importance politique évidente, notamment par le rôle que joue cette situation sur l’évolution politique. L’acte de la professionnalisation de l’armée US est l’argument “technique” central de la politique hégémonique développée par les USA dans les années 1990, — il n’était pas question de GW à cette époque, preuve que le président actuel, s’il est partie prenante spectaculaire de la crise, n’en est certainement pas la cause centrale.
«The essential guarantor of U.S. national security is the all-volunteer force. In its hey day — the 1990s — the all-volunteer force underwrote America's claim to global pre-eminence. Its invincibility taken for granted, the volunteer force seemed a great bargain to boot. Maintaining the world's most powerful military establishment imposed a negligible burden on the average citizen. No wonder Americans viewed the volunteer military as the most successful federal-reform program of the postwar era. What was there not to like?»
Les arguments pour l’introduction du volontariat et du professionnalisme dans l’armée ont souvent été de l’ordre de l’économie et de l’efficacité. Les deux arguments sont aujourd’hui pathétiquement démentis par l’Irak, qui devient ainsi l’archétype et le symbole de la crise conceptuelle qui touche, au travers de l’armée de métier, notre vision politique du monde.
«“War is the great auditor of institutions,” the British historian Corelli Barnett has observed. In Iraq, the United States has undergone such an audit and been found wanting. The defects of basic U.S. national security institutions stand exposed. Failure to correct those defects will only invite more Iraqs — unnecessary wars that once begun prove unwinnable.»
… Au reste, rappelle Bacevich, la professionnalisation de l’armée (aux USA) ne résultait pas d’un besoin de rationalisation, ou d’économie. C’était le moyen assez lâche, à l’image du comportement de nos dirigeants postmodernes, d’éluder le cœur du problème (le processus et les causes de la décision ayant conduit au Viet-nâm), pour en soi-disant résoudre l’un des importants effets (la désintégration de l’armée de conscription au Viet-nâm à cause de l’opposition à la guerre).
«In fact, questions of efficacy or economy did not figure significantly in the decision to create the all-volunteer force. Back in the early 1970s, the object of the exercise had been quite simple: to terminate an increasingly illegitimate reliance on conscription. During the Vietnam War, thanks in no small part to the draft, the armed services had become estranged from American society. The all-volunteer force creation severed relations altogether.»
Bacevich met en lumière le paradoxe qui est celui de l’erreur commise en chargeant l’armée de métier de vertus qu’elle n’a pas ; car l’armée de métier, si elle est nationale, ne se dispense pas des crises nationales ; elle devient elle-même une crise nationale en s’isolant du peuple. Ce paradoxe est exprimé en quelques points :
• Il y a eu désintégration de l’armée de conscription au Viet-nâm parce que l’impopularité et le vice de la cause conduisirent au divorce du peuple et de son armée.
• Pour “réparer” les dégâts, on institua l’armée professionnelle. Ainsi, jugeait-on, n’y aurait-il plus désormais risque de divorce, — et pour cause, puisque l’union était dissoute…
• La dissolution de cette union a conduit à l’indifférence du peuple pour son armée. Il y eut d’abord les apparences du succès de l’opération, avec la popularité de l’armée dans les années 1990 établie sur la tromperie de la première guerre du Golfe. Colin Powell, alors encore général, pouvait s’exclamer : «the people fell in love with us again.» L’illusion est complète.
• L’Irak a montré la face sombre de cette indifférence, c’est-à-dire sa réelle substance. Le peuple n’a pas réagi dans un premier temps, laissant l’armée qui lui était devenue indifférente s’abîmer dans l’horreur de l’Irak. Aujourd’hui , l’armée est brisée encore plus complètement qu’elle ne fut au Viet-nâm. L’Irak étant devenu une crise nationale majeure après n’avoir été qu’une crise militaire, le peuple s’éveille à la tragédie en revendiquant avec fureur : “Comment ! Cette armée a commis cette mauvaise action en notre nom !”
• D’où cette réaction de Bacevich : si nous voulons sauver l’armée, il faut revenir à la conscription, non pour gagner en Irak mais pour rapprocher l’armée du peuple et interdire à cette armée (et au pouvoir civil qui la contrôle prétendument) de nouvelles aventures irakiennes. «For the United States to remain a great military power will require a genuine reconciliation of the military and American society. But this implies the people exercising a greater say in deciding when and where American soldiers fight. And it also implies reviving the tradition of the citizen-soldier so that all share in the burden of national defense.»
L’argument général de rupture du lien peuple-armée est connu. Il a été développé par ceux qui, en France notamment, s’opposèrent à la professionnalisation lorsque celle-ci fut lancée, dans la deuxième moitié des années 1990. Il implique toute la problématique de l’armée de métier par rapport à l’armée de conscription.
C’est en France, — encore une fois pour les matières qui concernent la souveraineté et la nation, — que le débat de la professionnalisation de l’armée fut potentiellement le plus intense. Finalement, il fut escamoté sous la pression d’une fiction : que l’armée et la guerre sont aujourd’hui une problématique qui s’accorde à la notion de pertes humaines. C’est une notion fausse et un argument démagogique.
C’est au cours de la guerre du Golfe qu’apparut in fine l’argument en faveur de l’armée de métier. Le président Mitterrand décréta que des conscrits ne devaient pas participer à cette guerre parce que celle-ci ne concernait pas la “défense du territoire national”. L’argument fut renouvelé pour l’engagement français en ex-Yougoslavie. C’est à partir de ce constat qu’en l’absence de possibilité d’autre conflit, c’est-à-dire en l’absence de la possibilité d’un conflit pour la “défense du territoire national” à cause des conditions politiques en Europe (formation de l’UE, guerre devenue improbable sinon impossible entre pays européens), que fut admis l’argument politique de l’armée professionnelle. L’efficacité professionnelle et l’argument économique firent le reste.
La question de l’armée professionnelle est donc aujourd’hui complètement rouverte, et Bacevich a raison de la poser. Les arguments de l’efficacité et de l’économie étant complètement mis en question sinon pulvérisés, reste l’argument de la nécessité de séparer l’armée du peuple. C’est admettre implicitement que l’on ne fait plus, depuis 1990, que des guerres “impopulaires”, ce que disait implicitement Mitterrand en 1990 ; mais, plus encore, depuis le sort très malheureux des conflits en Irak et en Afghanistan, c’est poser la question de savoir si ces guerres, en plus d’être impopulaires, sont légitimes. L’armée professionnelle permet d’écarter un temps la question mais elle ne supprime pas la question. Elle la rend plus grave le jour où elle se pose tout de même, avec le risque soit de briser soit de délégitimer l’armée nationale professionnalisée. Les Américains s’en aperçoivent aujourd’hui avec l’Irak. Cette même question existe pour les Européens avec l’Afghanistan. (On redécouvre cette évidence que la légitimité d’une guerre n’a rien à voir avec la “défense du territoire national” mais avec son sens propre.)
La question revient alors à celle de la légitimité des guerres qui sont entreprises aujourd’hui. Bacevich a parfaitement raison lorsqu’il conclut son article sur l’enjeu qu’implique le lien, ou l’absence de lien entre l’armée et la nation, avec l’argument supplémentaire de la tentative dérisoire, qui s’est soldée par un échec elle aussi, de l’emploi massif des technologies pour faire sortir la guerre du cadre humain. Du coup, effectivement, la situation réactive la condition de la légitimation de la guerre à son approbation par le peuple :
«After the Cold War, Americans came to see war as something other than a human enterprise; the secret of military superiority ostensibly lay in the microchip. The truth is that the sinews of military power lie among the people, who legitimate war and sustain it.
»For the United States to remain a great military power will require a genuine reconciliation of the military and American society. But this implies the people exercising a greater say in deciding when and where American soldiers fight. And it also implies reviving the tradition of the citizen-soldier so that all share in the burden of national defense.»
Le débat autour de l’armée se place à l’intérieur du débat général de la légitimité du pouvoir politique aujourd’hui. Ce débat arrive à son point de rupture lorsque ce pouvoir politique entreprend des politiques qui n’ont pas le soutien populaire, — ce qui semble la marque de la plupart de ses actes, — et que cette impopularité atteint un point de crise qui impose l’illégitimité de l’acte.
L’échec de l’armée professionnelle tel que le décrit Bacevich est un événement du même ordre que la “révolte populaire” mondiale, en février 2003, lorsque des manifestations massives eurent lieu contre la guerre en Irak. Mais il est plus décisif en un sens parce qu’il prive le pouvoir politique de l’instrument pour faire ses guerres, et qu’il infecte ce même pouvoir politique de la délégitimation qu’implique cet échec. L’argument de Mitterrand en 1990 ne vaut rien en regard des pertes subies (d’autant plus que ces pertes sont très faibles), et d’ailleurs il n’a aucune valeur morale et politique : une guerre n’est pas légitime ou illégitime selon les pertes qu’on y subit, mais selon sa valeur propre. La décision de Mitterrand en 1990 était plutôt un aveu : nous faisons désormais des guerres impopulaires parce qu’elles sont illégitimes. Avec la tragédie irakienne, nous sommes au bout de cette logique faussée, parce qu’en plus nous perdons ces guerres illégitimes. Si l’Histoire pardonne difficilement l’imposture, elle ne pardonne jamais l’imposture qui perd. C’est la situation du pouvoir politique occidental aujourd’hui.
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