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10407 octobre 2009 — Depuis le début septembre, tout le monde connaît le contenu du rapport du général McChrystal demandant 40.000 hommes de plus pour l’Afghanistan, pour ce qu’il nomme “une nouvelle stratégie” dans cette soi-disant “guerre” dont il est le commandant US et allié sur le terrain. Officiellement, comme l’on sait, le rapport n’a pas encore été officiellement communiqué au président; la “situation sur le terrain”, à Washington, officiellement encore, est que ce rapport a été transmis au secrétaire à la défense, celui-ci le gardant sur son bureau avant de le transmettre au président, en attendant que le président et ses conseillers, dont lui-même, Robert Gates, se soient décidé sur la “stratégie“ à suivre.
En attendant, Obama a rencontré McChrystal pendant 25 minutes à bord d’Air Force One, à Copenhague, le 2 octobre 2009, alors que l’avion venait d’atterrir nous précise-t-on, pour le réprimander fortement – non à cause de son rapport mais à cause d’une conférence que le McChrystal avait donnée la veille à Londres, où il avait tourné en ridicule l’autre option qu’examinent Obama et ses conseillers (moins de troupes et plus d’attaques aériennes par des drones, selon l’idée de Joe Biden). McChrystal avait dit, devant un parterre fourni et fleuri à l’IISS, que cette “stratégie” transformerait l’Afghanistan en “Chaostan”. “Hey Joe” Biden n’a pas apprécié, non plus que BHO. Le Daily Telegraph du 5 octobre 2009 nous dit: «Barack Obama furious at General Stanley McChrystal speech on Afghanistan… [… McChrystal] was summoned to an awkward 25-minute face-to-face meeting on board Air Force One on the tarmac in Copenhagen, where the president had arrived to tout Chicago's unsuccessful Olympic bid.»
Dimanche 4 octobre, dans les sempiternelles émissions d’information du dimanche, diverses personnalités et conseillers du président avaient effectivement laissé voir que le comportement de McChrystal n’avait pas réellement plu, ni au président, ni à eux-mêmes d’ailleurs. Le site WSWS.org présentait, le 6 octobre 2009, les interventions de deux d’entre eux, le directeur du NSC, James L. Jones, et Robert Gates:
«Although neither official mentioned McChrystal by name, both made it clear that his public campaigning for more troops, ahead of a decision by President Obama, was a violation of the norms of subordination of serving military officers to the civilian commander in chief. In an appearance on CNN Sunday, Jones was asked whether it was appropriate for a uniformed officer to publicly campaign for a specific policy choice in war. Jones answered by declaring, “Ideally, it’s better for military advice to come up through the chain of command.”
»Gates made an even more categorical statement on Monday, telling an Army convention in Washington that both civilian and military officials had an obligation to keep their opinions private while they were engaged in advising the president.
»“I believe that the decisions that the president will make for the next stage of the Afghanistan campaign will be among the most important of his presidency,” he said. “So it is important that we take our time to do all we can to get this right. And in this process, it is imperative that all of us taking part in these deliberations—civilians and military alike—provide our best advice to the president candidly but privately.” He went on to say, “And speaking for the Department of Defense, once the commander in chief makes his decisions, we will salute and execute those decisions faithfully and to the best of our ability.”»
Mais, sans aucun doute, l’article le plus significatif de l’aspect extraordinaire de cette affaire vient du Guardian, ce 7 octobre 2009. Il y a son titre d’abord («White House aims to halt general's public remarks on Afghanistan») – qui pourrait se traduire, avec un peu d’imagination: “Le problème de la Maison-Blanche: comment faire taire McChrystal?” – pourtant, nous aurions des suggestions... Quelques extraits de l’article, que nous avons choisi pour illustrer cet aspect purement communicationnel.
«The Obama administration has moved to stop Nato's top commander in Afghanistan, General Stanley McChrystal, from publicly challenging policy after he described as “shortsighted” proposals to greatly reduce the number of US troops fighting the Taliban. […]
»An administration official said last night that Obama met with Democrat and Republican representatives at the White House yesterday and told them that he will be rigorous and deliberate in his review of Afghanistan but that he understands the urgency of righting the flagging war. He also said he wants the discussion about the United States' next moves in Afghanistan to be honest and the debate should not be based on false choices between big troop increases or leaving the country.
»McChrystal has frustrated administration officials, including Gates, with public statements on the issue…. […]
»A prominent senator, Jim Webb, a veteran and former secretary of the navy under former president Ronald Reagan, has also waded in, saying it was “pretty odd” for McChrystal to have made a speech in London and given an interview to US television that were interpreted by the administration as an attempt to sway political decisions on Afghanistan. “At a time when people were meeting in the White House discussing Afghanistan, he was giving a speech in London. I thought that was pretty odd,” Webb told MSNBC. “McChrystal's recommendations are only one part of that conversation, and I think he needs to understand that.”»
Cette situation est justement décrite comme “extraordinaire”, selon le terme que nous avons nous-mêmes employé, par le Times de Londres ce 7 octobre 2009, où l’on voit se mêler les conseils à McChrystal de se taire suivis de confidences jugées comme étonnantes de candeur: «The extraordinary public debate over US policy in Afghanistan inched forward today with a candid admission of past failures from Robert Gates, even as he warned outspoken generals to keep their counsel private. “Because of our inability and the inability, frankly, of our allies to put enough troops in Afghanistan, the Taleban do have the momentum right now,” Mr Gates told CNN in a joint interview with Hillary Clinton, the Secretary of State.»
Les appréciations à propos de McChrystal varient. Pour les uns, il cherche à forcer la main du président, pour les autres il est plutôt “naïf” et peu habitué aux exigences du jeu de la communication politique. Pour d’autres encore, son comportement relève purement et simplement de l’insubordination. Le champ des hypothèses est grand ouvert. Cet aspect du débat, que nous séparerons avec détermination de son éventuel prolongement politique, recouvre un affrontement de stratégies entre la “stratégie” contre-insurrectionnelle (McChrystal) et la “stratégie” anti-terroriste (Biden).
La forme de ce débat-là, à l’intérieur du débat général (ouf), est elle-même extraordinaire, qui consiste à nommer “stratégies” deux formes de combat qui relèvent de la même situation, des mêmes données opérationnelles, de la même géographie et des mêmes rapports de force; tout juste devrait-on parler de “tactiques”, voire de “techniques”, utilisées indifféremment selon les situations locales par les groupes différents, que ce soit des talibans ou des non-talibans, que ce soit Al Qaïda si cette chose existe en tant que telle, etc. Cette façon de conceptualiser et d’élever au rang de stratégies des situations spécifiques de l’éternelle bataille des insurgés, ou des résistants, ou des irréguliers, contre des armées constituées, mesure le degré de virtualisation de cette “guerre” à laquelle on parvient en Occident américanisée. Il n’est alors pas étonnant que l’ensemble s’engouffre comme on se noie dans un marais glauque, dans l’immense champ de bataille de la communication.
Dans tous les cas, ce en quoi nous sommes chaque jour confirmé est bien que le “front” principal, aujourd’hui, est à Washington. («Generals Open New Front in Washington», de Patrick J. Buchanan, le 6 octobre 2009.) La bataille y est d’une intensité rare, sorte de dynamique de confusion enrobée dans le désordre et fixée dans une sorte de chaos figé.
Puisqu’on est bon esprit et esprit compatissant, on comprend les commentaires angoissés de ceux qui craignent une sorte de “coup” des militaires US, ou la main-mise de ces mêmes militaires sur le pouvoir civil. Pour notre part, franchement, nous ne voyons que désordre, confusion et agitation, chaos, et un paradoxal mélange de mouvement dans tous les sens et de paralysie avérée; tout cela est extrêmement effarant, et bien plus une marque de la “société de communication” que d’une crise stratégique pouvant conduire à une situation insurrectionnelle d’un des centres du pouvoir aux USA. Etaler de cette façon, depuis maintenant plus d’un mois, le débat sur deux “stratégies” qui n’en sont pas, à propos d’un rapport qui n’est pas encore tout à fait officiel et que tout le monde connaît, à propos d’un général qui parle beaucoup et à qui l’on intime l’ordre de se taire en le traitant d’insubordonné mais sans prendre la moindre mesure contre lui, ni faire le moindre commentaire officiel direct, tout cela… Tout cela, pendant que la situation s’aggrave en Afghanistan et que le pays est sur le point de tomber aux mains des talibans si l’on ne réagit pas, dito “si l’on n’applique pas mon plan” (McChrystal) – non, plutôt ceci – “tout cela pendant que” la situation n’est pas si mauvaise en Afghanistan, que le pays n’est pas en danger de tomber dans les mains des talibans, qu’il n’y a pas plus de cent combattants d’Al Qaïda opérant dans le pays (dixit James Jones, directeur du NSC).
Effectivement, la situation est “extraordinaire”, dans tous les cas sur le front de Washington. Ce débat, pour ne pas dire déballage, sur la place publique de la recherche d’une “stratégie” qui n’en est pas une, pour une guerre impopulaire avant d’avoir commencé (puisque l’amiral Mullen nous dit qu’on n’a pas vraiment commencé, en Afghanistan, la guerre qui dure [?] depuis huit ans), avec des généraux qui parlent à leur convenance avant de se faire sermonner par un président de passage à Copenhague pour permettre aux USA de prendre la raclée de leur vie devant le Comité International Olympique… Et rien, dans tous ces actes et ces initiatives qui paraîtraient chacune politiquement décisives ne donne le moindre effet de décision.
Hier, on a fait plus sérieux: premier round d’entretien d’Obama avec ses conseillers divers et variés dans le débat sur l’Afghanistan. Plus de trois heures d’“entretiens solides”, selon le porte-parole de la Maison-Blanche. Dix-sept intervenants, qui ont donné leur vision de la situation, la solution pour l’emporter et ainsi de suite… Epuisant, et excellent pour éclaircir l’esprit et conduire à la décision, sans nul doute – tandis que BHO, continue-t-on à noter, ne dit pas vraiment ce qu’il pense parce que, sans doute, il ne sait plus quoi penser. Buchanan, sarcastique mais pas vraiment à côté de la plaque, conclut son article cité plus haut par cette exhortation à ses lecteurs: «Look for Obama, not a natural Decider, to split the difference and send a few thousand U.S. troops to train the Afghan army.»
Revenons-y: est-il utile de parler d’un Obama aux ordres des généraux, comme fait Gore Vidal, ou de la crainte d’un “coup d’Etat” et d’une Amérique bientôt fasciste? Le problèmes des éventuels comploteurs prêts à prendre le pouvoir, c’est que plus personne ne sait vraiment ce que c’est que cela, le pouvoir, de quelle façon on y parvient, quelle manette il faut actionner, quel ordre il faut intimer, quelle grande gueule il faut faire taire. Le pouvoir, est-ce une chose qui existe encore? Washington est totalement embourbé dans cette “société de la communication”, qui devient peu à peu une “civilisation communicationnelle”, qui ne semble plus savoir que faire sinon communiquer – qui devient peu à peu une immense prison, où la communication résonne de mur en mur, sans jamais fixer l’esprit en rien du tout.
Nous serions tentés de penser que la seule réalité de ce débat, et l’idée fondamentale qui tourne autour de Washington la folle, c’est dans cette déclaration du porte-parole de la Maison-Blanche qu’il faut la trouver. C’est Jason Ditz, de Antiwar.com, qui la rapporte, le 6 octobre 2009: «While the Obama Administration has been presented as making a large-scale review of the war in Afghanistan with a myriad of options, the White House today insisted that none of those options involve the United States actually ending its eight year occupation. “I don’t think we have the option to leave,” spokesman Robert Gibbs insisted…» Il est curieux de parler de cela (quitter l’Afghanistan) comme si personne n’en parlait. Peut-être est-ce le signe qu’il s’agit bien de la seule chose sérieuse à laquelle tout le monde pense, au bout de l’épuisement des séances marathonniennes de réflexion “stratégique”.
…Pendant ce temps, les talibans sont priés d’attendre – et peut-être attendent-ils, figés dans leurs montagnes, se demandant effectivement si la guerre ne se déroule pas là-bas, dans la capitale schizophrénique de l’Empire paranoïaque... Phoney war, indeed.