Le débat sur la sécurité européenne, le “triple langage” et l’absence des USA

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Prenons le cas de la Géorgie. La situation entre la Russie et la Géorgie est aujourd’hui décrite dans les milieux européens institutionnalisés, comme «très intense, au bord de la confrontation. C’est un des plus graves points de crise aujourd’hui en Europe, qui peut conduire à une confrontation au niveau européen et de l’OTAN». L’analyse faite en interne de cette crise dans ces milieux est à deux niveaux, correspondants au phénomène du “triple langage” que nous avons tenté de définir, – c’est-à-dire, à côté du langage de la réalité (premier langage), en plus d’une censure du conformisme totalitaire de la bureaucratie et de l’establishment vers le public (deuxième langage), une auto-censure à l’intérieur de cette bureaucratie totalitaire, selon les préceptes du conformisme (troisième langage). Ce “troisième langage” détermine une vision conformiste, disons “dans la ligne du Parti”, dans les débats entre experts, malgré la consigne d'ouverture qui est leur règle en général. On retrouve cette situation surprenante de voir les experts et les spécialistes discuter entre eux du problème russe et de la question des rapports de la Russie avec la Géorgie pour le cas envisagé, “en toute liberté” selon une approche systématiquement auto-censurée. Le conformisme règne absolument. Le thème est alors connu: la Russie est méchante et vicieuse intrinsèquement, et, par conséquent, soupçonnée de tous les vices et de tous les torts; la Géorgie est un courageux petit pays face à l’ogre russe. (Accessoirement et for the record, l’Ukraine doit se préparer à entrer dans l’OTAN.)

La réalité apparaît lorsqu’on parvient à dépasser le troisième étage du “triple langage”, dans des entretiens “privé” ou en tête à tête. Bien sûr, la Russie n’est pas aussi noire qu’on dit, elle soutient même des thèses intéressantes pour la stabilité européenne; ce qui est assuré, par contre, c’est la prodigieuse corruption du régime géorgien, sans foi ni loi et animé de règles d'action relevant du gangstérisme; de même, vous dit-on, l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est une absurdité, anti-démocratique, déstabilisatrice, sans intérêt stratégique autre que la pure provocation. Vous pouvez arriver à faire dire ça à un expert européen assez aisément après avoir vérifié que les murs n’ont pas d’oreilles. L’emprisonnement de l’esprit occidental dans le conformisme, avec le triomphe des gueux en col blanc (ouvert), est un phénomène prodigieux de puissance. Bien évidemment, cette différence entre position conformiste et réalité des jugements introduit des situations difficiles quand des décisions effectives sont réclamées, comme ce sera le cas en décembre à l’OTAN, lorsque les questions géorgienne et ukrainienne reviendront sur la table. (Comme à l’habitude, les automatismes de la bureaucratie US dans ce cadre pousseront à l’exigence des positions les plus radicales.)

Dans cet étonnant paysage qui ressemble à un parcours dans une galerie de miroirs déformants, des réalités nouvelles puissantes se dégagent pourtant. Elles ne sont pas mentionnées parce qu’elles n’apparaissent guère dans les sujets parcellaires et “opérationnels” qui sont l’objet de toutes les attentions et par conséquent de la surveillance du “troisième langage”; elles n’apparaissent que dans la vision d’ensemble de la situation qui est un domaine de peu d’intérêt pour une bureaucratie fonctionnant uniquement selon une approche cloisonnée; par conséquent, elles peuvent être identifiées hors des normes conformistes. On peut même avancer paradoxalement que cette combinaison du cloisonnement de l’esprit et du conformisme cantonnant le débat de “troisième langage” à des sujets parcellaires permet à ces réalités nouvelles de s’imposer puisqu’elles se manifestent dans des domaines d’analyse qui sont négligés.

Une de ces réalités nouvelles est l’absence presque complète, aujourd’hui, dans le débat sur la sécurité européenne et les rapports entre l’Europe et la Russie, des thèses américanistes. Il existe aujourd’hui un débat, en Europe, autour de l’éventuelle nécessité d’une structure transnationale nouvelle, son opportunité, sa forme, etc. Ainsi, l’on débat abondamment de l’idée lancée par Medvedev d’une structure paneuropéenne et transatlantique comprenant la Russie, tandis que l’idée en vogue à Washington d’une “ligue des démocraties” (excluant évidemment la Russie), lancée par McCain et de plus en plus largement acceptée à Washington, est complètement ignorée dans ces mêmes débats européens. Ce retrait US de la spéculation politique en Europe est un point capital. Si l’on interroge des experts là-dessus, ils sont conduits à le reconnaître mais le conformisme reprend le dessus avec l’affirmation qu’il s’agit d’une situation temporaire due aux élections présidentielles. La véritable question à cet égard est de savoir de quelle façon aura évolué cette situation du débat sans les USA lorsque les élections US auront eu lieu, et ce que la situation aux USA donnera comme liberté de manœuvre au nouveau président.


Mis en ligne le 17 juillet 2008 à 11H06