Le départ de Rumsfeld est-il une tragédie ?

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Le départ de Rumsfeld est-il une tragédie ?


15 novembre 2006 — La rapidité de la décision du départ de Donald Rumsfeld de la direction du Pentagone après les élections du 7 novembre a été mise en évidence au niveau politique. L’explication doit aussi être complétée de la dimension psychologique, comme nous tentons toujours de le faire en face des événements politiques.

Nous avons déjà abordé ce problème avec Rumsfeld. Nous proposons de compléter cette démarche par la publication d’une analyse sur la même question de l’interrogation psychologique autour de la position et de l’évolution de Rumsfeld, publiée dans notre édition du 25 octobre 2006 de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie.

Le texte a été écrit trois semaines avant la démission de Rumsfeld et c’est effectivement l’appréciation psychologique de la position du secrétaire à la défense qui est mise ici en avant. Pour autant, l’hypothèse de la démission est largement envisagée, ce qui donne à la démarche un lien puissant avec l’actualité post-électorale.

(On lira parallèlement au texte ci-dessous, et pour l’illustrer du point de vue psychologique qui nous intéresse, le témoignage de Kenneth Adelman sur Rumsfeld, que nous publions par ailleurs.)

Rumsfeld tragique

Dans son volume monumental America Enters the World où il décrit la période entre le début du siècle et 1919, l'historien Page Smith aborde à la fin les “Recurent Themes” de son étude. Le premier de ces thèmes, c'est l'anxiété dans la vie publique américaniste, — l'anxiété que cette vie publique impose à la psychologie. «Anxiety, which has been a theme throughout this work, remained high in this period. Henry Adams wrote to Mabel La Farge : “people are in a conspiracy to hide their troubles, but beneah the surface they talk, only the anxietes are too close to be openly discussed…” Few of the figures we have encou -ntered in this volume were imune to nervous — i.e. physical and mental — breakdown. So far as we know their personal lives in any great details, virtually all suffered period of incapaciting depression.»

Plus loin, Page Smith écrit encore: «John Jay Chapman had the firs of several breakdowns in law schol. “The truth was,” he wrote, “that I was oppressed with the responsabilities of life, the dreaded hurdls, the fated race-course, imagintive pressures, perhaps the inheritance of a Puritan's cons- cience, or the drive of a suberged ambition.” [...] Chapman deplored the effects of the fierce competition…»

Est-ce une situation propre au monde américaniste? Elle y est certainement plus appuyée qu'ailleurs, à cause des conditions spécifiques de ce monde. En 1879, le docteur Beard, identifiant la névrose comme ce “mal moderne” d'où naît la dépression par la nécessité d'aller constamment de l'avant en perdant ou en ignorant les références psychologiques et historiques qui stabilisent la psychologie, la nomma: “le mal américain”.

Cette affection a beaucoup touché nombre de hauts fonctionnaires durant les années de Guerre froide. Les secrétaires à la défense ont payé leur tribut à cette pression psychologique impitoyable. En 1949, le premier d'entre eux, James Forrestal, se suicida alors qu'il se trouvait en traitement pour maladie mentale, et après qu'il ait montré des signes de détresse psychologique (on le trouve un soir en pyjama dans les rues de Miami, criant: «The Russians are coming!»). McNamara, entre le moment où il décida de quitter la direction du DoD (mai 1967) et son départ (janvier1968), connut une très grave dépression. La question qu'on peut poser aujourd'hui est de savoir si Rumsfeld n'est pas touché par cette affection.

Donald Rumsfeld en a-t-il assez d'être le “parfait bouc-émissaire”?

Donald Rumsfeld est connu pour sa réputation de “dur de dur”. Kissinger, qui s'y connaît dans le domaine, le décrit avec une certaine admiration et presque de la jalousie: «He is the toughest and the smartest bureaucratic warrior I 've ever seen in Washington D.C.» Depuis deux ans, le “guerrier bureaucratique” connaît une position inédite: il prend des coups. Ils sont nombreux, au Congrès, chez les démocrates et aussi chez certains républicains, à réclamer sa tête, son départ dans des conditions humiliantes. Il a déjà présenté sa démission à deux reprises (refusée par GW Bush).

Au reste, il y a des spéculations en ce moment sur le fait de savoir s'il ne faudrait pas, dans la grande manoeuvre en cours de “changement de stratégie” en Irak (ce qui suppose qu'il y en avait une, heureuse surprise), sacrifier Rumsfeld. Pas n'importe comment, d'ailleurs; d'une manière assez éclatante (et humiliante pour lui), pour obtenir un effet politique intéressant. Il est possible que Rumsfeld ne se prête pas à cette éventuelle manoeuvre.

Le 19 octobre, Sally Quinn détaillait dans le Washington Post la position de Donald Rumsfeld qu'elle décrit comme celle du “parfait bouc-émissaire”. Tout le monde, dans l'administration GW Bush (et au Congrès, qui a soutenu cette folie, et dans tout l'establishment finalement) est responsable de la catastrophe irakienne. Mais Rumsfeld est souvent désigné comme un peu plus responsable que les autres, jusqu'à être décrit comme le principal, voire le responsable exclusif. Sally Quinn prétend que cette position inconfortable a fini par emporter le sentiment du secrétaire à la défense et qu'il se prépare à partir de lui-même (ce qui préviendrait la manoeuvre signalée plus haut):

«And it's improbable that Rumsfeld can last. He may not have an exit strategy for Iraq, but, old Washington hand that he is, he undoubtedly has one for himself. I suspect that he has already told the president and Cheney that he will leave after the midterm elections, saying that the country needs new leadership to wind down the war. And he will resign to take a job in some sort of humanitarian venture, thereby creating the perception that he is a caring person who left of his own accord to devote the rest of his life to good works.»

Les précisions sur les ambitions humanitaires de Rumsfeld ajoutent une succulence ironique au propos. Cela ne le contredit pas pour autant. Il existe une école de pensée à Washington, qui nous dit que Rumsfeld est amer, fatigué, peut-être plus encore. Ce dernier point rejoint les considérations générales décrites plus haut. Il est notamment endossé par une source dont la qualité est reconnue. Le journaliste Seymour Hersh expliquait, le 14 août dernier, lors d'une interview radiodiffusée sur “Democracy Now!”, avec Amy Goodman: «Well, what's interesting about Rumsfeld, because for the first time … and not everybody agreed, but people that … you know, I’m long of tooth, Amy, and I’ve been around this town a long time, and obviously, since 9/11, a lot of people talk to me. And for the first time, Rummy doesn't seem to be on board, is what I’m hearing. Actually, somebody even suggested he's getting a little bit like Robert McNamara. If you remember, McNamara, the Secretary of Defense who, under both Kennedy and Johnson, was a great advocate of the Vietnam War and its chief salesman, basically, one of its chief salesmen all during the ’60s, and by ’67, he decided it wasn't winnable and ended up being shoved out and put in the World Bank.»

Hersh parlait de l'effacement médiatique du secrétaire à la défense durant la crise d'août 2006. Une théorie était (est) que Rumsfeld craignait qu'une extension du conflit conduisît à une attaque de l'Iran qui mettrait, par la riposte iranienne, le corps expéditionnaire US en Irak en très grave danger. Cette crainte reste toujours fondée puisque l'idée d'une attaque contre l'Iran reste toujours “d'actualité”. Elle rejoint effectivement l'obsession de McNamara sur la fin de son mandat, lorsqu'il se jugeait responsable de la mort des soldats américains au Viet-nâm. Nous employons le terme “obsession” à dessein.

Le secrétaire à la défense contre la machine (contre le Pentagone)

Dans son livre House of War, James Carroll rapporte la confidence que lui fit William Cohen, quand il était secrétaire à la défense (sous Clinton). Cohen se comparait au capitaine Achab en train de tenter de dompter l'énorme et monstrueuse baleine blanche. Le Pentagone pourrait-il être surnommé Moby Dick — mais une Moby Dick dont aucun Achab, finalement, ne parviendrait à avoir raison?

Rumsfeld partage, avec ses deux prédécesseurs dont le nom a été cité pour illustrer les conséquences des pressions psychologiques qu'engendre la direction du Pentagone, la caractéristique d'une carrière marquante et d'une personnalité très affirmée. Forrestal fut le véritable créateur du Pentagone tel que nous le connaissons mais il en fut chassé par Truman parce qu'il ne parvenait pas à contrôler ce département comme le voulait le président. McNamara fut le premier réformateur radical affirmé du Pentagone. Il échoua et connut le calvaire vietnamien. Rumsfeld s'est signalé, dès ses débuts à ce poste en janvier 2001 (après une première expérience en 1975-76), par une volonté affichée d'imposer au Pentagone une réforme radicale pour éviter que le département de la défense soit emporté dans une crise sans précédent. Aujourd'hui, c'est l'Irak qui est son calvaire. Les trois hommes sont de fortes personnalités, aux ambitions affichées, vaincus par Moby Dick. (Quoi qu'il en soit du sort de Rumsfeld, sa défaite est avérée.)

Les trois hommes n'étaient pas réputés pour avoir des psychologies fragiles. Avec Rumsfeld aujourd'hui, il est possible qu'on puisse conclure de leurs destins que les psychologies les plus solides se trouvent confrontées à des pressions difficilement supportables dans le monde bureaucratique de Washington, et, notamment, comme le relevait John Jay Chapman cité plus haut, une atmosphère de compétition épuisante à cet égard. Mais la question qui se pose également, en fonction du tableau historique que trace Page Smith de la vie washingtonienne où personne ne semble devoir être épargné par la dépression, est de savoir si ce trait est spécifique au système américaniste. On ne rencontre pas de situations systématiquement semblables dans l'histoire des gouvernements des autres grandes capitales occidentales. Les dépressions existent dans le personnel du pouvoir, mais aussi des existences préoccupées, agitées, qui ne cédèrent pourtant pas à ce mal.

Le cas américaniste est intéressant. Le pouvoir étant nécessairement une compétition et une fuite en avant, les hommes sont soumis à la névrose qui est le terrain favori des dépressions. Le docteur Beard, dont on a parlé plus haut, faisait explicitement le lien, pour expliquer la névrose, entre l'absence de repères traditionnels et historiques propre à l'Amérique et le caractère très américaniste de ce mal.

La fragilité, la vulnérabilité des positions hiérarchiques dans la vie politique américaniste rendent compte des caractéristiques du système. Fondé sur le refus des hiérarchies régaliennes, le système expose par nécessité ses membres à la concurrence effrénée et donne aux psychologies cette fragilité qui les rend vulnérables. L'autre caractéristique du système américaniste est l'omniprésence dès l'origine de la communication et la nécessité d'un travestissement des réalités derrière une apparence d'affirmation sans rapport avec ces réalités. On retrouve les caractères du système conduisant au virtualisme, dont on découvre que les meilleurs spécialistes, ceux qu'on jugerait invincibles à cet égard, en sont tout de même les victimes (voir le cas personnel de la dépression d'Alastair Campbell, dans notre Journal du 25 octobre 2006).

Face à cela, il y a la dureté de granit, le poids écrasant du système, réunis dans le cas qui nous occupe dans la dimension mythique de Moby Dick, la House of War de Carroll — le Pentagone. C'est contre cette structure qui semble défier le temps et la puissance du temps, qui s'appuie sur une bureaucratie insaisissable, décrite par le même Rumsfeld (discours du 10 septembre 2001) comme le plus grave danger auquel aient à faire face les États-Unis, — c'est contre cela que se brisent les psychologies les plus fortes. Il semble que même le redoutable Donald Rumsfeld pourrait y succomber.