Le dernier survivant du rêve brisé

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Le dernier survivant du rêve brisé

27 août 2009 — Il y a sans aucun doute une réelle émotion aux USA pour la mort de Teddy Kennedy, qui s’impose comme un événement dont l’importance et l’émotion peuvent paraître surprenantes. Il s’agit d’un sénateur dont la puissance et l’influence étaient réelles et considérables, mais avec assez peu d’échos dans l’univers de la communication. Ted Kennedy avait un poids considérable qui comptait fortement dans la vie politique des Etats-Unis, mais peu spectaculaire, non mesurable dans les termes habituels de l’univers de la communication. Lui-même n’avait pas caché, ces dernières années, le peu de goût qu’il avait pour l’évolution de la vie politique aux USA, le désenchantement qui en avait résulté, la lassitude pour l’aspect publicitaire de la vie publique qui corrompt implacablement les psychologies.

Dans l’article qu’il lui consacre le 25 août 2009, Robert Scheer, de Truthdig.com, qui le connaissait bien, rapporte ce souvenir qui marque combien les élites américanistes avaient perdu le sens de cette démarche d’une certaine solidarité sociale, quoique fort sélective ou épisodique, qui fit longtemps et tant bien que mal la puissance du système. C’était la capacité de ces élites richissimes, dans tous les cas certains en son sein, à trouver et à choisir le comportement, qui ne manque pas d’humanité à côté de tous les reproches qu’on peut évidemment leur adresser et qui demeurent sans aucun doute, à exprimer la compassion et à donner à cette compassion une place dans leur action politique. Dans cet extrait du texte de Sheer, bien entendu, il faut s’attarder à la dernière phrase, une réaction de Teddy Kennedy à cet article de Sheer, qui mesure le désenchantement du sénateur concernant la valeur absolument pervertie des élites américanistes. Combien de sénateurs seraient aujourd’hui capable de comprendre la leçon de Franklin Delano Roosevelt, qui a sans aucun doute une réalité humaine à côté, par pur contraste qui brouille le jugement entier et interdit de le fermer, de son efficacité politique qui pourrait être traduite par certains en un froid calcul politique?

«In the first year of the George W. Bush presidency, I wrote a column for the Los Angeles Times entitled “Bush Could Really Use a Fireside Chat With FDR,” stating: “This is a president who never learned that it is possible to be a leader born of privilege and yet be absorbed with the fate of those in need. … Not so Roosevelt, a true aristocrat whose genuine love of the common man united this country to save it during its most severe time of economic turmoil and devastating war.” Kennedy wrote a note thanking me for the column, adding, “I can think of at least fifty on the Senate side of Capitol Hill that could benefit from a good fireside chat as well.”»

Les réactions sont très nombreuses aux USA, comme pour une sorte de tragédie nationale, sans doute bien plus que pour la mort d’un ancien président, et avec une autre allure que les décès de nos héros courants. (Comparez cette émotion et cette solennité tragique avec l’hystérie universelle et la pathologie générale qui entourèrent la mort du pauvre Michael Jackson.) Elles exsudent une sorte d’unanimité qui ne paraît pas feinte, qui paraît toute entière tournée vers le passé et la nostalgie qui s’y rattache, et contraste d’autant avec la pitoyable situation du régime à laquelle les mêmes qui s’émeuvent sont également partie prenante. Les larmes de Joe Biden, par ailleurs politique d’un piètre calibre, ne sont pas feintes, telles qu’on a pu les distinguer, le 26 août 2009, lors d’un événement qui n’avait rien à voir avec la mort du sénateur. «He was kind of like an anchor», dit Biden; cela, comme l’on dit d’une référence qui disparaît, peut-être la dernière référence de ce qui faisait la puissance politique du système pour maintenir sa hiérarchie et ses privilèges, mais aussi son attraction puissante et presque irrationnelle par ce qu’elle supposait d’affirmation d’une certaine capacité, pour un individu si puissant, à paraître se mettre au service de ce qui semblait un bien commun, sinon le bien public. Tout cela a complètement disparu, enfui avec la référence dont la mort clôt le chapitre du souvenir encore vivant.

«Biden was supposed to be heralding the administration's push for energy independence at the department of energy. The event was shelved, but not before he delivered an emotional and stirring tribute. “He's left a great void in our public life and a hole in the hearts of millions of Americans and hundreds of us who were affected by his personal touch throughout our lives,” said Biden, whose grief was etched in his face. “People like me, who came to rely on him. He was kind of like an anchor. And unlike many important people in my 38 years I've had the privilege of knowing, the unique thing about Teddy was it was never about him. It was always about you. It was never about him. It was people I admire, great women and men, at the end of the day gets down to being about them. With Teddy it was never about him.”»

Bien entendu, Barack Obama mènera la peine nationale qui sera célébrée pour les obsèques de Teddy Kennedy, qui seront nationales, grandioses, avec toute la pompe que sait déployer la Grande République. Barack Obama doit beaucoup à Teddy Kennedy, sans qui il n’aurait sans doute pas été élu. Sa déclaration présidentielle, le 26 août 2009, nous a donc fait croire que parmi les “so many lives” que l’action de Kennedy influença, se trouve la sienne:

«“The outpouring of love, gratitude and fond memories to which we've all borne witness is a testament to the way this singular figure in American history touched so many lives,” President Obama said. “For five decades, virtually every major piece of legislation to advance the civil rights, health and economic wellbeing of the American people bore his name and resulted from his efforts.... An important chapter in our history has come to an end.”»

Un lourd symbole pour l’Amérique

La mort de Teddy Kennedy est un étrange événement et un événement marqué d’un lourd symbole pour l’Amérique. Au contraire du sort de ses frères, l’événement était évidemment prévisible. Sa maladie, dont on avait vu les premiers signes graves lors d’une séance du Sénat, constituait un événement national et un événement public qui faisaient de sa mort quelque chose d’un événement politique et également public complètement inéluctable. Ce n’est pas le même chose que l’universelle inéluctabilité de la mort, ou disons pas seulement; il s’agissait de l’inéluctabilité de la mort d’un certain art de la politique à l’intérieur d’un système dont nous ne pouvons que constater l’inéluctable perversité.

On pourrait dire que Ted Kennedy fut “vertueux”, au sens du système, par accident – mais enfin, il le fut. Le piteux et tragique incident de Chappaquiddick en 1970 qui avait brisé ses ambitions présidentielles (voir ce qu’en écrit Joyce Carol Oates le 27 août 2009) avait donné naissance à un autre Teddy Kennedy, “le plus grand sénateur de son temps”; c’est-à-dire un homme ayant choisi ou ayant été conduit à choisir, ou les deux à la fois, de faire sa carrière dans la fonction supposée centrale du système tel qu’il avait été conçu dans ce qu’on jugeait être sa vertu originelle. Pour les Pères Fondateur, l’élu du corps législatif, surtout le sénateur, représentait le véritable moteur moral de la démocratie américaine qu’ils avaient instituée, plus marquée par le devoir que par la gloire, dans un temps où l’on pouvait dire sans trop de dérision “démocratie américaine” plutôt que “système de l’américanisme”. (Cela n’empêche la restriction de la réalité immédiate. Dès mai 1791, le secrétaire d’Etat Jefferson écrivait au président Washington pour dénoncer la corruption du Congrès, annonçant que la chose menaçait la démocratie américaine – signe que les dès étaient pipés dès le départ et que le jugement ne peut être entier.)

Le reste est connu: Teddy, “le dernier” des Kennedy; derrière lui, la fortune et “la dynastie”, faite comme chacun ne l’ignore plus, par l’habileté interlope du “patriarche” Joseph Kennedy, retirant et sauvant ses avoirs de Wall Street peu avant le krach de 1929, comme s’il en avait été “mystérieusement” averti; confortant sa fortune dans le trafic de l’alcool (Prohibition oblige…); cultivant les relations également interlopes et faisait élire John président, notamment avec un coup de main de tel ou tel capo de la Cosa Nostra. Puis les destins de John et de Bobby, l’ère de la tragédie, en même temps que l’embrasement de l’Amérique.

Mais ce n’est pas ce qui nous arrête, cette chronique mi-ombre mi-lumière, tragédie relevant également de l’anecdotique, sans véritable morale assurée. Au contraire, la véridique dimension de ce décès est qu’il sonne comme un symbole, survenu au milieu de l’effroyable désordre d’impuissance et de division qu’est devenu le débat sur les soins de santé. On sait ce que la chose était pour lui, pour ses ambitions de réformateur (un système de soins de santé décent dont l’absence dans ce pays constitue un signe extravagant de la force de la tromperie instituée par l’American Dream). L’Amérique que laisse Teddy Kennedy est un système parvenu au terme de son aventure, et il y a, très fortement quoique souterrainement, ce sentiment général dans les réactions soulevées par sa mort. Cela sonne comme un symbole du terme de l’équipée américaine devenue américaniste, par conséquent comme un constat tragique du sort des illusions de la modernité.

Sur son lit de mort, en 1825, Thomas Jefferson avait murmuré: «Tout, tout est perdu», signifiant par là la société idéale dont ils avaient rêvé. Rien n’a jamais démenti fondamentalement ce mot, et la mort de Teddy Kennedy, et tout ce qui l’accompagne, semblent en être comme le symbole illustrant la phase finale.