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836La première sortie publique du général Dempsey depuis sa nomination comme nouveau président du comité des chefs d’état-major US (Joint Chiefs of Staff) nous a montré un homme bien inquiet, sinon absolument convaincu de l’incertitude et de l’imprévisibilité du monde, et avouant son impuissance et son désarroi à cet égard. Il y aurait au moins, peut-être, qui sait, chez le général Martin Dempsey, de l’U.S. Army, le mérite d’une vertu qu’on pourrait nommer “franchise”, – plutôt que de sombres arrière-pensées qu’on pourrait être trop prompt à débusquer. Mais cette vertu ne serait que temporaire ou épisodique, comme c’est le plus souvent le cas dans cette sorte d’occurrence.
Dempsey vient d’être nommé par Obama pour prendre la présidence du JCS, en remplacement de l’amiral Mullen. La nomination doit encore être confirmée par le Sénat, mais cette condition ne devrait être qu’une formalité pompeuse, comme c’est la coutume dans le Système. Le changement de présidence du JSC doit se faire en septembre prochain.
Mercredi 1er juin, Dempsey parlait devant le RUSI (Royal United Services Institute) de Londres, devant des chefs militaires de divers pays, dont les USA, le Royaume-Uni, la Chine, le Brésil, etc. On en trouve par exemple un rapport sur RAW Story, relayant AFP le 1er juin 2011. Quelques exemples significatifs de son intervention.
• La “liquidation” de ben Laden chef nominal et éventuellement mythique ou fabriqué d’al Qaïda, avec cette idée implicite que la situation pourrait être pire après cette acte si universellement acclamé… «“The killing of Osama bin Laden was a great moment in terms of taking the leadership of Al-Qaeda and creating difficulties for that organisation”… […] But Dempsey underscored the idea that Al-Qaeda was in some ways a “leaderless” organisation that might regenerate in unexpected ways after US commandos killed bin Laden in Pakistan a month ago. “I don't know that we have yet come to understand what his particular demise might mean for the future,” he said.»
• Le “printemps arabe” semble rendre Dempsey aussi perplexe qu’il a surpris son prédécesseur Mullen, d’ailleurs Dempsey lui-même bien aussi surpris… «[T]he US military needs to adapt better to “viral” events like this year's revolutions in the Middle East. “Here I think our imaginations are just beginning to touch the edges of what it might mean,” he said, adding that so far “maybe we have not used our imaginations to the extent that we might use them.” He added: “What brought down Mubarak was Facebook and social networking, a leaderless organisation that rose up and we call the Arab Spring. So things can happen much more quickly than in the past”…»
• Sur l’Afghanistan, qu’il semble considérer comme pire que l’aventure irakienne, Dempsey sacrifie en partie à la narrative officielle, disons au niveau tactique, mais avoue son inquiétude, pour ne pas dire pire, au niveau stratégique… «Dempsey said that in Iraq there had been “vindication” for US efforts to hand over security to local forces, but in Afghanistan the “challenge has been and continues to be different.” “There has been enormous progress made at the tactical level but the progress has been harder to link together with progress at the national level” in Afghanistan, he said.»
…En d’autres mots, Dempsey apparaît comme un bien singulier général, ou bien un général pour la Fin des Temps, ou pour la Fin du Système, ou quelque chose dans ce genre. On doit remarquer qu’il fait ces déclarations devant un parterre de chefs militaires, non pas des représentants de l’Alliance (cette chère OTAN), non pas des représentants du bloc américaniste-occidentaliste au sens le plus large, mais devant des représentants d’un peu tout le monde, y compris des Chinois par exemple, normalement rangés dans les ennemis plus que probables et à surveiller de près. Ce n’est pas un chef de guerre US ivre de la puissance américaniste qui parle, et ce n’est pas non plus pour lancer un appel à une mobilisation contre un Ennemi identifié qu’il parle. Ecoutons-le, c’est bien plutôt une plainte terriblement effrayée contre un monde qu’on ne comprend plus, qu’on ne contrôle plus, qu’on n’appréhende plus… Dempsey parle au nom du Système, en espérant que tout le monde (notamment chez ses auditeurs) fait partie du Système pour participer à la défense du Système, et lui-même, pourtant, en dénonçant in fine ce Système qui semble impuissant devant des situations dont il a tout de même la responsabilité. Il y a donc tout dans l’intervention du général Dempsey, un très grand désordre, un zeste non négligeable de contradiction et, surtout, surmontant et inspirant tout cela, un immense désarroi ; il y a un homme à la fois absolument serviteur du Système et prisonnier du Système... Cette dualité dans les positions chez un seul homme (à la fois homme du Système défendant le Système, à la fois décrivant pour les dénoncer l’état catastrophique du Système et de ses effets) est de plus en plus souvent rencontrée, de plue en plus perceptible chez celui qui la montre.
Il est évidemment peu ordinaire d’entendre le futur président du JCS nous dire que la “liquidation” de ben Laden est finalement plus une complication catastrophique qu’autre chose. Certes, des enquêteurs complotistes pourraient y voir une manœuvre du Pentagone pour conserver la mobilisation contre “la Terreur”, mais c’est voir un peu petit et en connaître bien peu sur les coutumes. Lorsqu’il y a “victoire”, il y a “victoire” et on ne marchande pas sur l’autosatisfaction, comme Obama lui-même nous l’a montré. Au contraire, Dempsey semble dire : “au moins, avec ben Laden, même en mode virtualiste, nous avions notre marionnette-épouvantail, nous savions à qui nous avions affaire, d’ailleurs lui et nous vieux complices des années 1980 antisoviétiques recyclés dans l’antagonisme sans retour…”. On observera à cet égard que Dempsey ne raisonne pas différemment que l’impertinent Andreï Fediachine, citant le non moins impertinent Sir Sherard Cowper-Coles, ancien ambassadeur britannique à Kaboul, – puisque ce qui est dit ici des chefs talibans pourrait l’être, par Dempsey, d’un ben Laden qui existerait encore, qui même serait réinventé s’il n’avait jamais existé… :
«Selon lui [Sir Sherard Cowper-Coles], en éliminant des commandants expérimentés des grandes unités armées de talibans, les Américains se mettent dans l’incapacité totale de négocier avec les personnes expérimentées, déjà lasses de la guerre. Ces gens sont remplacés par des jeunes aigris et acharnés pour qui le djihad représente leur raison d’être. Dans ces conditions, les négociations cessent complètement d’être à l’ordre du jour.»
Effectivement, tout dans le discours de Dempsey transpire de la crainte de l’incertitude, de l’incapacité de comprendre les événements et de s’en saisir. (Et cela, évidemment, renforce la thèse d’une appréciation sincère à propos du cas ben Laden : il s’agit d’un cas d’espèce dans une perception globale de la situation.) On s’étonnera à cet égard des extraordinaires différences de discours qu’on trouve chez un Dempsey, par rapport, par exemple, à un Petraeus. Ce que Dempsey dit de l’Afghanistan revient, à peine en plus soft, à la critique de Sir Sherard Cowper-Coles à cet égard, qui traite Petraeus, ni plus ni moins, d’imbécile ou d’intriguant c’est selon, pour avoir conduit l’Afghanistan dans une sorte de trou noir catastrophique pour l’OTAN et les USA. On retrouve sans doute, en fortement aggravé et dramatisé par l’évolution de la situation et sa généralisation à tous les problèmes, l’antagonisme qui exista déjà au sein de l’U.S. Army en 2006-2007. Petraeus fut imposé, au nom d’une stratégie de type narrative et de communication (le fameux “surge”), à la direction du théâtre irakien comme un sauveur par une cabale d’activistes et de publicistes civils, néo-conservateurs en tête et tous idéologues extrémistes du Système, avec une campagne de communication très puissante et fortement orchestrée, et qui fit également la campagne de promotion des soi disant “résultats” victorieux de Petraeus en Irak, grâce au susdit “surge”. La hiérarchie “classique” de l’U.S. Army fut alors complètement ignorée dans son opposition à cette stratégie et sa méfiance de la campagne de marketing Petraeus imposée par les extrémistes civils ; cette hiérarchie était représentée alors par le général Casey, qui avait été transféré de l’Irak à la fonction suprême de chef d’état-major de l’U.S. Army, – cette promotion sonnant comme un désaveu doré (désaveu par la promotion, ou comment faire taire le récalcitrant) de la position de Casey contre les thèses soi disant novatrices de Petraeus, et le goût immodéré de Petraeus pour la publicité, les communications et les intrigues washingtoniennes.
Outre d’être plutôt du côté de la hiérarchie “classique” contre les excès virtualistes et de publicité d’hommes tels que Petraeus, parfaitement complice cynique du Système et de ses us et coutumes, Dempsey est certainement plutôt du côté des conceptions de son prédécesseur de l’amiral Mullen disant tout son désarroi devant “le printemps arabes”. (Et, de ce point de vue, le qualificatif “classique” utilisé pour la querelle contre Petraeus désigne plutôt une attitude hiérarchique qu’une perception stratégique de la situation du monde. De ce dernier point de vue, c’est plutôt Petraeus qui est “classique”, soumis au Système selon ses propres avantages et intérêts (ceux de Petraeus), jouant le jeu virtualiste et de communication, contre une perception beaucoup plus réaliste de Mullen-Dempsey.) On voit bien, également, que Dempsey élargit la vision de Mullen à une incompréhension fondamentale, non seulement de la vitesse du processus de la chaîne crisique, mais à sa signification profonde (qui est indéchiffrable pour lui sinon dans la description du phénomène), au constat que malgré les ripostes “contre-révolutionnaires” (Bahreïn, Yemen, Syrie, Arabie, etc., voire les freinages en Tunisie et en Egypte) rien ne paraît devoir être repris en mains et re-stabilisé en aucune façon. D’où la tendance évidente à accentuer cette vision très pessimiste (réaliste) et désorientée et l’étendre, assez justement à l’ensemble des relations internationales et de la situation générale. Dempsey emploie dans un sens catastrophique le terme de “viral” employé pour le marketing pour les soi disant “réseaux sociaux”, c’est-à-dire les courants populaires incontrôlés et insaisissables à cause de leur structure non centralisée, utilisant les technologies de la communication pour s’affirmer, notamment du point de vue politique dans ce cas, et échappant pour l’instant à tout contrôle, voire simplement à la compréhension fondamentale du Système.
Dans ce cas du général Dempsey, on se trouve devant un homme du Système qui, à cause de ses nouvelles fonctions, est conduit, pour faire “un état des lieux général”, à sortir de ses problèmes techniques et sectoriels qui permettent en général d’occulter la situation générale de crise terminale et d’effondrement du Système, et à constater effectivement la gravité de cette situation générale, en élargissant sa vision à toute la situation internationale en général. On retrouve le cas de certaines autorités plus “techniques” que les directions politiques obstinément aveuglées par leur emprisonnement à un système de la communication qui impose une vision “optimiste” restant parcellaire bien qu’elle prétende à la généralité ; comptables d’intérêts particuliers de centres de pouvoir non soumis aux aléas des exigences du système de la communication (narrative pour rencontrer les attentes supposées du public, selon les normes publicitaires), ils ne dissimulent pas leur désarroi devant l’état d’effondrement catastrophique du Système, l'impuissance de ce même Système, non seulement à contrôler, mais à simplement comprendre la Chute en cours. Cela ne fait pas de Dempsey un “réformiste” révolutionnaire, bien entendu, mais marque simplement un moment de lucidité qui confirme effectivement la terrible situation de la crise générale telle qu’on peut la mesurer aujourd’hui.
Mis en ligne le 3 juin 2011 à 05H16