Le désenchantement de Dieu

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Le désenchantement de Dieu

21 août 2017 – Ce titre, Le désenchantement de Dieu, est celui de l’introduction du Tome-III (Le Premier Cercle) de La Grâce de l’Histoire . Je peux ajouter pour “faire complet” que je connais déjà le titre de la conclusion de cette partie du récit, qui le fermera en tout état de cause (je veux dire même si le livre n’est pas achevé, et alors ce sera tout complètement symbolique), – et ce sera Le réenchantement de Dieu. On verra plus tard ce qu’il en sera de son contenu et de ses ambitions (je parle de la conclusion).

J’ai donc choisi de publier le texte complet de l’introduction du Tome-III, déjà très-travaillé de relecture en relecture, au point que je peux dire qu’il est très-proche de ce qui sera publié ou serait publié selon qu’il le sera ou pas. Mais c’est une remarque de pure forme puisque, “publié”, il l’est déjà avec cette page du Journal-dde.crisis.

Cette introduction n’est pas d’une forme générale mais s’attache à un sujet spécifique en s’appuyant sur une chronologie et une activité historiques : au travers de ma carrière dans l’écriture (presse classique, Lettre d’Analyse, livres, internet), étudier et expliquer l’évolution du style de l’écrit que j’ai pratiqué, le lien extrêmement fort de cette évolution non seulement avec le sujet traité mais surtout avec la façon de traiter le sujet. Ainsi est justifiée cette idée que j’ai souvent exprimée de travailler sur l’évolution de la situation du monde de la façon la plus rapprochée et la plus suivie (le travail dit “d’actualité”) en employant directement une méthode que je qualifie de métahistorique, directement métaphysique, qui est d’habitude complètement détachée des événements “au-jour-le-jour”. L’argument essentiel de cette évolution et de cette méthode est que les événements eux-mêmes, que je perçois comme directement métahistoriques au moins depuis le 11 septembre 2001, réclament cette approche ; que le système de la communication, d’une puissance inouïe, contribue à cette nécessité ; que le résultat est une contraction du Temps et une accélération de l’Histoire, contribuant au renforcement décisif de l’argument.

La chronologie de ma carrière, certains événements personnels, certaines situations, complètent l’ensemble en contribuant à faire mieux comprendre, je l'espère, cette évolution dans le chef de celui qui a été l’outil de cette évolution. Je pense que diverses questions qui peuvent venir à l’esprit du lecteur et qui m’impliquent moi-même, aussi bien concernant les sujets traités que l’opportunité de cette publication sur le site reçoivent directement et indirectement leurs réponses dans le texte lui-même. Le fait que cette année de 2017 marque le cinquantenaire de mon activité professionnelle de l’écrit (j’ai commencé le métier de journaliste en novembre 1967) ajoute un aspect anecdotique mais néanmoins symbolique qui a renforcé l’idée de cette publication : on comprend que je suis un “vieil homme” mais que cette condition ne m’enchaîne en rien aux références souvent modernistes concernant les lois et lieux communs terrestres qui nous sont habituels par rapport à notre situation chronologique ; on comprend que seule ma condition personnelle en répond.

(L’utilisation d’astérisques [***] marque le découpage du texte en plusieurs temps de “respiration de la pensée” plutôt qu’en chapitres proprement dits, ce qui serait impropre à mon sens. Ce même texte sera republié prochainement pour figurer dans d'autres rubriques du site.)

PhG 

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Le désenchantement de Dieu

Pour introduire cette troisième partie (Tome III) du récit qui a tout pour en paraître son terme, celui d’une réflexion et celui d’une vie peut-être, et la chose dite sans amertume ni crainte aucune en sachant qu’ainsi c’est aller au fond de moi-même, pour cela il faut aller aux origines. J’ignore quand ma vie a basculé, quand je suis passé de l’autre côté, quand l’esprit a quitté sa posture d’attente pour celle de l’interrogation sans fin sur l’accomplissement, mais je sais quand j’ai commencé à me battre, dans le noir, en aveugle tragique, pour m’extirper des illusions d’une imagination qui avait embrassé et embrasé toute ma jeunesse de solitaire. Dès ce moment, alors que j’avais fait vocation d’écrire de nombreuses années auparavant, j’ai commencé à observer le monde pour le voir changer et s’éloigner du premier spectacle qu’il m’avait offert ; j’étais devenu journaliste, ce qui est le métier le plus sot, le plus prétentieux et le plus inadvertant du monde pour celui qui croit que c’est un métier (de “ministerium” puis “mestier”, qui signifie “besoin”, “service” ou “fonction”) ... En vérité, c’est un lieu de passage par où l’on parvient, si le destin fait votre fortune, à un poste d’observation qui change ce soi-disant “service” en autre chose ; ces postes d’observation, vous savez, comme ces refuges en bois montés sur pilotis qu’on installe sur des éminences, dans une forêt et au-dessus d’elle mais sans rien prétendre, pour simplement surveiller jusqu’à l’horizon les départs de feu qui peuvent allumer des incendies gigantesques. Pour un journaliste, prétendre à ne plus être que ce lieu de passage n’a aucun sens et bouleverse la compétence jusqu’à l’inversion du jugement ; d’où je dirais qu’un “bon” journaliste dans le sens d’être honorable, c’est celui qui se sort du métier au moment qu’il faut qui est celui où l’on comprend de quoi il s’agit qu’être journaliste, dans les circonstances qui valent et l’esprit fait, pour de plus vastes entreprises.

Ainsi ai-je vu, depuis la fin de l’année 1967 où je débutai dans ce “journalisme”-là, le monde se transformer en même temps que je me transformai moi-même, et à mesure, c’est-à-dire dans une harmonie parfaite, même si les outils de cette harmonie (les événements, de fait) n’étaient pas, eux, un modèle d’harmonie. J’ai veillé, sans aucun doute inconsciemment d’abord puis de façon plus consciente en mesurant le phénomène, à me laisser pénétrer par le sens des événements pour me changer moi-même, et pour tenter de mieux en saisir la signification. De ce point de vue, la chance m’a servi, ou bien faut-il dire que la fortune ménagée par le destin doit être baptisée, – convention entre nous destinée à brouiller les pistes, – justement du nom de “chance”... Au reste, cette coïncidence des variables entre le destin du monde et le mien ne procure en rien le bonheur, ni ne flatte une vanité qui n’a nulle place chez moi, ni ne bâtit la moindre fortune ; je crois même que c’est un fardeau, une charge épouvantable, comme une main géante qui vous accompagne, presse sur vous par instants comme pour rappeler sa présence, qui appuie avec une force diverse et dans des sens et des buts différents, ici pour vous laisser vous redresser sinon pour vous y inciter voire vous y aider, là pour vous empêcher de trop avancer et trop follement.

Parfois, vous vous prenez à penser qu’il serait mieux d’être un oiseau, ou un poisson, ou un berger beauceron de sexe femelle comme l’ont et le sont mes chiennes successives, et l’être dans un moment choisi où il n’y a aucun humanoïde trop proche, où vous pouvez vous abstenir de sombrer dans le vertige des pensées élevées ; non que j’ai le moindre mépris pour les capacités du caractère de ces nobles animaux, au contraire je crois qu’ils ont plus de caractère que nous, qu’ils se tiennent droits et fermes, qu’ils font « énergiquement [leur] longue et lourde tâche », comme dit le loup de Vigny, sans un mot parce qu’il ne parle pas au poète dans cette circonstance, il pense le poète avec les sens et l’imprègne des hautes intuitions que lui offre son propre caractère. Je préfère bien souvent les animaux aux sapiens sapiens, et je crois qu’ils ont, d’un point de vue qui écarte tous les stratagèmes de l’apriorisme, plus de noblesse que nous dans leur perception du monde, et par conséquent dans leur comportement ; plus loyaux, plus patients, sans la moindre hypocrisie, complètement innocents... Mais je laisse là cette noblesse naturelle qui est de toutes les façons chose acquise et qui se joue du temps ; pour notre compte, il était entendu que je vous parle des origines, lorsque c’était encore “le lieu de passage” pour moi, installé dans les premiers actes de ma fonction de “journaliste”.

Dans ces années-là, à partir de 1967, je n’avais pas encore entrepris d’avoir une relation avec les animaux et je vivais encore avec moi-même vivant avec ses semblables. Peut-être dira-t-on que j’étais avide du monde, de le comprendre, de le saisir par les moyens habituels que le cadre où vous êtes contraint, ce que je me suis accoutumé à nommer “Système” en m’en expliquant souvent et longuement, met à votre disposition. (Pourtant, je ne mettais nulle passion excessive dans tout cela du moment que j’écrivais, puisqu’écrire c’est tout pour moi, dès ce temps-là et même avant.) Je croyais donc, dans ces premières années, conquérir ma liberté alors que j’entrais dans le schéma de la construction de mon emprisonnement. Cela est dit peut-être d’une manière un peu dramatique, et mérite aussitôt quelques aménagements : vous découvrez vite, si vous avez l’esprit un peu vif, qu’il s’agit d’un emprisonnement, mais qu’il faut tout de même en passer par là ; il faut donc ruser avec le Système, paraître consentir, utiliser les outils dont il vous donne la disposition car ils sont nécessaires, tout en préparant, inconsciemment d’abord puis de plus en plus de façon concertée, le lieu, le moment et les conditions de votre évasion. Pour moi, cette évasion eut lieu en 1985, précisément en mars 1985, exactement le 9 mars 1985, et l’on va voir que tous ces détails chronologiques extraordinairement précis sont très loin d’être fortuits.

Effectivement, je passai les premières années de la vie du destin que je veux conter ici dans un établissement dit socio-professionnel, un journal quotidien d’information générale, à bâtir la prison que je devais me destiner à moi-même selon la destinée qui m’était assignée par le Système et dont je devinais déjà le caractère faussaire par rapport au destin dont je parle ; cela, à l’aide d’outils qui semblaient ceux de l’asservissement mais que je m’appropriais peu à peu, qui allaient se révéler également précieux, par inversion vertueuse, parce qu’ils serviraient à mon évasion, puis à débarrasser ce destin qui m’était assigné de cette hypothèque maudite de la prison-Système, puis à forger dans le cadre de ce même destin une voie où je pourrais exprimer ce qu’il m’était donné d’accomplir selon la perspective qu’il (ce destin) m’offrait. Ainsi, dans un même mouvement, je me libérais d’un emprisonnement d’abord volontairement élaboré, et je profitais de cette expérience de bagnard pour y parvenir dans les conditions les plus radicales possibles, par conséquent les plus délicates par rapport aux considérations convenues mais aussi les plus riches de promesses sans restriction.

Je parle donc d’une période qui compta exactement dix-sept années et quelques mois : cette précision est un élément important du rapport que j’en fais pour mon compte parce que les événements qui ont forgé la voie nécessaire pour me conformer au destin que je devais suivre sont choses publiques et font partie de l’historiographie officielle, celle qu’ils baptisent “science” et qu’ils réécrivent constamment pour justifier leur présent. Je vécus donc les événements des années 1970 et les commentais disons assez conformément au catéchisme qui domine le récit de cette historiographie. Le temps ayant passé et l’esprit s’étant fait à mesure pour mieux considérer cette période passée, j’en suis venu à retenir de cette décennie qu’il y eut une année qui constitue une fracture profonde dans l’histoire lorsqu’elle devient, ou plutôt redevient Histoire, ou métahistoire pour ceux qui peuvent saisir cette dimension. Il s’agit de l’année 1973 et des événements autour de ce qu’on nomme “choc pétrolier”, avec l’embargo mis sur cette matière première, avec les répercussions sur les habitudes et les conceptions de la mécanique du monde d’alors, et tout cela entraînant souterrainement de formidables secousses que nous perçûmes fort mal sur l’instant avant d’en mesurer plus tard les effets, et enfin un changement complet de paradigme, l’installation d’une nouvelle façon de construire l’histoire du monde. Je crois que la psychologie collective d’une part, et celle des êtres ouverts à ces bruits souterrains lorsqu’ils sont adoubés par le Ciel d’autre part, en furent secrètement instruits et que cela pesa sur le comportement des seconds qui les reçurent inconsciemment comme une initiation. De cette année datent les semailles directes et opérationnelles des événements qui allaient faire de la fin du siècle, puis du siècle d’après, une séquence métahistorique absolument catastrophique, d’une catastrophe nécessaire quand le sujet qui la subit a besoin d’un tel choc, et pour tout dire permettant au monde de réaliser son propre sort de la prison où l’avait enfermé le Système, et donnant à ceux-là qui en étaient prédisposés le goût et l’ardeur de chercher les moyens de l’évasion. Ceux qui furent investis du trouble salvateur de l’initiation commencèrent à embrasser la cause et le destin d’une telle évasion et ils commencèrent à comprendre ce que c’est que s’évader, et à quelle mission impérative conduit cet acte radical.

Dans la logique de ce qui précède, où la profondeur des événements se révèle bien après qu’elle se soit creusée, le passage aux années 1980 révéla assez vite combien le choc souterrain de la décennie précédente entamait son travail de déconstruction d’un monde dont le rangement n’était que simulacre, machination, théâtre. Cette décennie des années 1980 se partage nettement en deux parties quasiment égales, la première crépusculaire comme si elle allait nous conduire au bord de l’anéantissement, la seconde brutalement éclairée d’une lumière incroyable et que personne n’avait vu venir malgré les rodomontades que les hagiographes du Système se plaisent à mettre, après-coup, dans leurs explications où ils exposent postérieurement et complaisamment la prémonition extraordinaire et évidemment antérieure à la chose, qu’ils eurent de la chose. L’événement historique et public quasiment individuel, je veux dire d’un seul être qui fut le deus ex machina de ce tournant extraordinaire, sans en rien mesurer dans sa profondeur mais qui mit toute son ardeur dans la tâche métahistorique qu’on décrit, est précisément daté du 9 mars 1985.

L’on comprend alors la correspondance que je vois entre cela et la date précise de mon évasion mentionnée plus haut : ce jour-là, Mikhaïl Mikhaïlovitch Gorbatchev était désigné comme Premier Secrétaire du Parti Communiste de l’URSS et j’étais remercié sans le moindre ménagement qui put être pris comme un remerciement pour services rendus, remercié comme l’on chasse un opportun qui a pioché dans la caisse, avec une brutalité extrême et une inhumanité méprisante, de la position que j’avais dans le journal quotidien où j’étais employé. Je m’évadai le jour même où Gorbatchev arrivait ; j’étais ainsi prêt, dans la plus grande indépendance et dans la précarité soudaine d’une situation sociale où, pour s’en libérer, il faut parfois passer par les souffrances qui vous débarrassent de vos chaînes et vous ouvrent à la possibilité de l’initiation, à suivre l’évolution du monde haussé d’un coup dans la pure métahistoire. Je veux dire par là que la désintégration de l’URSS que Gorbatchev mena à bien n’était qu’un degré nécessaire pour ouvrir le champ de la Crise Générale, là où le Système allait enfin se trouver, à découvert et nu tel qu’il est dans sa surpuissante imposture maléfique, et donc plus surpuissant que jamais puisque débarrassé d’un faux-rival qui lui donnait le faux-masque de l’affrontement vertueux ; là où le Système allait se manifester avec fureur tel qu’en lui-même, cible unique, monstre exhalant de lui-même jusqu’à en fournir la clef, la nécessité de sa disparition dans la Crise Générale devenue Crise Générale de l’effondrement du Système ; là où l’on finit par découvrir et comprendre que la surpuissance du Système enfin libérée de toutes les entraves et ainsi déchaînée, était productrice, déjà secrètement à l’œuvre, de sa propre destruction ; là où s’inscrit en lettres de feu l’équation cosmique qui définit la crise générale de cette contre-civilisation aux abois et la hausse à la dimension de la métaphysique et de la mystique : surpuissance-autodestruction.

 

***

 

C’était passer d’un monde que l’on jugeait compréhensible, même si insatisfaisant et surtout faussaire, qui nous conduisait à notre perte, à notre entropisation sans montrer le bout de son nez puisque nous étions plongés dans une certaine acceptabilité cohérente et encore rationnellement acceptable de notre sort ; en un monde incompréhensible, insaisissable, extraordinaire, où les psychologies deviennent folles, se manifestent par hystérie et par paroxysme, engendrant des actes insensées et insupportables qui enflamment votre révolte et, si l’on fait bien, vous initient à la Vérité qu’il s’agit de retrouver par une enquête minutieuse alors qu’on en avait perdu toute trace depuis tant et tant de temps... C’était passer d’un monde où les hommes semblaient diriger vaille que vaille “les affaires” à un monde où les sapiens, ceux qui ont fait allégeance définitive au Système et au Diable de ce “déchaînement de la Matière” que j’ai tenté de décrire dans le Premier Tome de ce récit, ne dirigent plus rien, ni même ne se contrôlent plus eux-mêmes, ne se connaissent plus, s’abandonnant à la barbarie retrouvée qui est la raison d’être même de ce temps de la modernité. Ainsi, et sans aucun doute pour cela, ai-je baptisé cette introduction à ce volume qui doit clore mon travail qui est le rapport de la mission que m’a assignée le destin de l’expression du « Désenchantement de Dieu », lorsque les forces les plus hautes décidèrent de confronter sapiens à son destin, et par conséquent à la possibilité de retrouver dans la souffrance l’initiation perdue ; car il faut bien clairement en convenir et le signaler, – Dieu s’était désenchanté des hommes.

J’ai mesuré depuis ces temps que j’ai décrits où toutes les choses du monde semblèrent basculer sans que nul n’ait vu venir cette tempête, combien j’ai changé sans avoir conscience de ce changement. C’est un sujet intéressant, quoiqu’il puisse en paraître à certains... Parler de soi-même n’est pas signe de vanité nécessairement, même si ce l’est pour nombre de cas de peu de hauteur et de piètre magnanimité, mais aussi et d’abord, et exclusivement pour mon cas, c’est parler de la chose que je dois connaître le mieux, et dont je découvre à chaque instant et dans cette enquête constante combien peu j’en connais naturellement ; et surtout, pour mon cas sans aucun doute, c’est parler d’un être qui est une part d’un grand Mystère collectif, qui répercute en soi-même les événements du monde dans ce qu’ils ont de cosmique, qui est pris et façonné par eux, qui en témoigne souvent sans qu’il le réalise, qui est tout aussi souvent le simple medium de ces événements extérieurs à lui et des immenses forces cosmiques qui les animent. C’est en quoi les changements qui s’opérèrent en moi dans la période considérée désormais, après le grand ébranlement de 1989-1991, puis le plus grand ébranlement encore et dans le même sens de 1999-2001, sont porteurs d’enseignements considérables qui nourrissent évidemment l’évolution radicale de ma réflexion depuis lors.

Ainsi suis-je justifié à mes propres yeux de ce constat qui s’est formé peu à peu de voir ma réflexion sortir du seul champ fermement clôturé des certitudes de la pratique habituelle et assez paresseuse de la raison habillée des riches atours du technologisme et de la communication de la modernité ; je veux parler, bien entendu, de cette raison devenue raison-subvertie dans la postmodernité ; je veux parler également, bien entendu, de ces choses qui se disaient telles des certitudes de la raison, sans vergogne ni remords, malgré les impératives poussées de l’intuition que je tentais d’apprivoiser quand je ne les repoussais pas complètement. Cette sortie du “seul champ fermement clôturé des certitudes”, il ne s’agit certes pas d’un acte délibéré, d’un choix, d’une orientation constatée à ses débuts et encouragée, mais bien d’un constat après-coup, et souvent venu d’autres jugements que le mien, rationnalisant l’historique de ce qui avait été une démarche que je ne peux décrire que guidée par l’intuition, – puisque, par ailleurs, question de foi cela, je ne veux rien savoir ni du hasard ni de la nécessité des forces terrestres.

Quoi qu’il en soit et pour exposer ce constat dont je parle, il est avéré que, dans cette période considérée, les sujets qui jusqu’alors mobilisaient mon attention jusqu’au détail révélateur qui éclaire toute une enquête, donc sujets traités avec minutie et une belle conscience dont je n’eus jamais à rougir, – peu à peu me semble-t-il, mais dans un retournement extraordinaire de puissance et de rapidité paradoxale, et d’une profondeur à ne pas croire, – ces sujets s’affadirent et me parurent bientôt comme s’ils disparaissent dans le musée secondaire où l’on expose l’accessoire et la futilité pour prévenir le visiteur de s’en garder même s’il en éprouve quelque intérêt. Ce mouvement, justement, correspondait parfaitement au basculement de l’époque, où les thèmes courants du chroniqueur qui se croit de haute volée, la diplomatie classique, les arrangements géopolitiques, la puissance militaire des technologies, la pesée des forces en présence, etc., ne furent plus considérés que par le bout ultime de leur enfantement, simplement comme des artefacts de troisième ou quatrième générations ne valant mention que parce qu’ils illustrent jusqu’aux progénitures les plus éloignées le “déchaînement de la Matière”, le Système, et la Grande Crise générale de notre contre-civilisation.

Il était donc dit que mon existence dans ma façon d’être, mon comportement, et jusqu’à mon caractère peut-être, changeaient à la façon des événements du monde, et ici décisivement dans ce que l’on pourrait nommer mon Grand Bouleversement, le grand bouleversement de mon destin ; ou bien était-ce que je réalisais d’une façon inconsciente ou qu’il m’était fait réaliser de façon surconsciente les changements impératifs, – un scientifique dirait “les ajustements” –, pour ne pas être abandonné par mon destin et laissé dans les bas-côtés de la métahistoire, abandonné à moi-même et mon âme poétique réduite à des illusions de fortune ? Quoi qu’il en soit, la perspective s’ouvrit sur le vrai sens de ma mission, sur la cause profonde de mon évasion de 1985 ; ce n’était pas seulement la “liberté”, cette chose dont l’on se gargarise pour cause de besoin biologique et pour satisfaire les entreprises de l’esprit, mais bien parce que cette liberté prenait enfin un sens qui chuchotait à l’âme poétique, – elle-même sauvée, n’est-ce pas, – que s’il existe une “nécessité” elle n’est certes pas d’ordre terrestre, qu’il faut élever le regard pour parfaitement la saisir.

 

***

 

C’est aussi comme si un objet céleste, jusqu’alors suivant une courbe qui semblait assurée et lui semblait assignée pour son existence, était soudain convié à rejoindre une autre orbite promise à le conduire vers des espaces inconnus ; par cette image volontairement cosmique, j’entends bien montrer qu’un tel changement ne peut se nommer que “bouleversement” et se définir comme un réalignement d’une puissance colossale, effectivement de dimension cosmique. C’est bien cela que nous avons vécu, à peu près entre 1984-1991 et aujourd’hui, avec des chocs successifs que nul n’ignore, entrant dans une période que l’on ne peut qualifier que de “crisique” tant les relations internationales sont devenues une succession de crises, d’abord s’enfilant comme les perles d’un collier qu’on ne peut qualifier que de “diabolique”, dans un phénomène de “chaîne crisique”, puis accélérant, et bientôt découvrant pour chaque cas l’impossibilité de trouver une issue, donc tournant en rond littéralement dans un cercle diabolique dont nul ne s’échappe, et par conséquent la chaîne crisique se transformant en “tourbillon crisique” qui serait, selon les exercices et les humeurs, l’œil du cyclone ou un vaste trou noir des abysses du Mordor. Il était impensable, grotesque et ridicule d’envisager de telles images et de telles tournures de phrase pour décrire la situation courante, disons il y a vingt ans encore ; après des siècles d’observation cette sorte de jugements était réservé aux fous, aux prédicateurs, aux psychopathes, aux prêtres exaltés. Aujourd’hui, c’est pour moi le langage courant...

Je crois également avec une conviction d’une force qui me surprend moi-même, qui me redonne vie à certains moments de ma 73ème année, de cette sorte d’âge où vous dénombrez toutes les marques du naufrage qu’est la vieillesse, pourtant cette conviction qui semble me faire renaître, qui retrouve la lumière de l’âme poétique ; je parle donc de cette conviction qui tient mon esprit et lui indique la voie du jugement clairvoyant, que les psychologies humaines, à la fois en tant que telles prises l’une séparément de l’autre, à la fois selon divers entraînements collectifs, ont subi le choc terrible de ces années depuis plus de deux décennies. Il s’agit du pendant, du côté des sapiens, d’une époque transformée en “tourbillon crisique”, témoignant des effets de la seconde sur les premiers. Tous ces éléments vont ensemble, s’emboîtent et se rassemblent, s’influencent jusqu’à se transmuter les uns les autres, pour donner cette impulsion que je veux vous décrire, qui m’a emporté dans le bouleversement de mon travail que je viens d’évoquer comme ouverture de l’explication de mon destin durant la période. Encore une fois, je n’ai de meilleur terrain fécond pour comprendre pour mon compte, et pour exposer aux lecteurs, comment, par le truchement de la description de mon évolution, l’époque s’est radicalement transmutée pour s’instituer en un temps complètement différent, une ère nouvelle, décisive, catastrophique et eschatologique, sans doute jusqu’à une certaine ultimité de cette séquence de l’histoire elle-même transmutée en métahistoire.

Il y a d’abord un aspect trivial qui sous-tend, comme le ferait un argument de cuisine, – mais il faut savoir jusqu’où l’on peut être bas si l’on ne prend garde de vouloir être haut, – cette exploration de mon évolution, et cette incursion dans un domaine que je n’envisageais guère. Je parle ici d’un temps qu’on peut situer quelque part entre1995 et 2000, donc au moment où j’allais commencer à basculer vers cet espace de l’écrit et de l’esprit, jusqu’à élaborer cette âme poétique dont je parle beaucoup ; je ne sais plus précisément le sujet du propos ici, est-ce un projet de livre, ou un livre déjà fait et depuis perdu dans les oubliettes, je ferais volontiers l’hypothèse qu’il s’agissait de Nietzsche... (Est-ce roman étrange que j’avais écrit, sous le titre de Nietzsche au Kosovo ? Cela situerait le propos en 1999-2000.) Je fréquentais alors, épisodiquement, au gré de mes déplacements parisiens, un grand nom de la plume parisienne, essayiste, philosophe, romancier, un des maîtres du Paris-intellectuel, – Régis Debray, pour qui ne l’a pas reconnu, – qui m’avait un jour confié, alors que je m’enquérais des effets d’attaques violentes portées contre lui, et lui parlant de la Rive-Gauche, de Saint-Germain, des rues pleines d’éditeurs prestigieux, de libraires d’occasion superbement achalandés et de cafés où ils firent l’histoire : « Oh, tu sais, moi, je fais partie des meubles. » Lui parlant donc de mon projet où je mettais un peu de philosophie ou de métaphysique, ou bien est-ce que je lui aurais fait lire quelques pages, je ne sais plus très bien ; pour moi, c’était comme s’il n’y avait jamais eu d’avant à Saint-Germain où j’avais espéré tant de fois trouver une sorte de formule magique qui aurait éclairé mon chemin et me baignant de certitude... Mais j’entends là-dessus qu’on me dit, comme une porte claque et bien que je n’ai jamais cru un seul instant qu’elle m’eût été jamais ouverte, étranger là aussi, émigré et immigré sans but, tournant et retournant sans espoir de jamais trouver un port : « Fais attention, c’est très casse-gueule... Tu vas te faire descendre par tous les spécialistes, les universitaires, bardés de diplômes et de citations. Contre eux, tu n’as aucune chance. »

Puisque c’était dit je me le tins pour dit sans me douter que, parallèlement, mon esprit et ma main allaient dans le sens que j’ai décrit plus haut et qu’achevait de se former cette âme poétique qui, chez moi, a toujours montré une si grande indifférence aux diplômes, aux citations des critiques et aux palmes académiques. Quelques années plus tard, — c’était autour de 2010, – je fus contacté à propos de mes travaux sur mon propre site (dedefensa.org) qui m’éditait électroniquement par un jeune homme, qui me sembla bientôt être un maître de la métaphysique, avec des études à mesure mais pas vraiment le style, je veux dire de la personne physique, puisqu’il faisait plutôt joyeux drille un peu bohême. Après les préliminaires sur le contenu de certains de mes articles, études, etc., que je publiai sur ce fameux dedefensa.org, il s’exclama, rien de moins... J’étais en confiance au fil des entretiens et finis par lui confier, pour tenter d’endiguer le flot de son enthousiasme, que je n’étais rien, sans diplôme ni citations, d’une culture extrêmement moyenne par rapport aux classiques, aux Anciens et ainsi de suite, que j’en avais grande honte mais que je ne parvenais pas à me défaire de ce fardeau de n’avoir pas la force de m’obtenir réparation en me plongeant dans telle ou telle œuvre. « Mais justement ! s’exclama-t-il, c’est cela qui est magnifique, arriver à ce que vous faites sans rien connaître de toute la base et la docu dont se chargent tous nos philosophes-mandarins... Là est la magie de la chose ! » ...

La “chose”, était-ce moi ? J’avoue que cet enthousiasme, venu d’une sommité habillée en bohême et souvent chômeur, mais avec ses diplômes de métaphysicien et son œuvre de Guénon connue sur le bout des doigts, j’avoue que cela m’encouragea, – ou bien, disons, que cela ne me découragea nullement... Le vrai est que je me sentis libéré d’un de ces poids qui vous tient vers le bas, et que la transformation dont j’ai parlé put ainsi, non pas tant se réaliser pleinement, mais plutôt être réalisée pleinement par l’intéressé, c’est-à-dire par moi-même et de moi-même en un sens. Il y avait là une espèce de réalisation tant attendue, dont j’ignorais tout mais à quoi j’allais tout devoir désormais. Il est bien dommage et fort malheureux que ce jeune homme et moi nous soyons perdus de vue, pour une raison que j’ignore encore, et selon un destin qui m’attriste sans que je n’ai jamais pu en comprendre le dessein. J’ai le sentiment de lui devoir quelque chose d’assez rare... Peut-être, pour l’explication, est-ce ceci qu’il a tiré sa révérence une fois sa mission accomplie ?

Ainsi, dirais-je assez dramatiquement dans la mesure où il ne s’agit que des modalités accessoires, ai-je rencontré et identifié mon destin avec le plus grand respect...

(Mais les “modalités accessoires” sont comme une poussière qui peut parfois bloquer une dynamique pourtant si puissante et que tout avait préparé à se développer. Le destin qu’on a fait attendre ou qu’on put sembler trahir se venge parfois de cette façon : par mépris et par désintérêt, en laissant aller quelque poussière et chuchotant “Vas jouer avec cette poussière”, – de ce titre de Montherlant qui m’a toujours fasciné, je dois dire, comme disant infiniment plus qu’il ne paraît ; bien plus qu’une poussière en vérité, titre d’une ambiguïté que l’auteur lui-même ne soupçonnait pas ; signe que les mots dans leur insondable profondeur disent toujours plus que nous qui les écrivons...)

A partir de ce passage du temps, disons en 2010-2011, au moment de la vie où tant de vies se croient au terme, je ne sentis plus aucun de ces freins qui, jusqu’ici, avait retenu l’audace de ma pensée et suspendu ma plume, à plus d’une occasion. Je découvris qu’il pouvait m’arriver d’avoir des pensées qu’on pouvait comparer à celles de grands penseurs qualifiés, estampillés et authentifiés ; le lecteur verrait-il dans cette courte phrase un univers insondable et incroyable de vanité ? Il aurait grand tort, car la vanité m’est parfaitement étrangère, elle me coupe bras et jambes et fait naître en moi le plus grand mépris pour moi-même... Ma seule vanité, si l’on veut un paradoxe en forme de pirouette sans conséquence mais qui n’est pas vain, c’est de tenir la vanité à telle distance qu’elle ne me touchera jamais. C’est un serment que la nature de moi-même s’est faite à l’origine, et dont l’injonction est bien supérieure à moi-même ; dans ce cas, votre nature parle et forme votre caractère.

 

***

 

Qu’importe, l’âme poétique s’était ouverte, dans toute sa sublime splendeur, dans sa grandeur extrême, dans la douceur de son infinie nostalgie, et je réalise, à en parler comme je le fais, que j’ai mis bien du temps à la reconnaître et à l’honorer pour ce qu’elle est. Je ne crois pas une seconde que cette âme poétique, de même que les mots et les phrases qui naissent de-ci de-là, de ma plume, je ne crois pas que tout cela soit de moi ; cela m’est un don, c’est-à-dire quelque chose que l’on voulut bien me donner pour que j’en fasse le message, que j’en sois le recéleur puis le porteur et rien d’autre, rien de plus...

J’avais été conduit à croire, par diverses circonstances, à ceci que le travail que j’exécutais régulièrement (parution bimensuelle) avec la Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e), à mesure qu’il se raffinait, prenait une forme inattendue et imprévue au départ, et très originale. (On trouve une reprise assez importante d’un des textes qui y fut publié dans le Tome-II de la Grâce, dans la Cinquième Partie.) La chose m’apparut à mesure de cette évolution d’elle-même de la publication, comme mue par une nécessité impérieuse, jusqu’à ce qu’elle devienne quelque chose de tout à fait particulier, avec la rubrique centrale d’un volume très important d’autour de 60.000 signes (l’équivalent d’une quarantaine de pages d’un livre), justement nommée dedefensa. Il s’agissait du commentaire d’événements sélectionnés, de type politique, stratégique, technologique, etc., essentiellement dans l’aire euroatlantique dans sa plus grande extension vers toutes les directions, selon des points de vue de plus en plus différentes, avec des références de plus en plus élargies tandis que le sujet restait contenu dans les bornes de l’actualité que je lui avais assignées ; le résultat en était une réflexion de plus en plus approfondie pour des événements qui restaient en eux-mêmes limités à l’immédiat et à l’“opérationnel”. Cela supposait, de ma part, un effort d’imagination de plus en plus important, mais qui ne m’était ni étranger ni pénible, qui était ma nature même ; je n’ai jamais vraiment pu aller au bout d’un rapport stratégique, alors que chacune de mes rubriques pouvaient être prise pour un rapport stratégique original, et par ailleurs rarement pris en défaut, et par ailleurs encore référencé à des sources ou à des réflexions très inhabituelles.

(Pour bien fixer les choses à cet égard et leur donner une incarnation significative, je cite un exemple de cette pseudo-“méthode” pour ces rubriques bimensuelles ; lorsque, en 2005, j’écrivis une de ces rubriques sur “la métaphysique de l’avion de combat Rafale”, ou encore “le Rafale comme artefact antimoderne contre le JSF américain, artefact postmoderne”, tout cela avec une impeccable argumentation technique puisque l’aéronautique militaire était une des rares matières où je pouvais prétendre à une culture puissante, – et cela ne m’ayant jamais quitté au point où je pourrais vous conter sur l’instant et d’un seul jet l’histoire de l’aviation militaire, certes enrichie depuis de réflexions qui sont à la hauteur de ce sujet qui offre un exemple remarquable du mélange du meilleur et du pire ; c’est-à-dire de l’homme restant jusqu’au bout du possible de la chose un combattant-chevalier parfaitement antimoderne et souscripteur d’une universalité renvoyant à la tradition de l’unité primordiale tandis que le développement du technologisme et de ses diaboliques machines l’emportait malgré lui et au point où il lui préférait la mort, dans l’horreur de la barbarie postmoderne ; une véritable tragédie du XXème siècle dont il ne reste plus trace dans nos mémoires éteintes.)

... Plus tard, et c’est ce que je fais exactement en écrivant ces lignes, j’ai pu me dire, comme je l’écris maintenant, que cette “imagination”-là aurait pu d’ores et déjà être reconnue, pouvait être reconnue déjà, dans nombre de cas, comme le simple compte-rendu d’une intuition animée par une inspiration très féconde mais tenue dans l’ère de surveillance de la raison.

Au temps où je commençais vaguement à réaliser vers où m’emmenait cette publication (dd&e), et alors que je conduisais parallèlement une sorte d’anti-carrière absolument inexistante d’écrivain, et précisément d’écrivain-romancier, ambition où j’avais mis tous mes espoirs dès l’origine, en ce temps-là je comprenais également que mon absence de culture universitaire, voire de culture tout court, dans les domaines de la littérature et de la philosophie sans aucun doute, pour ne rien dire des sciences, – seule l’histoire échappait à cette désertification, – constituait un interdit décisif et irréfutable pour espérer quelque carrière de l’écrit que ce soit vers cette sorte de domaine où me poussait pourtant dd&e. Je n’étais rien à mes yeux, moi qui voulais être un grand romancier et qui avais écris entre vingt et trente romans dont un seul fut publié pour ne jamais être oublié puisque jamais connu et ainsi immortel car quelque chose qui n’est pas né ne peut mourir ; et là-dessus, tout me poussait selon un esprit très différent à prétendre être quelque chose dans un domaine où non seulement je n’étais encore rien mais où je jugeais que je n’avais rien pour y être jamais et où je ne serais jamais par conséquent.

Mais peu à peu je m’habituai ; je veux dire que je prenais l’habitude d’avoir l’audace de considérer qu’une structure habitait cet écrit particulier, et une intuition également, et que j’en étais l’ouvrier. Dans les promenades que je faisais dans une forêt proche de notre habitation, dès l’aube de chaque jour, dès 1990 où nous nous installâmes à la campagne, et dès 1994 avec mes chiens et chiennes successives qui furent et restent nos compagnons, même lorsque leurs corps ont disparu car leurs âmes nous habitent jusqu’au-delà du temps ; eh bien il m’arrivait, parlant tout seul, de détailler ma “Méthode”, qu’on pourrait aussi bien désigner comme une “anti-méthode”, cela à la suite de remarques faites par l’un ou l’autre interlocuteur, lecteurs de dd&e qui avaient mesuré l’évolution...

« D’abord, me disais-je car je parlai tout haut comme si j’étais dans une conversation et ainsi rapporterai-je cela comme s’il s’agissait d’une citation, d’abord il y a cette chose surprenante qu’il m’arrive de “survoler” un article traitant d’un de ces sujets au sens large de la politique étrangère et de la sécurité, même pas de le “lire en diagonale”, non le “survoler”, en principe sans en rien lire ; et pourtant, quelque chose se passe, et je me dis :“Là, oui, il y a quelque chose d’intéressant, là-dedans, et ça me viendra, dans dix minutes, deux heures ou demain matin, selon la façon dont je le lirais plus en détails ou dont j’ai déjà, sans le savoir, le détail à l’esprit”. Bien sûr, pour moi, cela ne s’appelle pas lire, c’est même le contraire de “lire” qui consiste pour moi à lire et relire et relire une phrase, comme conseillait Nietzsche, lire comme les vaches ruminent, en remâchant ce qui est déjà mâché et remâché... Mais dans ce cas précis exposé plus haut qui effectivement est le contraire de lire, il s’agit de trouver dans un écrit extérieur une clef qui ouvrira la porte de mes écrits intérieurs dans cet exercice de réflexion bimensuel que je faisais sur les événements en cours, à partir de points de vue de plus en plus divers... »

Un certain temps passait (toujours dans les temps, car en vingt-sept années d’éditions-papier de cette Lettre d’Analyse, à partir de septembre 1985, je n’ai jamais raté une seule édition à son jour de sortie) ; puis venait l’“imagination”, ou plutôt comme on a vu plus haut après la reconnaissance nécessaire, l’intuition avec le moteur de l’inspiration... « Il suffit d’un mot, d’une phrase, d’une citation à placer en tête, la chose inspiratrice qui ouvre la voie et là-dessus se déroule le texte, à son rythme, entièrement structuré, avec sa signification déjà en forme et en place. Je n’ai rien vu venir et j’ignore où je vais, mais j’ai toujours écrit d’une main ferme et sans hésiter... et toujours, à l’arrivée, il y avait un sens, une forte signification, le texte était devenu être en soi... C’était un instant de bonheur fou. »

Un jour, une relation qui était aussi un de mes lecteurs, étant dans une position au ministère de la défense qui l’inclinait à suivre ces réflexions qu’il jugeait d’ordre diplomatico-stratégique, me dit que mes rubriques dedefensa étaient construites comme des symphonies. Je fus heureux de la comparaison, bien que je n’eusse aucune connaissance de la structure des œuvres musicales, simplement parce que, dans son jugement, ce personnage surtout préoccupé des aspects politiques et techniques avait introduit, avec une certaine insistance, une notion artistique dans la description qu’il avait faite. Je crois que, dès cette époque, – ce devait être dans l’une des dernières années du siècle précédent, – naissait en moi ce qui deviendrait bien plus tard le concept d’“âme poétique”, qui serait l’assemblage de la pensée, du concept, de la perception du monde, avec toutes leur rugosité et leurs aspérités, avec leurs exigences de complexité, assembler tout cela avec une forme où j’espérais que se glisseraient une dimension esthétique, une certaine beauté, qui apparenteraient l’ensemble à la référence artistique. Pour moi, aujourd’hui, l’“âme poétique” se dit de cette démarche métaphysique que je tente de suivre sans jamais rien sacrifier à ce qui peut se rapprocher, malgré la difficulté de l’exercice, à la beauté de la forme dans l’écrit.

Ainsi se transforma mon travail, insensiblement, durant ces années, surtout à partir de 2001 ; la forme restait cette préoccupation centrale que j’ai dite, tandis que les événements exigeaient de plus en plus impérativement que je passasse à d’autres sujets, ou plutôt que j’élevasse les sujets traités jusqu’à ce qu’ils deviennent autres, véritablement transmutés ; là-dessus, la forme elle-même suivait cette évolution, en tentant de conserver l’acquis esthétique, en y veillant sans jamais se lasser. J’ai appris à découvrir depuis qu’entre ces deux aspects du travail, il existe une correspondance dans la racine même de la création ; dans les deux cas, l’intuition veille et assure ainsi que l’inspiration dont on se juge dépendant reste constamment sous l’influence de ces forces du-dehors qui dispensent ce qu’il y a de plus haut et de plus sage dans ce qu’on fait, qui n’est donc pas vous tout à fait, qui est aussi la chose puissante dont vous êtes le messager, on dit aussi “le passeur” selon une expression qui est à la mode ces temps-ci. Ainsi l’esthétique elle-même, ce qu’il y a de “poétique” dans l’âme, est-elle de la même inspiration que le contenu qu’elle livre à la méditation du lecteur ; la beauté est comme un garant de la hauteur du propos, et vaut après tout largement un diplôme d’un de nos établissements universitaires, l’un de ceux-ci dont je m’affligeais parfois d’en manquer si cruellement.

 

***

 

Ecce Homo ... Ainsi naquit un autre homme. J’étais prêt pour cela, ayant connu et entretenu pour mon compte et sur mon compte ce que je désignerais comme des “tragédies cachées”, deux si on les considère de manière générale, l’une de caractère historique et l’autre psychologique ; ces tragédies s’avérant dans l’expérience et au terme de ma charge et de ma mission, à contrepied du tragique dont elles m’avaient chargé comme ces événements-Janus qui montrent une double face, d’heureuses occurrences pour renforcer ma résolution inconsciente de transmutation.

La première de ces “tragédies cachée”, dont je ne connus le poids qu’à mesure de l’avancement de ma vie, et notamment avec le constat d’une constante solitude sociale car mon caractère farouche et distant ajoutait à l’occurrence historique, c’est ma condition de migrant plus que d’émigrant, comme si ma condition finale et inexorable eût été une migration sans fin tout au long de l’histoire de ma vie. La vérité est que j’ai eu au moins sept vies, ce qui montre l’apparence d’une très grande instabilité sociale, alors qu’une partie très conservatrice du fond de mon caractère, voisinant avec une partie d’indépendance et de la nécessité de la liberté, a fait de ma vie une recherche sans fin et sans espoir d’un enracinement décisif. Mais si l’Histoire tranche, comme elle fit dans mon cas, faisant basculer le sort de l’“Algérie française” dans l’indépendance, il y a quelque chose d’inéluctable : le sort est écrit et l’Histoire ne revient jamais là où elle a tranché : ce n’est pas vous qui quittez votre pays d’origine, c’est votre pays d’origine qui vous quitte parce qu’il disparaît... Je n’étais pas un déraciné, j’étais comme l’on dirait d’un guillotiné ; on n’avait pas arraché mes racines, on les avait tranchées. Comme l’on sait, des racines sorties de leur terre d’origine peuvent reprendre vigueur dans un autre sol, mais en aucun cas des racines tranchées puisqu’elles n’existent plus. En un sens, cette première “tragédie”, par son absolutisme, m’interdisait toute espérance et m’obligeait au dilemme de me laisser mourir d’absence d’espoir ou d’abandonner toute possibilité d’une vie fondée sur l’espérance du retour. Ainsi mon enfance et ma première jeunesse devinrent-elles ce souvenir qui ne pouvait survivre qu’en se grandissant décisivement dans la représentation symbolique de l’éternité, comme je l’ai présenté dans le Conclusion du tome précédent de La Grâce. Cette fatalité historique de ma vie m’a appris, d’une part à transmuter les souvenirs qui contiennent un germe d’éternité en une corroboration de mon sentiment intuitif général sur l’éternité, et sur la nostalgie qui est chez moi un absolu, qui est comme le moteur de ma représentation de l’éternité ; d’autre part, comme bienfait paradoxal de cette vie guillotinée, à me refaire en “homme neuf” pour chacune de mes vies, c’est-à-dire en “homme renouvelé” et nullement “homme nouveau”, gardant pour chaque vie nouvelle toute sa puissance d’expérience des vies précédentes de plus en plus enrichie de l’intuition, au fond comme si je m’étais formé ma propre tradition qui se transmettait d’une de mes vies à l’autre, chronologiquement.

La seconde tragédie qui me frappa est du domaine de l’intime, dans le vaste domaine de la psychologie. Je peux dire qu’elle a toute entière affecté et marqué ma dernière vie, en une blessure immense appelée à ne jamais cicatriser, percée dans mon flanc, toujours vive, à jamais lancinante. Elle assombrit affreusement l’hiver de ma vie qui est la saison de cette dernière vie, où je me trouve encore, et pourtant elle lui donna également un élan que je ne pouvais imaginer ni même attendre. Je laisse ici les circonstances et la description de la souffrance, et les acteurs bien entendu puisqu’il s’agit de l’intime, mais qu’on sache simplement qu’elle fut une affreuse tragédie affective qui me priva, symboliquement dans le domaine de l’affectif, et comme par une incantation diabolique puisque l’enveloppe charnelle de l’être subsistait, qui me priva disais-je de l’être qui m’était le plus cher au monde et la source du plus grand amour que je pouvais ressentir terrestrement.

(Je ne parle ainsi que de ce qu’on nomme l’humain. Je laisse de côté comme sur un offertoire ces êtres qui m’ont apporté un amour qui jamais ne trébucha ni ne se compliqua, qui garda sa pureté originelle, son innocence comme son essence même, qui ne disparut terrestrement qu’avec la mort, sans jamais m’abandonner tout à fait. Je parle ici de mes chiennes successives, Margot, Klara & Marie [qui nous arrive sous peu à l’heure de cet écrit] avec Balzac pour ouvrir le défilé, tous ces êtres et leur amour que je mets à part comme une part si précieuse de mon affectivité haussée à hauteur des plus nobles sentiments pour m’enrichir d’une matière qui transcende la matière du monde telle que nous la subissons habituellement.)

Je sais que le Diable a sa part dans cette tragédie personnelle et si intime car le Diable est sans vergogne et rien ne le séduit plus que frapper dans l’intime des êtres ; qu’il en est, dirais-je avec colère le deus ex machina, usurpateur complet puisque nous aurions dû en rester au diabolus ex machina... Il ne changera jamais, le Diable ! Certes, sa ruse éternelle est bien de se faire prendre pour ce qu’il n’est pas. Mais là aussi se manifesta cet effet-Janus d’un bien pour le Mal : je soutins l’épreuve de la souffrance et du chagrin d’une façon qui bronza ma psychologie, qui la rendit plus forte à l’épreuve de la terrible fatalité (la fatalité, autre ruse du Diable), – si cela n’avait été le cas, j’aurais succombé... Cela aussi me constitua en “homme renouvelé”, privé de ses plus tendres et passionnées attaches terrestres, et contraint de survivre, non plutôt de se renouveler avec cette autre amputation affreuse. J’étais alors complètement réduit à moi-même, que ce soit historiquement et socialement, que ce soit amoureusement et psychologiquement, et cette réduction, si je voulais survivre, devait être conduite de telle façon que de ces multiples amputations surgisse une plantation nouvelle, fulgurante, pleine de sève et s’élançant vers le haut sans crainte du vertige de l’inconnu. On comprend que j’étais prêt à modifier l’orientation de mon travail dans le sens que j’ai suggéré plus haut, car mon travail, c’est-à-dire ma Mission comme je pris coutume de dire dans cette nouvelle époque, s’imposait comme seule forme de survie possible ; et si je voulais non pas survivre seulement, mais survivre en me grandissant pour que ma survie ait un sens, il fallait que mon travail fût plus haut et se transformât en Mission.

 

***

 

Je fus alors entièrement saisi par ce que j’ai décrit plus haut de ma “Méthode” éventuellement réalisée comme une “anti-méthode”, et que je reprends ici dans le sens du symbole et de l’énergie qui vous éclaire mystérieusement, en me référant à la thèse des “logocrates” dont parle Gorge Steiner, dans une conférence donnée à Bruxelles en 1982 et reprise dans Les Logocrates (L’Herne, Essais et Philosophie, 2003) :

« Le point de vue “logocratique” est beaucoup plus rare et presque par définition, ésotérique. Il radicalise le postulat de la source divine, du mystère de l’incipit, dans le langage de l’homme. Il part de l’affirmation selon laquelle le logos précède l’homme, que “l’usage” qu’il fait de ses pouvoirs numineux est toujours, dans une certaine mesure, une usurpation. Dans cette optique, l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas propriétaire de la “maison du langage” (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus... »

Ainsi rencontrai-je sur le soir de ma vie, en une confluence sublime à force de cette hauteur qu’il m’était donné de pouvoir mesurer, l’explication fondamentale saisissant l’ensemble de ma vie avec son expérience, ses doutes, ses souffrances et sa perspective jusqu’alors si énigmatique. Je réalisai qu’il m’était donné également de pouvoir concevoir mon travail comme une “métaphysique intuitive”, voire une “métaphysique poétique” correspondant à ce que j’ai nommé dans la Conclusion du Tome II de La Grâce “âme poétique”. Je pouvais alors envisager d’agir, c’est-à-dire d’écrire, en pleine connaissance de cause et en pleine connaissance de moi, moi-même comme un porteur d’une inspiration venue d’ailleurs, comme l’on vous fait une grâce ; c’est d’elle, de cette inspiration intuitive, que je tiens l’autorité de ma parole et l’audace de m’exposer tel que je me conçois. Je puis donner l’assurance que cette apport extérieur ne me donne aucun privilège, ne m’assure moi-même de la moindre autorité même si d’autres peuvent en juger différemment, y compris avec une désapprobation que l’on peut comprendre mais qui n’est pas de mon univers ; la légitimité elle-même que je réclame nécessairement et comme allant-de-soi dans ces pages ne m’est d’aucun secours lorsque les côtés les plus vulnérables et les plus fragiles de moi s’exposent ; la jubilation sublime qu’il me semble parfois effleurer, lorsque surgit un concept, une phrase jaillie de moi, une pensée qui s’ordonne sous le magistère de l’âme poétique, ne me garde en rien des incertitudes de la souffrance, des angoisses de l’existence charnelle qu’il me faut également suivre comme le tribut qu’on doit nécessairement payer. Il m’arrive souvent de concevoir que l’on puisse peiner dans des instants de souffrance indicible sous le poids de l’exceptionnalité de l’ontologie de l’être, lorsqu’elle est assumée dans toute sa puissance, mesurée dans toute sa grandeur et éclairée de sa propre lumière si intense.

L’ironie est singulière : toujours cela, “au soir de ma vie”, voilà que j’embarque, avec ce Tome Trois de La Grâce de l’Histoire et pour entrer dans le Premier Cercle, comme un homme plein d’une force et d’une énergie qui semblerait de jeunesse, sur un navire qui doit franchir les Colonnes d’Hercule pour explorer l’inconnu du monde ; comme une sorte d’Ulysse qui se serait trompé, à la fois, à propos du temps de son époque et du temps de son existence, en fait comme un Ulysse qui se jouerait du Temps. Le risque est considérable, démesuré, et l’on dirait naturellement que je ne peux l’ignorer ; mais on ne peut ignorer qu’il n’y a là-dedans aucun choix de ma part, qu’il y a un destin, que la route est déjà tracée même si je ne la connais pas, que le destin roule souplement et avec une puissance indescriptible, comme une roue gigantesque. On ne soumet pas ces choses à quelque décision que ce soit, on s’exécute c’est tout, et l’on prie silencieusement pour que l’enveloppe charnelle tienne son rôle et son rang.

Je m’étonne dans ce même instant où j’écris ces phrases, d’avoir l’audace de les écrire, et d’avoir la certitude, plus tard et selon des circonstances qui ne sont pas de mon ressort, de les relire sans que l’effroi s’empare de moi et fasse résonner dans ma tête cet avertissement du quotidien et du commerce des sarcasmes des ombres peuplant cette postmodernité : “Mais tu es fou d’écrire cela, mais tu es fou, pour qui te prends-tu ? ...” Seule m’importera alors, les relisant plus tard, leur conformité à cette voix qui roule en-dedans moi, venue d’on ne sait où sinon qu’il s’agit d’une position de grande hauteur, et qui ne souffre rien de ces hésitations et de ces interrogations qui continuent à me guetter, à mon prochain faux-pas. La raison du plus froid aura conclu “encore un qui entend des voix” ; il est vrai que le “soir de ma vie” n’est pas précisément chaleureux, et cela m’est une preuve suffisante de voir que je continue sans me cacher la difficulté d’être de l’entreprise ; et que, selon le même observateur qui me juge incompréhensible et dément, je gaspille ainsi le temps précieux qui m’est laissé. Il y a des largesses qu’on se fait, des manquements du comptable de son propre temps que l’on devrait être, qui suffisent à se comprendre soi-même et qui constituent, dans mon chef, une réponse suffisante : on ne sacrifie pas “le soir de sa vie” s’il n’y a pas cet enjeu, lorsqu’on sait parfaitement que sans lui ce sacrifice est un gaspillage.

Par conséquent, il s’agit d’en venir à s’expliquer de cette audace incroyable d’accoster et de parler sans haine et sans crainte, dans ce troisième Tome de La Grâce, de choses si élevées et si peu ordinaires que la métaphysique, la mystique et la spiritualité, le suprahumain, toutes ces choses d’habitude protégées par une carapace puissante de brevets, de thèses, de diplômes universitaires, et cetera, comme lorsqu’on a dans l’idée de protéger le mieux possible en étouffant le bénéficiaire de cette largesse. Plus et mieux encore, je prétends, après avoir abordé cette situation par effraction et sans autorisation légale, user de ces formes sacrées pour mieux expliquer l’immédiateté des événements contemporains, ceux qui, par définition, sont inexplicables de cette façon. La cause de cette effronterie est des plus simples ; c’est ceci que les événements, soudain d’une puissance et d’une dynamique inimaginable, ont, par rapport à sapiens sapiens qui a décrété il y a quelques siècles que tout vient de lui et se termine avec lui, déclaré leur indépendance pour se créer et se développer d’eux-mêmes, sans avoir besoin de ce deus ex machina humain qui est régulièrement convoqué pour s’en expliquer, comme il croit pouvoir s’expliquer de tout. Sapiens sapiens, l’homme qui ne doute de rien, l’homme qui se réalise dans “le dernier homme” de Nietzsche.

Effectivement, les événements quotidiens, depuis le 11 septembre 2001, ne souffrent plus d’explications humaines parce qu’ils ne peuvent s’en satisfaire en aucune façon. Cette impuissance humaine qui est si candidement, si complètement affichée, on dirait “en toute innocence”, – pardi, sapiens sapiens ne s’aperçoit de rien, –  cette impuissance fait que leur irritation, celle des évènements je veux dire, grandit prodigieusement, à mesure de la prétention qui ne faiblit pas...

(Car, au contraire, qui ne s’en serait douté, la prétention de sapiens sapiens ne cesse de s’amplifier, comme mue par un hybris diabolique, et lui fait se croire à lui-même qu’il est effectivement en mesure de nous confirmer que, sans aucun doute, il est plus que jamais le Machiniste du monde, le Grand Ordonnateur des choses cosmiques. Je ne connais rien de plus stupéfiant que la durabilité de la prétention humaine, de cette vanité qui avance et avance encore, sans frein, sans aucun doute d’elle-même, un peu comme une marée qui n’aurait pas de fin, celle du Mont Saint-Michel bien entendu, la vanité humaine progressant en rond et sans but “à la vitesse du galop d’un cheval”, insensible au vent, aux humeurs du monde, à la colère des événements décidés par le Ciel, insensible à tout sauf à la promotion d’elle-même... “Miroir, miroir, dis-moi, suis-je la plus fine plume de la pensée en mon Royaume de l’Histoire, Celle à partir de laquelle tout se conçoit et tout se fait ? Suis-je celle-là, miroir, miroir, dis-le moi ?”) 

J’ai pris une autre voie, exactement inverse. Durant ces années depuis “leur” début du siècle et du millénaire, ma considération pour les capacités humaines éclairées par le simulacre de la prétention humaine n’a cessé de baisser jusqu’à la dérision, et bien souvent la plus complète indifférence. Il est entendu que je ne puis faire différemment que de me compter parmi les humains, donc logiquement dans cette même appréciation sauf que je me garde de la moindre prétention, et opérationnellement de la manipulation du simulacre qui est la technique courante de la modernité. Au contraire, tout ce que j’ai développé dans les pages précédentes et qui s’accorde avec la conception du logocrate, me réduit à la condition du porteur de la chose, le medium comme l’on dirait d’Hermès et non du charlatan médiatique, et simple réceptacle d’une inspiration venue d’ailleurs. C’est d’elle que je parle, dans ce cas où je ne suis rien d’autre que le maillon d’une chaîne ; ainsi ai-je la sensation de ne point déchoir par trop de prétention à une hauteur qui, justement n’est qu’un simulacre, pour mieux me préparer à la hauteur de l’esprit qui ne s’accommode que des réelles conditions de ce temps de si basses eaux pour le sapiens, alors que règne le Diable dont les basses œuvres productrices de simulacres sans fin séduisent tant de ces esprits rendus si petits par leurs psychologies épuisées.

Ainsi est-ce en tant que tel et rien d’autre qu’il m’a semblé nécessaire de faire appel à ces domaines d’une puissance considérable pour chercher à interpréter les événements courants, ceux du quotidien qui sont d’habitude l’aliment de l’échotier du commentaire. Ce dessein est d’une ambition considérable, mais l’on comprend désormais qu’il n’est pas de moi, qu’il fait partie de la mission qui m’est impartie. C’est ainsi et alors que j’ai pu peu à peu mesurer le phénomène le plus caractéristique de ces temps exceptionnels et maudits à la fois, depuis le 11 septembre 2001 : l’incapacité de l’histoire écrite et récrite par le Système, l’histoire-Système si l’on veut, de rendre compte des événements dans leur réalité la plus élémentaire ; cela est allé jusqu’au point d’une colère extrême de l’histoire-Système suscitée par cette impuissance ; jusqu’à ce point de désespoir de cette impuissance où la réalité s’est trouvée anéantie, pulvérisée, réduite au néant par l’action de la machinerie déchaînée par le stupide hybris des hommes. Le constat ne pouvait faire de doute, et bientôt il me fut suggéré par je ne sais quel canal qui dispense l’intuition que, dans une telle occurrence, des ordonnateurs nouveaux et nécessairement puissants entraient en jeu.

Ainsi justifierais-je à mes yeux, selon une rationalité qui n’est jamais qu’une mise en ordre pour l’esprit parfois menacé par le vertige de l’intuition nécessaire et maîtresse de tout, ce qui m’apparut inéluctable et grandiose à la fois lorsque je pus exactement mesurer l’événement. Je pus alors énoncer ce phénomène sans précédent et sans équivalent de cette façon : les événements, le cours tumultueux et parfois paraissant dément de cette époque, ne peuvent être contés en un récit héroïque comme ils le méritent et comme il est nécessaire à leur compréhension, et éclairée d’une lumière révélatrice, que par l’intervention directe de la métaphysique, pour former la métahistoire comme je la conçois, comme outil essentiel de sa description. Ainsi me suis-je lancé dans cette aventure de devoir percevoir, mesurer et commenter les événements du monde, nullement du point de vue de l’historien-hagiographe désormais réduit au silence de son infamie mais du point de vue du métahistorien.

C’était une aventure inédite et j’ai rencontré nombre d’obstacles, dont le moindre ne fut pas le comportement de mes semblables, les sarcasmes, le persiflage, l’incompréhension, l’indifférence, l’accusation de diablerie ou celle d’un esprit dévoré par son hybris et sa volonté de puissance. Je ne veux pas dire qu’il m’était interdit de poursuivre ou que j’étais censuré par telle ou telle pression, mais plutôt évoquant les terribles faiblesses de ma psychologie, l’affaissement sinon la dépression de mon humeur, le découragement et la lassitude de l’esprit, enfin la solitude extrême, malgré quelques proximités et estimes remarquables de quelques proches. Même si la solitude n’est pas complète dans la vérité de la situation, même s’il existe des encouragements ou de la considération des proches, il y a dans mon caractère une tendance à se tourner vers l’attaque la plus vile, ou la plus mordante dans certains cas, souvent la plus injustifiée, parfois la mieux argumentée, et de céder à l’une ou l’autre en ne considérant que celle-là et rien d’autre. Alors, l’humeur semble se rétrécir, se réduire en un seul point noir comme de l’encre, toutes lumières éteintes, et l’esprit qui sombre dans le désamour de soi jusqu’à l’inexistence. Ainsi ai-je rencontré de ces escales affreuses où vous vous interrogez sur le sens des choses dans cette aventure, sur votre fonction, sur votre raison d’être, et cela est comme une voix dans le désert. Même aujourd’hui où j’écris ces lignes, bien entendu, je ne suis en rien immunisé contre cela, et d’ailleurs je ne le serai jamais comme chacun sait ou s’en doute.

Ainsi et pour dire le vrai, au plus j’avançai et au plus j’avance, au plus je me sens pressé par un poids qui ne cesse de grandir. Cette façon d’écrire, loin des gloires du monde et de ses tromperies, c’est-à-dire une autre sorte de solitude, cette façon d’écrire est à la fois une ascension sublime et une plongée vers l’ombre de la mort. Des deux, je ne sais qui l’emportera et j’ignore si, un jour, un lecteur parcourra ces lignes en songeant qu’elles ouvrent le troisième tome de La Grâce de l’Histoire et qu’il reste encore beaucoup à lire, ou bien en s’interrogeant sans espoir de réponse : “Que voulait-il introduire ? Qu’allait-il donc nous dire dans les pages qui devaient suivre ?”

... Moi-même, à cet instant, sans assurance de rien.

 

***

 

... Quoi qu’il en soit, et pour assurer la cohérence de cette introduction, pour la justifier, c’est-à-dire au bout du compte pour trouver sa signification cachée car elle ne s’est pas imposée en vain, par caprice, il ne peut m’avoir échappé bien longtemps que la description de ce long parcours de ma vie conduit au constat, à la découverte que l’exploration que je projette d’achever est celle de la cause à trouver de cette affreuse occurrence du “désenchantement de Dieu”. Ce constat est affreux et terrible à la fois, il implique le dilemme d’un renoncement à tout et le naufrage dans la banalité entropique d’une part, ou bien d’autre part d’une enquête qui deviendrait une quête où le missionnaire risquerait les plus affreux déboires, jusqu’à l’asséchement de son élan vital et, par conséquent, la disparition de lui-même. Mais enfin, il n’y avait en vérité aucun dilemme, car un seul choix m’était possible et cela impliquant par l’évidence qu’il n’y avait aucun choix. J’ai toujours cru au fond de moi, comme un acte de foi, qu’il existe une prédestination qui est une fonction constitutive de l’âme avec ce qu’elle reçoit d’héritage de la transcendance, et qu’il s’agit d’identifier pour “retrouver sa voie”. (Je me garde bien d’employer le mot “prédestination” selon l’emploi religieux courant explicitement déployé, mais avançant explicitement qu’il s’agit bien d’un processus de cette sorte que l’individu ressent et observe à partir de la reconnaisse qu’il a faite humblement de l’action et de la puissance de ces lois supérieures qui assurent le rangement du monde.)

Le “désenchantement de Dieu” ne pouvait être justifié que par le spectacle et l’état terrifiants, et sans aucun doute diabolique, où était tombé le monde, et qui apparut d’une façon si évidente à l’orée du XXIème siècle, avec la date terrible du 11 septembre 2001. Cette évidence acquise, d’abord inconsciemment mais sans le moindre doute, impliquait aussitôt que tout mon labeur allait tendre vers la constitution d’outils permettant d’avancer dans cette voie désormais identifiée de découvrir la cause profonde de cet état du monde, et par conséquent du “désenchantement de Dieu”. Il importait d’adapter mon labeur d’écriture et ma position de logocrate, en fonction de cette quête impérative. Ainsi s’impose aussitôt, par l’évidence suprême, l’évolution qui s’opéra dans mon travail, que j’ai décrite plus haut.

Je sais où mes pas me portent tant qu’ils me porteront. Un tel sacrilège ne peut rester en l’état, car c’en est bien un d’appartenir à l’espèce qui est la cause de ce qui serait ce “désenchantement de Dieu”. Tout ce que nous allons écrire encore ne visera qu’un seul but, et nous ne pouvons faire que jurer qu’il sera atteint au terme, sans quoi rien de ce qui fut écrit n’échappe au simulacre ; ce but, ce sera, comme le titre lui-même de la conclusion de ce travail et du reste, la conclusion de ce dernier Tome de La Grâce dont j’ignore s’il ira jamais jusqu’à son terme, – et je le connais déjà, ce titre, – et ce ne sera rien d’autre, humblement, que le constat et la mesure de ma tentative de participer pour mon compte à la tâche gigantesque du  “Réenchantement de Dieu”.