Le désordre précédant en grandes pompes la cause du désordre...

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Le désordre précédant en grandes pompes la cause du désordre...

…D’abord, la situation. Les signes se multiplient d’une intensification, d’une part de la présence des islamistes d’al-Nusra en Syrie, d’autre part d’affrontements entre ces islamistes et la faction “modérée” des rebelles. Jason Ditz, de Antiwar.com, donne des précisions sur le premier cas, le 28 mars 2012 : intensification de la présence des islamistes, notamment par la pénétration en provenance d’Irak, avec gonflement remarquable des effectifs («Once estimated to be between 300-400 hardcore fighters, the al-Qaeda endorsed movement is now believed to have nearly 1,000 fighters, with large numbers of them coming from neighboring Iraq.»).

Effectivement, cette présence accrue et très offensive entraîne des combats plus intenses, cette fois au sein des forces rebelles, entre islamistes et modérés. (Antiwar.com le 27 mars 2013, avec des détails sur ces affrontements sur le site du groupe McClatchy, le 26 mars 2013 et dans Time, le 27 mars 2013.) Jason Ditz résume parfaitement cette étrange situation où la conséquence (le désordre) précède la cause supposée et espérée et qui ne s’est pas encore manifestée (la chute d’Assad).

«There have been long-standing concerns that the Syrian Civil War would, assuming the rebels win, simply lead to another war between secular and Islamist rebels. They don’t seem to be waiting for the first war to be over, however, as the Jabhat al-Nusra is in increasingly open warfare with the Farouq Battalions, a segment of the Free Syrian Army (FSA), in the northeast. […] The attempted assassination of a top commander in the Farouqs, Mohammad al-Daher, has sparked anger across the region, and with FSA factions holding the border crossings in the area, could set the stage for a battle across the Jazira region, which the Syrian government has mostly abandoned in favor of defensive positions around Damascus.»

Cette situation sur le terrain reflète bien entendu la situation politique de l’opposition et la politique US à cet égard. Les deux aspects sont intimement liés, et le caractère velléitaire, incertain, de la politique US constitue un cas d’école de ce que nous décrivons dans notre Note d’analyse du 27 mars 2013  : «Ces acteurs sont littéralement prisonniers de cette crise qui devient la structure principale, exactement comme l’est une infrastructure. Il faut donc regarder l’évolution des événements non pas des acteurs vers la crise (les acteurs tentant de dénouer la crise, de la détourner à leur avantage, de l’aggraver, etc.), mais de la crise vers les acteurs, la crise imposant des réactions aux acteurs sans leur laisser la possibilité, soit de conclure, soit de s’en extirper, soit de changer radicalement de position.»

Si l’on veut être plus concret dans la description de cette étrange politique américaniste, on se tourne vers des spécialistes, des experts, des bureaucrates de la sécurité nationale dans telle ou telle instance du bloc BAO et on demande comment il se fait que les déclarations sensationnelles de Kerry (voir le 26 mars 2013) n’ont eu aucun écho ; ce que nous avons fait nous-mêmes, et obtenant cette réponse en substance, et d’une substance fort étrange : “C’est parce que le président Obama n’est pas d’accord avec la politique du secrétaire d’État”… Ainsi, il semblerait qu’un secrétaire d’État pourrait avoir “sa” politique, certes sans succès mais il ne faut pas désespérer, – avec laquelle, simplement, son président ne serait pas d’accord, sans pour autant lui ordonner d'en changer  ? Comme disait notre titre de la référence signalée à ce propos  : «Qui commande ici ?» Ou bien, variante : de qui se moque-t-on ?

Par conséquent, on ne s’étonnera pas que la politique US, et celle de l’opposition syrienne surtout, en partie comptable des effets de cette politique US, soient ainsi résumées par McClatchy... (N'en arriveront-ils pas à prier pour qu'Assad ne tombe pas ?) : «With a clear absence of the U.S., small players like the Qataris and Saudis will take over,” said a prominent Syrian opposition activist who spoke only on the condition of anonymity because of the political sensitivities of the topic. “It’s bringing the government down, when the goal was to put an end to the chaos and vacuum.” […]

»“We have a leader who resigned, an interim prime minister whose election was conducted without transparency and the formal opposition has failed. I don’t know what happens if Assad falls,” said Rafif Jouejati, a spokeswoman for the Local Coordination Committees, a network of activists with more than 80 branches throughout Syria. […] “The Syrian opposition needs to look at itself in the mirror and realize it’s been a colossal failure to the Syrian people,” Jouejati lamented. “It’s time for a complete overhaul.”»

La faiblesse et l’inconsistance de la politique US autour de la crise syrienne sont également décrites par David Ignatius, une plume qui relaie habituellement les pensées profondes de la Maison-Blanche. Ignatius fait son travail, également d’une façon qui tend à donner des explications, d’ailleurs cohérentes, exonérant cette politique de vraies critiques. La démarche d’Ignatius est de dire, confirmant en cela qu’ils sont tous prisonniers de la crise : “Certes, ce n’est pas brillant, mais comment faire autrement ?” On notera par conséquent, en nous rapportant à ces remarques d’Ignatius, que la Maison-Blanche sait bien que sa politique est critiquable mais qu’elle choisit le moindre des maux en ayant conscience des limites qu’elle rencontre. (Ignatius dans le Washington Post, le 26 mars 2013).

«Critics of President Obama’s low-key approach to Syria would argue that the opposition wrangling illustrates what happens when the U.S. leaves policy to headstrong allies, such as Turkey and Qatar. The White House could counter that opposition fracas shows what a mess Syria is—and why the U.S. is wise to keep its distance. The dangerous aspect of the ascendency of Qatar and Turkey is that they are driving the Arab revolutions further toward Islamist governance. “Do you want to hand post-Bashar Syria to the Muslim Brotherhood?” asks one prominent Arab diplomat. Like many in the Arab world, he fears that the Brotherhood is now inexorably on the march toward regional hegemony.»

Il faut donc aller un pas au-delà et considérer la situation des pays arabes qui soutiennent les rebelles syriens, qui sont de plus en plus divisés en deux camps, lesquels sont de plus en plus inconciliables. Là aussi, la conséquence (le désordre) précède largement la cause (la chute d’Assad) sans que celle-ci ait nécessairement à se manifester. DEBKAFiles publie une analyse sur cette question, que nous jugeons très intéressante et assez peu déformée dans le sens habituellement privilégié par ce site. L’analyse implique que le président Obama devra résoudre l’énorme problème exposé, – l’antagonisme entre l’Arabie, les Émirats et la Jordanie d’une part, le Qatar et la Turquie d’autre part, – sans qu’il soit laissé beaucoup d’espoir que la tâche puisse être accomplie. L’analyse est surtout basée sur la description de la situation lors du sommet de la Ligue Arabe à Doha… (DEBKAFiles, le 27 mars 2013.)

«In the first place, most Arab rulers, especially the Saudi and Jordanian kings and the United Arab Emirates, look askance on what they regard as Qatar’s outlandish connection with non-Arab Turkey and want no truck with its prime minister, Tayyip Erdogan. This has led him to vent his frustration on Israel in search of an Arab consensus for his leadership role. Because the US president needs Jordan’s cooperation, which is subject to Saudi approval, he must approach the uphill task of establishing a working relationship between Riyadh and Ankara, which is just as necessary as the Israeli-Turkish reconciliation.

»The Arab summit in Doha, Qatar (Tuesday-Wednesday, March 26-27), while divided on a whole gamut of issues, has agreed that rapprochement with Turkey is a non-starter. Saudi King Abdullah and his strategic advisers will on no account follow the course Prime Minister Netanyahu accepted at the end of Obama's visit Friday, March 22, which placed the Syrian issue in the hands of Turkey and Qatar, any more than he tolerated the US-brokered deal for assigning the Gaza Strip to Turkish-Qatari patronage.

»On top of his antipathy for the Turkish leader, the Saudi monarch still harbors a deep grudge for the way in the 2011 Libyan war that Qatar’s secret service and special forces took charge with Obama’s blessing of running the Arab support-and-arms pipeline to the various Libyan opposition militias. The fallout of this policy is manifest from Tripoli to Benghazi to this day. It accounts for the failure of central government to take hold in the face of the vigorous radical Islamic militias rampant in the country – some of which are tied to the Muslim Brotherhood, others to al Qaeda. The Saudi and Jordanian monarchs are resolved at all costs to prevent a repeat of the Libyan debacle in Syria. In no circumstances will they put up with Muslim Brotherhood and/or al Qaeda rule succeeding Bashar Assad in Damascus.

»The deep divisions among the Arab rulers in Doha found absurd expression in their steps on Syria: One was to seat the Syrian opposition leader Mouaz al-Khatib against his will in Bashar Assad’s old chair at the round table. A week earlier, al Khatib resigned as president of the Syrian National Coalition. The other was summit endorsement for Arab arms supplies to the Syrian rebels, more than a year after those supplies came on tap - without, however, achieving their purpose of toppling Assad. These exercises in futility were dictated by two facts:

»1. The rift between the Saudi-UAE-Jordan bloc and the Qatar-Turkey bloc persists.

»2. This rift is reflected in the deepening frictions among the disparate Syrian rebel groups and serves to aggravate their already towering difficulty in choosing a consensual leader for their cause.

»The leadership failure malaise not only afflicts Tripoli, Tunis, Cairo, Sana and Damascus, but the Arab League itself as would-be spokesman for a world region…»

…Là-dessus, on enchaînera sur un dernier point, un point de “détail” si l’on veut, mais qui en dit long par certains aspects, qu’on relève dans le discours au sommet de la Ligue Arabe du leader de l’opposition syrienne Mouaz al-Khatib, démissionnaire mais pressé par l’Arabie de venir tout de même à ce sommet. Ce discours étrange, d’un démissionnaire parlant comme s’il exerçait encore ses fonctions, contient ce paragraphe qui n’est pas neutre, qui concerne l’armement chimique syrien qui terrorise Israël et les USA, et qui nous dit qu’un “gouvernement rebelle” prenant le pouvoir à Damas pourrait bien refuser de s’en débarrasser, sinon à l’inclure dans un accord général débarrassant la région de toutes les armes de destruction massive (y compris le nucléaire d’Israël) :

«Second, the issue of chemical weapons: All that had happened to the Syrian people was not enough attract attention. Some passed on shy messages. I want to be honest to our people in this regard. These messages said: Can these weapons be destroyed? I say that this is something that is decided by an all-inclusive national conference. In my opinion, it can happen within a full deal for the entire region to remove all types of nuclear weapons and other weapons of mass destruction. Brothers and governments of the world, the opposition will not sell its country.»

…Restons-en aux constats, certes, et interdisons-nous de tirer quelque prévision que ce soit. Le constat conjoncturel est celui de l’accroissement accéléré du désordre, du fait de ceux-là mêmes qui, pour des raisons différentes et parfois antagonistes, l’avaient suscité et constamment renforcé en Syrie, prétendument pour lutter contre lui par la voie royale de la justice et de la démocratie à rétablie, et qui en subissent désormais les effets sans que rien de décisif ne soit accompli. La crise syrienne s’élargit et s’approfondit et frappent désormais tous les acteurs extérieurs qui ont instrumenté la pression originale destinée à liquider Assad et terminer la crise à leur avantage. Les craintes des sceptiques en général et des adversaires de cette entreprise concernant le désordre qui devrait rapidement suivre l’éventuelle chute d’Assad se trouvent rencontrées au-delà de toutes leurs prévisions, et d’une façon inattendue et originale puisque ce désordre se produit encore plus vite entre les instigateurs de l’entreprise que dans les effets de cette entreprise qui n’est pas encore parvenue à son but.

Cette originalité opérationnelle du désordre précédant sa cause nous conduit au constat structurel de la situation. La crise syrienne a engendré une fraction spécifique exacerbée et remarquablement révélatrice dans ses péripéties de ce que nous nommons “temps crisique” ; cela implique une contraction du temps sous la pression des crises, due à l’effet dynamique de la “chaîne crisique” et surtout, beaucoup plus large et décisif celui-là, due à l'effet structurel général de l’“infrastructure crisique”. On assiste alors à cet étrange phénomène où la chronologie des causes et des effets est bouleversée, essentiellement parce que l'énorme puissance de la spéculation et la pression du système de la communication fait évoluer beaucoup plus rapidement les réflexions en général trompeuses, les décisions, les affirmations des intérêts individuels, la mise en évidence des contradictions dans des alliances forcées où l’on espérait établir l’unité au moins jusqu’à la réalisation du but commun (la chute d’Assad, chaque jour imminente depuis deux ans, et toujours à réaliser). Ainsi, le bouleversement promis par la crise syrienne et le but de la liquidation d’Assad sont-ils précédés, et peut-être même annihilés par ces événements, par la mise en évidence de ce qu’on avait voulu réduire au départ pour constituer la coalition décisive. Cette contraction du temps historique en un “temps crisique”, en réalisant l’accélération des événements, aboutit à une inversion de ces événements au détriment des entreprises du bloc BAO (du Système) et à une paradoxale paralysie des situations des antagonismes initiaux (entre prétendus alliés), voire à leur aggravation et à leur approfondissement. L’infrastructure crisique impose sa loi : la crise se développe et se structure, elle se renforce, elle devient de plus en plus solidifiée et sa résolution s'éloigne au plus l'on avance (“paradoxale paralysie”). Les contradictions internes de ceux qui ont précipité cette crise pour tenter d’en profiter pour leurs intérêts, sont exacerbées par la confrontation préventive de ces intérêts. La contraction du “temps crisique” modifie complètement la logique de la marche des événements, au détriment des plans initiaux des acteurs et initiateurs de la crise. Les effets précédent les causes et sont différents, dans leur orientation de ce qu'ils auraient été si la chronologie normale avait été respectée. Un seul point reste conforme à toutes les prévisions : désordre, désordre, désordre...


Mis en ligne le 29 mars 2013 à 05H07